Ce n’était pas la période idéale pour se trouver en Islande, même si la plupart du temps, s’y trouver est loin d’être une partie de plaisir, car là-bas le vent ne souffle jamais… il se contente de balayer votre maison. C’était le début du mois d’août et le temps était orageux, comme à l’habitude, mais le soleil d’été brillait malgré tout, les geysers crachaient de la vapeur bleutée et de l’eau brûlante, et les glaciers gémissaient en poussant des tonnes de limon quelques centimètres plus près de la mer. Sur l’eau, les macareux batifolaient, les bernard-l’hermite gambadaient, et les jeunes gens ballonnés de saumon séché et de bière chaude vomissaient discrètement leur mal de mer dans des seaux, sur le ferry qui naviguait à travers la baie de Klettsvik.

keiko-ulyces-01

L’entrée du port de Heimaey
Îles Westmann
Crédits : David Stanley

Ils se rendaient à un festival annuel de musique et de boisson sur les îles Westman, une chaîne volcanique située au sud de l’Islande. Durant le voyage, ils parlaient en islandais de choses islandaises, comme, par exemple, s’assurer de n’avoir pas oublié les ouvre-bouteilles et les bandanas, pour ensuite virer au vert et redevenir silencieux alors que le bateau tanguait sur d’énormes vagues glacées. Après environ deux heures, la houle s’est calmée, le bateau a ralenti et s’est laissé glisser dans le port de Heimaey, encerclé par des falaises de lave ancienne, trouées comme du fromage suisse. Des douzaines de chalutiers s’amarraient aux quais, avec ce tintement métallique supposé vous rendre mélancolique. Une poignée de jeunes gens, la bouche pâteuse et les yeux bouffis, se réveillaient et jetaient des regards embués au travers des hublots. Nous avons passé une rangée de bouées blanches encordées dans l’embouchure de la petite baie. « Hé ! Keiko ! » s’est exclamée une fille en pointant du doigt les bouées. « Hein ? » a bredouillé un autre en regardant dans la direction indiquée par la jeune fille. « Keiko ? » « — Willy ! Sauvez Willy ! — Oh, Keiko ! » s’est exclamé le reste de la troupe, se pressant aux vitres, tirant les manches des uns en ne fixant rien d’autre que le bras de mer vide, l’eau transparente et les falaises qui approchaient à grands pas. « Keiko, oh oui ! Oh, waouh ! »

La baleine tueuse

L’orque n’était plus là, bien sûr. Elle était partie début juillet, après avoir écumé la mer sous l’œil vigilant de ses dresseurs pour aller à la rencontre d’autres orques – ses congénères, sinon sa famille – qui avaient fait halte près des îles Westman pour un festin d’été. Keiko avait déjà vu des orques sauvages auparavant, il en était une lui-même, et il avait été réintroduit auprès d’elles il y a deux ans, après vingt années de captivité. Il avait observé les orques en gardant une distance prudente au début, et même s’il s’était montré un peu moins timide par la suite, il ne manquait jamais de retourner au bateau qui l’avait relâché en eaux libres. Une fois ses quartiers privés regagnés dans le port, une équipe internationale d’humains s’affairait à lui masser les nageoires, à lui gratter la langue, et ils écrivaient des ébauches d’articles détaillant ses expériences en mer.

Keiko – « la chanceuse », un prénom japonais féminin – est l’orque la plus observée au monde.

En ce mois de juillet, cependant, Keiko s’était aventuré plus près que jamais des orques, les suivant jusqu’aux îles Féroé, en route vers… vers où, au juste ? Les orques tiennent leur propre conseil. La vérité à leur sujet est qu’elles vont et viennent, et qu’il est difficile de savoir où elles se rendent – à moins de les avoir déjà sorties de l’eau, d’avoir percé des trous dans leur nageoire dorsale et fixé des émetteurs radio sur elles. Seul un fou pourrait affirmer que faire un trou dans une nageoire dorsale est une tâche aisée. C’est pourquoi personne ne sait vraiment où ces créatures, qui visitent l’Islande chaque été, passent l’hiver – ni, probablement, où elles se rendaient fin juillet. Keiko – « la chanceuse », un prénom japonais féminin – est l’orque la plus observée au monde. Elle dispose d’un émetteur satellite et d’un transmetteur à très haute fréquence. Trois organisations à but non lucratif l’ont parrainée. Et des millions de spectateurs attendent de voir si cette orque célèbre et accomplie, qui a vécu la majeure partie de sa vie en état de domesticité, reviendra finalement à son état sauvage. À chaque fois que Keiko se retrouve seul, il est suivi à la trace par satellite, relayé partout sur Internet, le tout étant retranscrit sur un graphique marin depuis les bureaux de la fondation Sauvez Willy/Keiko, dans les îles Westman. Une rangée de X soigneusement reportés matérialise sa progression à travers la mer. Ce qu’on sait de Keiko ? C’est un Orcinus orca, plus communément appelé orque, ou baleine tueuse, pesant pas moins de 4 500 kilos. L’orque est le membre le plus massif de la famille des dauphins – grande gueule, grandes dents, gros appétit. Comme les humains, les orques peuvent tuer et manger ce qu’elles veulent. Elles choisissent le plus souvent des harengs, des saumons et des cabillauds, mais certaines préfèrent manger des lions de mer, des morses ou certaines baleines. Les orques sont connues pour écorcher soigneusement de petits rorquals adultes, mordre leurs nageoires dorsales et se repaître seulement de leurs langues. Un comportement que certains ont associé à un gaspillage épicurien. Les orques ne sont pas spécialement attirées par les humains. Deux seulement ont été tués par une baleine tueuse en captivité, les deux morts ayant été le fait d’une même orque, Tilikum, de Sea World, qui a retenu ses victimes sous l’eau pour les noyer, mais sans les manger.

