Plus fort que Magic Leap et sa technologie révolutionnaire de « réalité mixte ». C’est ce qui se dit à demi-mot dans les cercles gravitant autour d’une mystérieuse entreprise du nom d’ODG. Cette allégation se base sur un fait. Avant d’annoncer une levée de fonds record d’1,4 milliard de dollars, complétée en février 2016 au troisième tour d’investissement, Magic Leap a bénéficié d’une mise de départ (ou Série A) de 50 millions de dollars en février 2014. La Série A d’ODG, elle, s’élève à 58 millions de dollars et date de décembre dernier. Leur investisseur principal ? 21st Century Fox, la firme de Rupert Murdoch qui possède 20th Century Fox. g2zaSmdiCe premier tour de table impressionnant ne garantit pas, bien sûr, que les suivants soient aussi colossaux que ceux de Magic Leap. Mais à la différence de l’entreprise de Rony Abovitz, qui traverse des turbulences médiatiques depuis décembre dernier alors qu’elle n’a toujours pas annoncé de date de sortie pour sa technologie prometteuse, ODG a pu faire la démonstration de la sienne en tout début d’année. On murmure aussi que Microsoft aurait eu l’idée d’HoloLens en visitant leurs locaux de San Francisco… Ralph Osterhout, son étonnant fondateur, a de quoi être confiant dans l’avenir de sa technologie, et son histoire est au moins aussi fascinante qu’elle. Elle prend sa source dans les romans de Ian Fleming, et se poursuit dans un laboratoire secret de l’US Army, pour finalement s’épanouir dans la Silicon Valley, où Ralph Osterhout est allé à la rencontre du grand public sans tourner le dos à son passé.

Le futuriste

Le premier mercredi de janvier, à l’heure où les sirènes des casernes retentissent dans toutes les villes de France, le cœur de Las Vegas bat au rythme des voix robotiques et des bips électroniques, du vrombissement des drones et de la musique techno. Les halls de son centre des expositions accueillent des milliers de concepteurs et constructeurs venus du monde entier pour présenter leurs inventions au grand public : le CES est la Mecque de l’innovation. Il faut s’aventurer dans les étages des casinos, aux couloirs fastueux et labyrinthiques, pour se couper de l’effervescence de l’événement. C’est là, derrière de grandes portes closes que la sécurité n’ouvre qu’après un contrôle électronique, que se tiennent des conférences à huis clos sur les avancées technologiques qui promettent de transformer notre façon de vivre en 2017 et pour les années à venir. La conférence à laquelle j’assiste ce midi rassemble des « vétérans » de la réalité virtuelle, qui vont tenter d’expliquer l’impact d’une technologie encore balbutiante sur différents médias – cinéma et TV, jeux vidéo, musique live. Sur scène, les intervenants prennent place derrière leur pupitre et ajustent leurs micros, alors que s’installe peu à peu un public majoritairement composé de professionnels du milieu venus prendre des cours auprès de grands noms de l’industrie.

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Ted Schilowitz (RED, 20th Century Fox)

Parmi eux, on trouve Guido Voltolina, qui supervise le département de Nokia dédié à la caméra OZO ; Jeff Nicholas, directeur créatif et réalisateur chez Live Nation, qui a travaillé avec des artistes comme Rihanna et Linkin Park ; ou encore Sami Ramly, responsable produit et lead programmer chez Wevr, la start-up de Los Angeles spécialisée dans les expériences VR ambitieuses. En tout, ils devraient être sept, mais l’un d’eux manque à l’appel. L’absence de Ted Schilowitz n’étonne personne dans la salle, tant il est demandé au CES. Ici, il est connu comme le loup blanc. Schilowitz est le « futuriste » de 20th Century Fox. Il fait partie des membres fondateurs de RED Digital Cinema, qui a créé les caméras avec lesquelles ont par exemple été tourné les trois volets du Hobbit de Peter Jackson. Chez 20th Century Fox, il travaille en étroite collaboration avec les grands patrons du studio pour faire évoluer la technique cinématographique dans son ensemble, notamment dans le champ de la réalité virtuelle. Le cinquantenaire élancé arrive à la fin des présentations.  Il s’assied à son tour et prend la parole. « J’espère que vous ne m’en voudrez pas mais je dois partir tôt », dit-il aux spectateurs avec un sourire qui, assorti à sa chevelure poivre et sel, lui donnerait plutôt des airs de loup gris. Le modérateur de la séance, Ted Shapiro – un poids lourd de l’audiovisuel américain responsable du lancement du TiVo –, explique que Schilowitz doit aller présenter « une nouvelle expérience en réalité augmentée extraordinaire ». L’intéressé acquiesce. « C’est produit par Ridley Scott, ça se passe dans l’univers d’Alien et l’expérience s’appuie sur la technologie d’ODG », dit-il. « J’espère que vous aurez l’occasion de voir ça. » La conférence débute et les participants tombent rapidement d’accord. « Tous les outils disponibles pour créer des expériences de réalité virtuelle n’en sont qu’à leurs débuts », dit Guido Voltolina avec une pointe d’accent italien. « C’est une technologie encore très naïve. » Schilowitz renchérit : « C’est comme d’assister à la préhistoire d’un genre qui va devenir prépondérant. Pour le moment, nous sommes surtout des rats de laboratoire. »

D’après ces insiders, la réalité virtuelle/augmentée/mixte – ils n’érigent pas de frontière entre les genres – progressera à force d’accidents. Pour l’heure, les start-ups comme les géants de l’industrie en sont au stade de l’expérimentation. Expérimentations qui s’intensifieront dans les prochaines années, tandis que les investissements dans le domaine augmentent de façon considérable. S’il est d’ores et déjà possible de vivre des expériences réussies à l’heure qu’il est – The Martian VR Experience en est un exemple –, celles-ci ne seraient que des aperçus de ce que réserve la technologie à venir.