keiko-ulyces-02

SeaWorld
San Diego
Crédits : Antoine Taveneaux

Les orques, présentes dans tous les océans de la planète, sont très peu prisées des chasseurs. Elles sont vingt fois moins chassées que les grands cachalots. Leur huile est beaucoup moins recherchée et leur viande est beaucoup moins tendre et savoureuse que celle des petits rorquals. Intellectuellement, on dit d’elles qu’elles sont d’une grande finesse et très réceptives à l’éducation. Leur robe noir et blanc, mouchetée d’une tâche grise en forme de selle, les rend bien plus attrayantes que la gigantesque baleine blanche. Là réside le véritable point faible des orques : dans cette disposition à être exposées aux foules et à apprendre des tours idiots, leur réputation de meurtriers impitoyables ajoutant au merveilleux de la situation. En 1964, l’aquarium de Vancouver a engagé un sculpteur pour tuer une orque. Objectif : utiliser sa dépouille comme modèle pour en réaliser une fausse. Une orque a été harponnée, mais elle a réussi à s’en sortir. Devant l’inaptitude du sculpteur, l’aquarium a décidé d’exposer la baleine vivante plutôt que d’en fabriquer une en plastique. La baleine, nommée Moby Doll, a été la première orque retenue en captivité. Elle est morte après 87 jours, mais le temps d’observation a été suffisamment long pour démontrer l’intelligence considérable de l’espèce. Plus de 130 orques ont été capturées pour être exposées depuis la mésaventure de Moby Doll. Bon nombre d’entre elles venaient d’Islande, jusqu’à ce que le pays proclame la fin de la pêche à la baleine en 1989. On dénombre environ 50 orques dans les aquariums et les parcs de loisirs du monde entier. Au vu de leur rareté, chacune d’entre elles vaudrait un million de dollars ou plus. Les débuts de Keiko, cependant, ont été plus confidentiels. Né aux abords de l’Islande, en 1977 ou 1978, il a été capturé en 1979. Pendant plusieurs années, il a vécu dans un triste aquarium en dehors de Reykjavik, lequel se faisait de l’argent en capturant et revendant des baleines tueuses à d’autres aquariums. En 1982, Keiko a été vendu à Marineland, un parc de l’Ontario, près des chutes du Niagara. Là-bas, il était persécuté par les baleines plus âgées, et en 1985, Marineland l’a revendu a Reino Aventura, un parc de loisirs à Mexico. Les installations pour baleines étaient trop petites, peu profondes et trop chaudes pour une orque. Il n’y avait pas non plus d’autres baleines pour tenir compagnie à Keiko. En conséquence de quoi, Keiko a développé des boutons disgracieux autour de ses nageoires et avait les muscles aussi toniques qu’une nouille détrempée. Il pouvait retenir sa respiration seulement trois minutes, et il abîmait ses dents en rongeant le béton autour de l’aquarium. Il passait la plupart de son temps à nager en petit cercles sans but et s’enfonçait dans une léthargie que certains voyaient comme le signe d’une mort précoce. En dépit de cela, et malgré sa nageoire dorsale tombante (caractéristique qui n’était le symptôme de rien du tout mais qui lui donnait l’air triste), il était adoré de tous. Lui, en retour, aimait beaucoup les enfants et les caméras.

Sauvez Keiko !

Après le fiasco du film d’aventure Orca, de Dino de Laurentiis en 1977, Hollywood a montré peu d’intérêt envers les films sur les cétacés. Malgré cela, un écrivain appelé Keith Walker a envoyé un scénario au producteur Richard Donner à propos d’un enfant muet qui vivait auprès de nonnes et devenait ami avec une baleine dans un parc de loisirs. Dans le scénario original de Walker, le garçon restait silencieux jusqu’à la fin du film, et s’écriait « Sauvez Willy ! » lorsqu’il relâchait la baleine dans l’océan. Donner, militant écologiste et ami des animaux, a aimé le scénario et l’a fait suivre à sa femme, la productrice Lauren Shuler Donner, et à sa partenaire, Jennie Lew Tugend, dans l’espoir de l’étoffer. Tugend et Shuler Donner ont trouvé que l’histoire bien trop mielleuse. Elles ont changé le personnage du garçon en un délinquant juvénile, la baleine en créature irritable et insatisfaite, et l’opérateur du parc de loisirs en escroc avare – mais elles ont conservé le climax de sa remise en liberté.

David Phillips, avec l’aide des producteurs du film, a créé la fondation Sauvez Willy/Keiko, dont la mission était de réhabiliter et de libérer Keiko.

Une fois que Warner Bros. a décidé de soutenir le projet, Tugend et Shuler sont parties auditionner les baleines tueuses du monde entier afin de trouver celle qui interpréterait Willy. 21 des 23 orques présentes aux États-Unis appartenaient à Sea World. Les directeurs de la compagnie ont jeté un œil au script. Frémissant à l’idée de l’émancipation finale de la baleine, ils ont déclaré qu’aucune de leurs orques ne seraient disponibles pour le film. Shuller Donner et Tugend ont cherché plus loin. Au Mexique, à Reino Aventura, elles n’ont pas seulement trouvé Keiko mais également un complexe en ruines qui serait parfait pour l’installation délabrée prévue dans le film, ainsi que les propriétaires du parc, prêts à laisser leur baleine apparaître dans un film encourageant la liberté des orques sauvages, contre leur état de captivité. Sauvez Willy a été tourné avec un petit budget de 20 millions de dollars, des rôles distribués à des acteurs inconnus, dont un enfant nommé Jason James Richter qui avait alors le même âge que Keiko : 12 ans. Personne n’imaginait que le film aurait autant de succès, bien que Shuler Donner soupçonnait que cela serait possible depuis qu’un homme l’avait approchée, après une séance de repérages, pour lui donner 10 dollars avant de lui dire : « Tenez, prenez cet argent pour sauver les baleines. » Dès son lancement, Sauvez Willy a eu une énorme audience – principalement des enfants bien sûr, qui insistaient pour voir le film encore et encore, répondant ainsi à son slogan : « Jusqu’où iriez-vous pour un ami ? » – générant 150 millions de dollars de recettes dans le monde. De plus, les producteurs ont ajouté un message à la fin du film incitant les gens se sentant concernés par le sauvetage des baleines à appeler le 1-800-4-WHALES, un numéro appartenant à Earth Island Institute, un groupe écologiste. Le torrent d’appels reçus a abasourdi tous ceux ayant investi dans le film – les dirigeants de Warner Bros., les producteurs et les employés de Earth Island Institute. Outre le grand nombre d’appels, personne n’avait anticipé le fait que bon nombre des appelants poseraient des questions qui n’avaient pas été anticipées : sur le sauvetage des orques sauvages, mais plus encore sur le devenir de Keiko. « Nous n’imaginions pas que Keiko serait vue comme un individu », raconte Dave Phillips, de the Earth Island Institute. « À ce moment-là, il n’était qu’un élément du film. Bien sûr, tout le monde est tombé sous son charme. L’équipe entière était séduite. Tous ceux qui l’approchaient attrapaient le virus Keiko. » Keiko, de son côté, était infecté par un autre genre de virus : une tumeur bénigne, un papillome, qui avait causé une irritation boutonneuse sur sa peau. Il languissait toujours au Mexique, mais il était à présent très demandé. Les propriétaires de Reino Avantura ne voulaient pas se séparer de lui, mais ils ont reconnu qu’il était en mauvaise santé, et peut-être même mourant. Ils avaient déjà essayé de lui trouver une nouvelle maison. Keiko avait été proposé à Sea World, mais Sea World ne voulait pas d’une orque verruqueuse. Désormais cependant, tout le monde se l’arrachait. Michael Jackson a envoyé ses représentants à Mexico, pour tenter de l’acquérir pour son ranch. Des groupes de conservateurs voulaient Keiko pour tel ou tel aquarium. Des scientifiques désiraient le transférer dans un aquarium de Cape Cod pour faire des recherches.

url

Keiko se donne en spectacle
El Nuevo Reino Aventura
Crédits

David Phillips, avec l’aide des producteurs du film, a créé la fondation Sauvez Willy/Keiko, dont la mission était de réhabiliter et de libérer Keiko. Reino Aventura a finalement opté pour la fondation au détriment des autres soupirants et a décidé de leur donner Keiko. Restait à déterminer les conditions de transport et de logement de l’orque. Plus d’un million de personnes avaient déjà été mises à contribution, pour un résultat somme toute modeste, l’argent provenant de ventes de gâteaux Sauvez Willy et d’enfants cassant leurs tirelires en forme de cochon. UPS a accepté de transporter Keiko gratuitement, mais le conteneur et le coût des garanties coûteraient au moins 200 000 dollars. Shuller Donner a présenté des sacs remplis de lettres aux directeurs du studio – des lettres demandant si Willy avait vraiment été libéré et, s’il ne l’avait pas été, ce qu’ils comptaient faire à ce propos. La fondation Sauvez Willy/Keiko a reçu un million de dollars de la part de la Warner Bros. et d’une autre compagnie de production engagée sur le film, New Regency. The Humane Society of The United States a fait don d’un autre million. Puis le magnat des télécommunications Craig McCaw a ajouté un autre million, via la fondation Craig and Susan McCaw. « Craig n’est pas vraiment porté sur les animaux », commente Bob Ratliffe, le porte-parole de McCaw. « Mais c’est un défenseur de l’environnement et il s’intéresse au bien-être des océans, et, bref, il a fait don d’un million de dollars. Puis il a donné 50 000 dollars pour construire un aquarium spécialement pour Keiko, dans l’Oregon. Son intention n’a jamais été de s’investir autant qu’il l’a fait, mais il a vraiment accroché avec Keiko. Il a été nager avec lui. Sur son dos. Il s’est senti très concerné. » Les enfants mexicains ont pleuré à chaudes larmes lorsque Keiko a été chargé dans un camion UPS et emporté loin d’eux en janvier 1996, et comment aurait-il pu en être autrement ? Le parc avait autorisé des soirées piscines avec lui dans l’aquarium, et maintenant, il partait pour de vrai, voyageant à des milliers de kilomètres au nord de l’Oregon. Dans un documentaire réalisé sur Keiko, ses dresseurs de Reino Aventura, deux magnifiques jeunes femmes, étaient au bord de l’hystérie à cause de son départ, expliquant qu’il n’était pas juste un animal ou un simple boulot, mais leur ami proche. Le camion le transportant jusqu’à l’avion Cargo Hercules C-130 se déplaçait à la vitesse d’un escargot. Il était escorté par la police, comme s’il s’agissait de la voiture du pape, avec plus d’une centaine de milliers de personnes alignées dans les rues au coucher de soleil pour lui dire au revoir.