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Au boulot en pleine tempête martienne
Crédits : 20th Century Fox

Pour Ted Schilowitz, 2017 est le moment idéal pour s’y mettre. « Il y a déjà de nombreux contenus disponibles, riches d’enseignements même s’ils ne sont pas parfaits », dit-il. Il ajoute qu’il utilise la technologie quotidiennement, pour qu’elle devienne aussi évidente que la télévision ou la radio. « Je vous recommande chaudement d’investir dans un casque de VR, il n’y a aucune raison d’attendre. » Sur ces mots, il salue l’assistance et quitte la scène pour rejoindre l’équipe d’ODG.

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Le stand d’ODG est un immense cube noir situé aux confins du hall sud du centre des expositions. En s’y frayant un chemin, on passe devant les dernières avancées en matière d’ingénierie sonore, de drones et de jeux en tout genre. Situé au cœur de l’espace réservé aux expériences de réalité virtuelle immersive, l’intérieur du cube ressemble à un minuscule Apple Store. Les murs immaculés ne sont parés que du logo d’ODG, et des produits sont exposés sous verre contre les parois blanches. Au centre de la pièce se tient une grande table ronde et vide, à la surface sombre. Autour sont disposées cinq paires de lunettes à hauteur d’yeux, tournées vers le centre de la table. J’ai l’impression de faire la queue pour tester un appareil d’ophtalmologie. En regardant à travers les verres, je vois apparaître sur la table un écran de télévision HD sur lequel est diffusé un match de football américain, puis une séquence de jeu de course en réalité augmentée. La qualité n’est pas irréprochable, mais le dispositif est attrayant.

ODG a travaillé dans le plus grand secret pour l’armée américaine et Microsoft.

De l’autre côté de la table, un homme en costume regarde lui aussi à travers les lunettes, tout en discutant avec la jeune femme qui l’accompagne. Je reconnais Ted Schilowitz et me fraie un chemin jusqu’à lui, alors qu’il se dirige vers le comptoir derrière lequel des employés d’ODG barrent l’entrée d’un escalier sombre, qui monte vers l’étage supérieur du cube. « On vous voit partout », lui dis-je après m’être présenté. « Oui, je suis sur tous les fronts cette année. Je dois être à l’autre bout du hall dans cinq minutes », dit-il en riant. Techniquement impossible. « Vous avez pu tester l’expérience Alien ? » me demande-t-il ensuite. Je lui réponds que non. Il fait alors signe à l’un des employés d’ODG, qui s’approche. « Montrez-lui le lab et assurez-vous qu’il ne loupe rien. » Je le remercie et emboîte le pas à l’homme qui disparaît dans l’escalier.

Q dans la vraie vie

Les trois lettres d’ODG, bien qu’aisées à prononcer avec leur consonance voisine de « prodigy », ne sont pas là par hasard. Elles signifient Osterhout Design Group, du nom du fondateur et cerveau de l’entreprise, Ralph Osterhout. À 70 ans, l’inventeur des lunettes connectées R-8 et R-9 n’est pas un petit nouveau, même si ODG n’a bouclé sa Série A qu’en décembre 2016. Il s’agit simplement de la première incursion de la compagnie lancée en 1999 auprès des consommateurs. Avant cela, elle travaillait dans le plus grand secret, pour des clients aussi importants que Microsoft ou l’armée américaine. « Nous sommes des acteurs silencieux de la partie depuis longtemps », affirme Pete Jameson,  le directeur des opérations d’ODG. « Avant de lever ces fonds, nous avons développé des technologies clés, qui ont prouvé leur valeur. Nous avons plusieurs générations d’avance sur nos concurrents, et cet investissement va nous permettre de jeter de l’huile sur un feu qui brûle depuis longtemps déjà. »

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Ralph Osterhout

Ce feu, il a commencé à brûler en Ralph Osterhout alors qu’il n’avait que 12 ou 13 ans. C’est à cette époque qu’il se passionne pour les romans de Ian Fleming et les aventures de James Bond. Comme beaucoup de petits garçons, Osterhout adore découvrir à chaque nouveau tome les gadgets inventés par Q, le maître-armurier du MI6, pour épauler l’espion dans ses dangereuses missions. À ceci près que le jeune Ralph Osterhout songe sérieusement à faire comme lui plus tard. À la maison, il n’y a personne pour chercher à le raisonner. Sa mère, qui souffre d’un trouble bipolaire, s’est remariée quatre fois. Le garçon fait des allers-retours entre la maison et un service de garde pour enfants, dans la région de Seattle.