Un long combat

À Newport, dans l’Oregon, la côte triste et grise de la ville où l’aquarium était implanté a été le théâtre d’une affluence et d’un torrent de larmes records – Willy était presque sauf ! La fondation Sauvez Willy/Keiko avait fait construire un aquarium flambant neuf de 7,3 millions de dollars, employé six personnes pour s’occuper de lui, le soigner et le préparer pour son retour dans le monde sauvage. L’Oregon était aux prises avec la « Keiko-mania » : informations en continu, caméras braquées sur Keiko, rubriques spéciales dans les journaux, comprenant des instructions expliquant comment plier son journal pour en faire un chapeau en forme d’orque. « C’était le plus beau des cadeaux », se souvient Ken Lytwyn, le mammalogiste en chef de l’aquarium. « J’ai travaillé avec des dauphins, des lions de mer et d’autres baleines, mais Keiko était… différent. Il y avait vraiment quelque chose en plus chez lui. » À tous les niveaux, Keiko se portait bien à Newport. Sa peau allait mieux, il a grossi de 900 kilos, il a goûté à du poisson vivant pour la première fois depuis sa petite enfance, il disposait de jouets et d’une télévision sur laquelle il pouvait regarder des dessins animés. Les personnes qui s’occupaient de lui le considéraient davantage comme un golden retriever que comme une orque : joyeux, affectueux, doué d’attention – le genre de créature marine qui, si vous vous trouviez dans l’aquarium avec elle et qu’elle nageait au-dessus de vous, faisait attention à ne pas vous percuter accidentellement et vous tuer.

Keiko-ulyces-couv

Keiko dans son nouvel aquarium
Newport, Oregon
Crédits

La fréquentation de l’aquarium, alors en difficulté, a augmenté comme jamais. Les demandes croissantes de repas, de réservations de chambres d’hôtel, de cadeaux souvenirs et de consommation d’essence ont redonné de la vitalité à toutes les petites entreprises aux alentours. Si seulement Keiko avait pu rester ici pour toujours… Il était alors âgé de 21 ans, l’âge moyen d’une orque vivant une vie aussi agréable que ce que la captivité avait à offrir. Mais l’idée avait toujours été de libérer Willy, même si aucune baleine tueuse n’avait jamais été remise en liberté auparavant. Keiko n’était pas vraiment le meilleur candidat pour une remise en liberté. Il avait été captif trop longtemps, il s’était tellement accoutumé au contact humain, il était tellement plus diplomate que bourreau, qu’il était difficile de l’imaginer mâchouiller des morses et battre des bancs de saumons avec sa terrible et magnifique queue. À partir de quand Keiko serait-il susceptible de se rapprocher de la liberté ? Les critères étaient là, les références établies. Mangerait-il du poisson vivant ? Pourrait-il nager sur de grandes distances ? Pourrait-il retenir sa respiration sous l’eau un long moment ? Les gens bien-pensants n’étaient pas de cet avis. Certains sont même allés en justice, comme l’Aquarium de l’Oregon, en 1997, pour empêcher la fondation Free Willy/Keiko de déplacer la baleine en Islande, où il allait être transvasé dans l’océan, dans un enclos maritime du port de Heimaey. L’aquarium clamait que Keiko n’était pas prêt à partir, mais la fondation pensait qu’il l’était, et qu’il appartenait de toute manière à la fondation et non à l’aquarium. Les relations se sont envenimées jusqu’au point de non-retour. Au début du mois d’octobre 1997, les membres du conseil de l’aquarium ont demandé une évaluation indépendante concernant l’état de santé de Keiko. Quelques jours plus tard, le conseil des examens médicaux vétérinaires de l’Oregon a annoncé qu’ils allaient enquêter sur la santé de Keiko et sur la légalité des arrangements de sa garde.

Les pêcheurs islandais considéraient les baleines comme des nuisibles et des gloutons qui consommaient leurs produits commerciaux par tonnes.

Dans le camp de Sauvez Willy/Keiko, des discussions ont eu lieu au sujet du déplacement potentiel de Keiko dans un enclos de la baie d’Oregon’s Depoe. Finalement, un panel d’expert a été formé pour analyser le comportement de Keiko et déterminer si la liberté lui siérait. À la consternation de l’aquarium de l’Oregon, il leur faudrait bientôt dire au revoir au million de visiteurs : les experts ont annoncé que Keiko était prêt et capable de partir. Malgré cela, des sceptiques pensaient que les efforts pour sauver Keiko étaient voués à l’échec. Certains d’entre eux s’avéraient être des employés de Sea World, qui devaient à présent faire face à des manifestations qui demandaient la libération de leurs orques, à cause de la vague Sauvez Willy ! : ils ont averti que la pauvre baleine allait mourir gelée si on l’exilait dans les sombres, glaciales et tristes eaux d’Islande – et cela même si Keiko était né en Islande et que les baleines tueuses fourmillaient au large. Même au sein des pro-Willy, il subsistait des doutes. Keiko, selon eux, était déjà en bout de course. Il était trop tard pour lui enseigner tout ce qu’une baleine sauvage devait savoir, et il démontrait de manière répétitive une préférence alarmante pour le poisson congelé plutôt que frais, démontrant que ses goûts avaient été complètement corrompus par vingt années passées dans un aquarium. Une théorie de conspiration circulait parmi les défenseurs des baleines les plus radicaux : à savoir, que Sea World serait en réalité derrière le mouvement Sauvez Willy !, sachant qu’ils allaient perdre, dissuadant ainsi les parcs à loisirs du monde entier de développer à nouveau ce genre de sentiments. Le scepticisme n’était pas le seul obstacle au déplacement de Keiko dans son habitat d’origine. En effet, les pêcheurs islandais considéraient les baleines comme des nuisibles et des gloutons qui consommaient leurs produits commerciaux par tonnes. Le gouvernement a demandé à la Commission internationale des baleines d’autoriser à nouveau une pêche à la baleine régulée, au moment où l’Islande venait d’accepter la première livraison de viande de baleine norvégienne en 14 ans.

xeij25_opt.jpeg.pagespeed.ic.i93k8n0kUC

David Phillips et ses collègues
Le deuxième homme en partant de la gauche
Crédits : Earth Island Institute

Que faire, lorsque vous vous appelez David Phillips, de Earth Island Institute, que vous représentez un groupe milliardaire de télécommunications, the Human Society, et Ocean Futures Society, un groupe écologiste fondé par Jean-Michel Cousteau ; que vous êtes confronté à plusieurs ministères islandais pour obtenir la permission de construire un enclos d’un million de dollars dans le port ; que vous devez organiser une flotte de bateaux, d’hélicoptères, d’avions, ainsi qu’un rassemblement d’un groupe de scientifiques, de vétérinaires, et de dresseurs – tout cela pour soutenir l’éventuelle libération de Keiko, alias Willy, un simple épaulard ? L’affront de disposer d’une baleine maternée au large de l’Islande ne serait même pas compensé par le fait de gagner de l’argent, car Keiko ne serait pas exposé. Il n’y aurait pas de voyages organisés en Islande pour voir Keiko – il vivrait dans un enclos dans le port, accessible seulement par bateau, et il serait petit à petit sevré du contact humain pour le préparer à vivre avec ses confrères. « L’opposition du ministère de la Pêche était terrible, raconte Phillip. Cela allait à l’encontre de tout ce qu’ils faisaient, il y avait très peu de connaissances concernant la conservation des baleines en Islande, et beaucoup d’hostilité à l’endroit de tout ce qui provenait des États-Unis. Nous avons donc commencé à chercher d’autres endroits, en Irlande et en Angleterre. Mais les mers d’Islande représentent les origines de Keiko, l’endroit idéal pour lui, et, après une longue série de complications, nous avons finalement obtenu l’autorisation. »

L’enclos

Restait désormais à financer un autre vol (370 000 dollars), un autre enclos (un million de dollars), une équipe à recruter et du personnel à payer. Le coût annuel du projet en Islande était estimé à trois millions de dollars. Si Keiko n’apprenait jamais à vivre tout seul, la fondation pouvait, en théorie, s’occuper de lui pour les trente prochaines années pour un coût avoisinant les 90 millions de dollars. « En cours de route, c’est devenu un tout autre type de projet », explique Bob Ratliffe, de la fondation Craig and Susan McCaw. « Cela exigeait des avions, de gros bateaux et des dépenses importantes. » Mais, ajoute Ratliffe, un engagement avait été pris vis-à-vis de cette créature. Et il y avait le désir d’accomplir ce que tout le monde pensait être impossible.

980909-F-0000N-018

Keiko prend l’avion
Transport à bord de l’Air Force C-17
Crédits : Master Sgt. Dave Nolan, U.S. Air Force

Le vol Air Force C-17 était réservé, les gallons de crème anti-irritations pour hydrater Keiko durant le voyage étaient commandés, un contrat était passé avec Familian Industrial Plastics pour construire un nouvel enclos, et une équipe de quinze personnes avait été constituée. En septembre 1998, tout était prêt. Les adieux ont été une nouvelle fois abreuvés de larmes. La Keiko-mania avait pris de l’ampleur, elle ne s’était jamais émoussée depuis le jour où la baleine était arrivée à Newport. Sans compter la sortie des deux autres films de la franchise – Sauvez Willy 2, et Sauvez Willy 3 : la poursuite –, qui ont prolongé le sentiment d’attachement pour l’orque. Et peu importe si les séquences montrant des baleines sauvages, assistées par ordinateur et jumelées aux machines animatroniques, s’avéraient assez éloignées du Willy original. « J’ai été à l’aquarium pour lui dire au revoir et bonne chance », se souvient le mammalogiste de l’aquarium de l’Oregon Ken Lytwyn. « J’aimerais que sa remise en liberté aboutisse, mais connaissant Keiko et sa personnalité, je ne pense pas que cela marchera. J’étais très triste lorsqu’ils ont annoncé son départ, mais ce n’était pas à moi de décider. »