À la fin des années 1950, la famille déménage en Californie, sous le toit d’un beau-père maltraitant qui lui fait mener une vie d’enfer. Dans ce contexte, cet enfant au cerveau bien fait trouve refuge dans les livres et les films qui nourrissent ses rêves. Mais tous les enfants imaginatifs ne deviennent pas des inventeurs comme lui. Osterhout étudie méticuleusement les films James Bond et se fait la main sur des gadgets qu’il met au point dans le jardin. Il prend son indépendance à sa majorité et, à 22 ans, monte sa première entreprise, spécialisée dans la conception d’équipement de plongée. Enfin capable de réaliser ses rêves d’enfants, Osterhout se met à voyager sur les traces de son héros et visite toutes les destinations exotiques où s’est rendu James Bond. Il dort dans les mêmes hôtels, mange aux mêmes restaurants. Quelques temps plus tard, il fabrique une réplique miniature fonctionnelle du sous-marin d’Opération Tonnerre. Il monte alors une autre société du nom de Farallon et vend le prototype à la Navy. Osterhout ne tarde pas à se faire un nom dans le milieu de la technologie militaire. Au sein d’une nouvelle entreprise baptisée Tekna (il en lancera 14 au total), il poursuit ses expérimentations dans le domaine de l’équipement sous-marin. Systèmes de respiration miniatures, armement anti-requins, instruments numériques : personne ne peut rivaliser avec son inventivité. Il finit par réaliser un vieux rêve en construisant des véhicules qui apparaîtront dans L’Espion qui m’aimait et Jamais plus jamais. Wired rapporte qu’à son paroxysme, Tekna engrangeait 14 millions de dollars par an. Lorsqu’il ne s’entraîne pas avec eux à ses heures perdues, Ralph Osterhout conçoit pour les Navy SEAL de l’équipement de haute volée : recycleurs à circuit fermé, systèmes de protection thermique, visées laser, et jusqu’aux lunettes de vision nocturnes PVS-7, qui sont utilisées durant l’opération Tempête du désert – et plus tard en Afghanistan et en Irak. « C’est terrible, je les ai conçues en 1982 et ils les portent toujours », dit-il avec une gravité teintée de fierté.

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Les PVS-7

En 1990, Osterhout s’éloigne des champs de bataille. Il fonde Machina et se lance dans la conception de jouets, pour lesquels il réutilise certaines de ses inventions militaires. Il travaille entre autres pour Mattel, Hasbro et Bandai. Contrairement à leurs concurrents, qui inventent en moyenne deux ou trois jouets par an, Machina en produit entre 30 et 40, tous sortis de l’imagination sans borne de Ralph Osterhout. Certains sont trop radicaux pour être vendus, comme ses lunettes de vision nocturne pour enfants. Mais en privé, la vie de l’inventeur est chaotique – lui aussi s’est remarié quatre fois. Il arrive que ses tourments empiètent sur sa vie professionnelle, et il se met à enchaîner de graves erreurs de production qui lui coûteront ses contrats les plus précieux. Finalement, Machina ferme ses portes en 1997. Il faut deux ans à Ralph Osterhout pour mettre de l’ordre dans sa vie et lancer son incubateur technologique ODG à San Francisco, avec 14 000 dollars issus de ses économies personnelles. Il revient alors à ses anciennes amours et travaille essentiellement avec l’armée et les agences de renseignement américaines. « Si je révélais quels sont les gadgets les plus excitants que j’ai inventés, je deviendrais une cible », dit-il en s’amusant du Secret Défense sous lequel sont placées certaines de ses inventions. Longtemps certain de son avance technique sur des rivaux potentiels comme la Russie et la Chine, le Pentagone mise aujourd’hui gros sur l’élaboration de technologies militaires avancées élaborées par les ingénieurs de la Silicon Valley, pour creuser à nouveau la distance. Ils sont revenus chercher leur ancien Q pour qu’il reprenne du service.

En 2014, Microsoft a tenté de racheter ODG pour l’intégrer à sa stratégie d’incursion dans les technologies portables (ou wearables). Mais le rachat n’a pas eu lieu : Ralph Osterhout a d’autres ambitions. La firme de Bill Gates est repartie avec 150 millions de dollars de technologies élaborées par ODG. Du côté d’ODG, on n’exclut pas que ce rachat manqué ait posé les bases de ce qui allait devenir HoloLens. Et il n’est pas impossible que l’intérêt exprimé par un géant comme Microsoft pour les activités jusqu’ici secrètes de l’Osterhout Design Group ait donné envie à son fondateur, en contrepartie, de reprendre le chemin de la consommation. En janvier 2015, ODG annonce vouloir développer des lunettes à destination des consommateurs. Deux ans plus tard, elles sont là.

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Les lunettes connectées R-9
Crédits : ODG

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QUE VALENT VRAIMENT LES LUNETTES ODG ?

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Couverture : Un modèle porte une paire de lunettes connectées R-9. (ODG)