~

Ah, les îles Westman ! Si primitives, si farouches, arrachées depuis si peu de temps au derme de la terre… En vérité, la terre la plus récemment émergée de la planète pourrait bien être un petit amas de rochers appelé Surtsey. Situé à l’extrémité sud de la chaîne Westman, il a franchi le niveau de la mer seulement treize ans avant la naissance de Keiko. En 1973, l’éruption d’un volcan au beau milieu de Heimaey a augmenté la masse terrestre de l’île de 20 %. La seule source de revenus des habitants de Westman : la pêche, la pêche et encore la pêche. Quelques-uns contribuent à l’économie touristique locale, modeste mais somme toute bien rodée. Les slogans vont de l’insaisissable « Les îles Westman, le Capri du Grand Nord » au plus sensé « Dix millions de macareux de peuvent pas avoir tort ». Partout où l’on regarde s’élèvent par douzaines de robustes et drôles d’oiseaux noir et blanc. Ils construisent des nids dans les affleurements de lave qui débordent de la falaise, tels des pierres jetées dans l’eau. Chaque mois d’août, les bébés macareux quittent le nid pour prendre leur envol vers l’océan, mais fondent en piqué sur la ville, séduits par les lumières de la civilisation humaine. Ce rendez-vous magique à l’issue potentiellement dramatique pour ces oiseaux est connu sous le nom de pysjunaetur – la nuit des macareux. Touristes et enfants assistent à cet événement chaque été, armés de leur boîte en carton pour les secourir. Au matin, ils relâchent les bébés au bord de l’eau. Une fois adultes, les macareux sont appréciés dans les Westman : rôtis, fumés ou découpés finement, alla carpaccio.

À l’été 2000, Keiko a eu droit à ses premières sorties encadrées en haute mer, en dehors de son enclos.

L’orque était la bienvenue ici à son arrivée en septembre 1998. Personne ne pouvait la voir, à moins de se rendre tout au bout du port pour l’observer avec le télescope que la fondation avait installé. Son arrivée n’a pas créé pas beaucoup d’emplois. Les produits dérivés Keiko – verres à liqueur, tabliers, couvre-théières décorés de sa fameuse tête noire et blanche – ne se vendaient pas dans les magasins de souvenirs. Ici, Keiko devait faire face à ce qui deviendrait une salutation d’usage : plusieurs centaines de journalistes accrédités, des groupes d’écoliers en effervescence, dont bon nombre avaient vu le premier Sauvez Willy – une marque de hot-dogs islandaise offrait le film gratuitement contre un pack de six saucisses. Tout le monde, évidemment, aimait Keiko. On l’admirait pour sa grosse masse mâtinée de candeur, pour être la bonne poire qui acceptait d’être expédié ici et là dans une caisse, de souffrir le martyre en silence, de s’accommoder des aléas de la vie. Si quelqu’un pensait que l’argent dépensé pour sa réhabilitation était une folie pure, il ne serait jamais venu à l’esprit de personne de blâmer l’orque : ce n’était pas sa faute si elle avait été capturée dès son enfance et envoyée dans un aquarium minable au Mexique. Ce n’était pas sa faute si elle était devenue un symbole de 4 500 kilos de promesses tenues (ou non), de rêves réalisés (ou non), d’intégrité préservée (ou pas) et de respect de la nature (ou pas). Ce n’était pas non plus sa faute si elle ne savait pas comment faire un piège à bulles pour capturer le hareng. Ce n’était pas non plus sa faute si elle avait été arrachée au giron maternel et si elle avait désormais un peu peur des orques sauvages, au point que ces dernières la considéraient comme un être à part.

~

Exporter le projet Keiko en Islande n’a pas été facile. Les tempêtes n’avaient pas de fin. Elles charriaient des vents hurlants et des vagues immenses et violentes qui lui donnaient des airs d’apocalypse. Une bourrasque terrible a frappé Heimaey seulement deux semaines avant l’arrivée de Keiko. Le filet de l’enclos, maintenu par ce que les employés appelaient « la bonne grosse chaîne » – chaque charnière pesait 225 kilos –, a cédé face au choc et a dû être reconstruit et ré-ancré. Les quartiers de Keiko étaient splendides, mais devaient être parcourus par bateau, étant donné que la terre de la baie qui l’encerclait ne formait qu’une simple ligne de lave refroidie. Une couche d’herbe avait poussé sur la lave, et chaque été, les fermiers locaux emmenaient leur moutons en ferry pour les faire pâturer sur la crête. Les employés maintenaient Keiko à l’écart quand les moutons étaient transportés par voie maritime, car personne ne pouvait garantir qu’une baleine tueuse ne serait pas attirée par eux. Durant les trois années qui ont suivi, le personnel qui s’occupait de Keiko n’a eu de cesse de changer. Le torrent d’amour qu’ils ressentaient pour la baleine ne compensait pas l’intense fraîcheur et la solitude qu’ils enduraient en Islande. Et puis, la Bourse s’est effondrée. Cela n’avait rien à voir avec l’orque, a priori, mais Craig McCaw désirait maintenant consacrer plus d’attention à ses autres projets – des réserves naturelles sur la terre ferme, certains projets pacifiques avec Nelson Mandela. D’un coup, sa société Nextel a vu le montant de ses actions passer de 80 dollars ou plus à environ 10 dollars. Il ne prétendait pas être sans le sou, mais cette nouvelle donne a coïncidé avec l’arrêt de la subvention de 3 millions de dollars par an de la part de la fondation Craig and McCaw, fin 2001.

keiko-ulyces-04

L’enclos
L’habitat de Keiko dans le port de Heimaey
Crédits : Paul Bartholomew

Le fait que les subventions aient cessé au moment où le projet commençait à atteindre le but fixé avait quelque chose de tragique – à l’image de la vie de Keiko, en quelque sorte. À l’été 2000, Keiko a eu droit à ses premières sorties encadrées en haute mer, en dehors de son enclos. La première fois qu’il a aperçu des orques sauvages, il a fait un petit saut discret pour les regarder, puis demi-tour en direction du bateau jusqu’à l’enclos. L’année suivante, il prenait davantage son temps. Plus d’une fois, il est resté en compagnie des orques alors que le bateau était reparti. Entre-temps, le budget du projet était passé de 3 millions de dollars par an à 600 000 dollars. L’hélicoptère et le pilote fournis par McCaw n’étaient plus là, et les bureaux de la fondation Sauvez Willy/Keiko à Heimaey avaient fusionné avec un espace gris sur les quais qui n’était autre qu’une ancienne épicerie (comprenant, comme par hasard, un énorme frigo pour les harengs de Keiko). Malgré ses progrès, il n’y avait aucune preuve que Keiko pourrait quitter de son enclos de façon permanente. Pendant l’hiver, lorsque les baleines n’étaient plus là, il y restait enfermé, il était ce même animal docile, prêt à poser sa grosse tête mouillée et caoutchouteuse sur vos genoux… Même s’il avait une vague idée de ce qu’était la vie sauvage, il était toujours comme un bébé, et probablement plus délicat qu’une orque ne devrait l’être. Un jour, alors que les dresseurs lui apprenaient à ramener des objets du fond de la baie, il leur a présenté une plume de macareux, alors qu’ils s’attendaient davantage à un bloc de roche. Keiko l’a faite tomber par inadvertance, a replongé et est revenu un instant plus tard avec la même petite plume. Une autre fois, il a ramené un petit crabe ermite qui se baladait gaiement de haut en bas sur sa rangée de dents, inconscient de se trouver dans la gueule d’une baleine tueuse. Quand les mouettes volaient sa nourriture, Keiko se mettait en colère, mais généralement, il se contentait de les attraper, de les secouer un peu et de les recracher. Quel genre de gros bébé était-ce ? Beaucoup de gens se demandaient si Keiko n’avait pas été freiné dans son évolution. « Je m’inquiète au sujet des dresseurs, ajoute David Phillips. Qui dépend plus de qui ? » Il ne parlait pas alors des postes créés grâce à Keiko, mais de dépendance émotionnelle. Plutôt qu’une photo de ses enfants, un de ses dresseurs avait une photo de Keiko dans son portefeuille. Et si Keiko ne partait pas – s’il ne se joignait pas à un groupe d’orques, n’apprenait pas à chasser, ne disait pas adieu à sa vie de captif à la manière d’un retraité d’Hollywood –, il faudrait bien trouver une source de financement à un moment ou un autre. Toute personne voulant contribuer au projet Keiko devrait être consciente qu’il ou elle ne pourrait pas garantir le saut vers la liberté de l’énorme et somptueux mammifère, mais plutôt une garderie en continu pour baleine vieillissante.

La liberté

Puis, le 7 juillet, il est parti d’un coup. Les dresseurs l’avaient laissé dehors, dans les eaux près de Surtsey, où plusieurs groupes d’orques se rassemblaient pour la chasse au hareng, et Keiko avait nagé vers elles sans se retourner. Les jours ont passé et il était toujours en train de flâner avec elles. Le personnel du projet a été vérifier et a constaté qu’il se portait bien, ils sont donc repartis sans que Keiko s’en rende compte. Les jours passaient. L’été était en fleurs, le soleil brillait haut dans le ciel jusqu’à presque minuit, la glace fondait doucement et les moutons avaient tellement de laine sur le dos qu’ils ressemblaient à des boules de neige à sur pattes – ces derniers avaient bien entretenu les pelouses sur les falaises entourant l’enclos vide dans la baie. Fin juillet, un énorme orage s’est abattu sur Heimaey, et pendant plusieurs jours il était impossible d’envoyer quelqu’un dans l’eau. Le satellite transmettait toujours les coordonnées du récepteur de Keiko, mais il n’y avait aucun moyen de savoir s’il était avec d’autre baleines et se nourrissait correctement, ou s’il pataugeait aux alentours, perdu.

keiko-ulyces-05

Dépendance émotionnelle
Keiko nage près du bateau de ses dresseurs
Crédits : Free Willy-Keiko Foundation

Quand je suis arrivée à Heimaey, Keiko était déjà parti depuis près d’un mois. J’ai été au bureau le matin de mon arrivée, pendant les trois heures de diffusion satellite. C’était une grande pièce, équipée d’une hétéroclite collection de bureaux, de magazines sur les bateaux, de vieux matériel et de photos d’une miche de pain qu’un des employés avait cuit dans le cratère encore chaud du volcan d’Heimaey. Une poignée de gens allaient et venaient : Fernande Ugarte, un scientifique mexicain diplômé de Norvège d’un master sur les baleines tueuses ; John Valentine, un consultant en dressage d’orques américain, vivant en Thaïlande ; Colin Baird, un Canadien qui dirigeait les bureaux de Heimaey ; Michael Parks, le coordinateur des opérations marines, qui venait d’Oklahoma mais qui vivait en Alaska ; un scientifique danois spécialiste des baleines, un marin irlandais, et trois Islandais, dont l’un d’eux était un ancien Mister Islande hyper musclé. Charles Vinick, le vice-président de Ocean Futures, avait quitté ses bureaux de Paris la veille pour venir organiser les recherches et découvrir où Keiko était passé. Naomi Rose, une scientifique spécialisée dans les mammifères marin, de la Humane Society, venait aussi d’arriver pour un voyage qui visait à s’assurer de la forme physique de Keiko. « On dirait bien qu’il a passé tout son temps avec les orques sauvages, a dit Vinick. Pour moi, c’est formidable. » Michael Parks plaçait les informations satellite sur un graphique marin. « Il est au sud aujourd’hui, a-t-il dit. Oh mon Dieu, il est là. » Il pointait un endroit au sud-est de Surtsey, plusieurs centimètres en dehors du graphique. « Il prend des décisions désormais, c’est lui qui commande, a commenté Vinick. Il pourrait bien être parti pour de bon. » Les gens examinaient le graphique. Il semblait que Keiko parcourait entre 90 et 110 km par jour et qu’il était maintenant trop loin pour pouvoir atteindre le bateau de travail du projet.

Keiko était déjà loin alors, en partance pour la Norvège, où il mendiait auprès des familles qui pique-niquaient sur la rive de Skaalvik Fjord.

Ils ont donc décidé que trois personnes partiraient en bateau en direction de Keiko. Ils seraient hors de portée du signal radio et ne pourraient pas recevoir les coordonnées satellites mises à jour. Mais l’un d’entre eux connaissait une société à Reykjavik qui louaient des téléphones satellites qui fonctionneraient sur une si grande distance, et il s’est arrangé pour en faire envoyer un par avion de Reykjavik à Heimaey – ou par ferry en cas de brume, comme c’était souvent le cas, et cela empêchait les aéroports de l’île d’ouvrir. Ensuite, un autre groupe irait chercher le téléphone pour l’amener sur le bateau. Vinick voulait aussi prendre un avion privé pour les suivre, mais personne n’était disponible dans les jours à venir. Une fois qu’ils verraient Keiko – s’ils le voyaient –, soit ils le laisseraient tranquille, s’il avait l’air de se nourrir et d’être en compagnie d’autres baleines, soit ils l’appâteraient jusqu’à l’enclos, s’il avait l’air en détresse, seul ou affamé. Une fois toutes les décisions prises, tout le monde avait l’air un peu fatigué, comme s’ils venaient de se préparer à une invasion militaire. Nous avons pris un bateau au port pour aller vérifier l’enclos. Sur le pont où se trouvait le hangar avec les équipements se trouvait un macareux mort, qui avait probablement été tué pendant l’orage. Dans le hangar, quelqu’un avait posté une liste des nouveaux comportements possibles à enseigner à Keiko comme « claque pec et nage », « faire une bulle dans l’eau » et « avaler Jim en une fois ». Un groupe de plongeurs avait été mis en place pour commencer à nettoyer les algues sur le filet en préparation pour l’hiver, même si cela semblait désormais inutile, sachant que Keiko ne reviendrait sûrement jamais. Mais tout bien considéré, c’était une bonne journée. The Humane Society venait d’annoncer qu’elle allait reprendre le financement et la gestion du projet, et l’ex-femme de Craig McCaw, Wendy, avait fait un nouveau don de 400 000 dollars pour Keiko. Dans l’après-midi, le brouillard s’est dégagé et l’avion a pu s’envoler pour Heimaey, transportant à son bord le téléphone satellite. Pendant qu’on chargeait le matériel sur le bateau, une femme du coin aux cheveux grisonnants, emmitouflée dans un manteau d’homme et une galoche rouge, a hurlé depuis le pont : « Comment va mon Keiko ? Est-ce-que notre célébrité est toujours là ? » J’étais un peu déçue. Qui ne voudrait pas avoir vu la grande baleine noire et blanche ? Qui ne voudrait pas lui gratter la langue, regarder dans son œil de la taille d’une prune et faire le tour de l’enclos sur son dos ? Tout ce que j’ai vu des baleines en Islande, c’était deux baleines à bosse qui plongeaient non loin du bateau, agitant leur queues comme des éventails. Keiko était déjà loin alors, en partance pour la Norvège, où il mendiait auprès des familles qui pique-niquaient sur la rive de Skaalvik Fjord. Quelle idée ! Dans le monde entier, le seul pays qui autorisait la pêche à la baleine était la Norvège, et un membre de l’institut Bergen de la Recherche Marine a suggéré qu’il était temps d’arrêter cette folie et de mettre fin aux jours de Keiko. Mais les enfants qui nageaient sur son dos et le nourrissaient de poissons le trouvaient adorable, comme tous ceux qui avaient un jour connu Keiko. Il a joué avec eux un jour et une nuit, l’orque la plus chanceuse du monde, et la grande enveloppe marine s’est enroulée comme elle le faisait depuis 5 000 ans.


Traduit de l’anglais par Johanna Assedou d’après l’article « Where’s Willy? », paru dans le New Yorker. Couverture : Une orque sauvage, par Shawn McCready.