Ma rencontre avec Ali

J’attendais ça depuis des années. Et quand c’est finalement arrivé, les choses ne se sont pas du tout passées comme je l’avais imaginé. En même temps, il avait dupé la plupart d’entre nous pendant la majeure partie de nos vies. Depuis six mois, plusieurs de ses amis avaient essayé de me faire entrer en contact avec lui, dans sa ferme du Michigan. Quand l’occasion de le rencontrer s’est finalement présentée, ce n’était pas dans le Michigan, et je n’avais pas de rendez-vous. Je suis simplement passé en voiture devant la maison de sa mère à Louisville.

FILE - In this April 4, 1963 file photo, heavyweight boxer Cassius Clay is seen with his mother, Odessa Grady Clay, in a car outside their home in Louisville, Ky. The man who became the world's most recognizable athlete was a baby sitter, a jokester and a dreamer in the predominantly black West End neighborhood of Louisville where he grew up and forged lasting friendships while beginning his ascent toward greatness. Now, as the iconic boxer slowed by Parkinson's disease prepares to turn 70 next week, he's coming home for a birthday bash at the downtown cultural center and museum that bears his name. (AP Photo/H.B. Littell, File)

Mohamed Ali devant la maison de sa mère à Louisville
Crédits : H.B. Littell

C’était le milieu de l’après-midi du 31 mars, trois jours avant Pâques. Un camping-car énorme immatriculé en Virginie était garé juste devant la maison. Même s’il ne venait pas souvent en ville à l’époque, je savais qu’il s’agissait de son véhicule. J’étais sûr que c’était le sien car je connaissais son style et sa façon de faire. Depuis 1962, il pouvait voyager tranquillement dans le pays, et il avait toujours préféré les camping-cars ou les caravanes aux voitures. Il possédait une autre ferme en Virginie. Le lien était évident. Certains étudient les failles de la croûte terrestre, d’autres le comportement des tempêtes ou des galaxies, en espérant trouver un sens au monde et à leur vie. D’autres méditent sur la vie et l’œuvre d’un mouvement social particulier, ou sur la trajectoire d’un seul homme. Depuis que j’ai 11 ans, je suis un spécialiste de Mohamed Ali. Je me suis garé derrière son camping-car et j’ai attrapé de vieux magazines ainsi qu’une pile d’articles que j’avais rangés sous le siège passager en attendant le jour de ma rencontre avec  Ali, qui arriverait à coup sûr. Comme tout le monde, je me demandais dans quelle forme était Le Champion. J’avais entendu beaucoup de choses à propos de sa maladie de Parkinson et je l’avais vu se prendre les pieds dans les cordes pendant sa présentation lors de gros combats récents. Mais quand je pensais à Ali, je me souvenais de lui comme je l’avais vu des années plus tôt, lorsqu’il était éblouissant. J’avais à peine plus de 20 ans et j’espérais devenir champion du monde de kickboxing. J’avais eu la chance de m’entraîner contre lui. Plus tard, j’avais écrit deux ou trois articles au sujet de cette expérience, dont je gardais ici des copies avec moi, en espérant qu’il accepte de me les dédicacer. À cette époque, il brillait littéralement. Il y avait une aura de confiance et de lumière qui l’entourait partout où il allait. Il avait averti le monde de son importance : « Je suis le centre de l’univers », disait-il, et on l’avait presque cru. Mais des reportages plus récents décrivaient Ali comme une tortue renversée sur sa carapace, les quatre pattes en l’air. C’est son frère Rahaman qui a ouvert la porte. Il a vu le paquet de journaux et de magazines que je tenais sous le bras, m’a souri d’un air entendu et m’a dit : « Il est dans le camping-car. Toque à la porte, il sera ravi de te les dédicacer. » Rahaman était à peu près comme dans mes souvenirs : aussi grand que son frère, la peau couleur d’acajou, avec une moustache qui le faisait ressembler à un croisement entre le footballer Jim Brown et un Errol Flynn noir et vieillissant. Rien dans sa voix ou sur son visage ne me laissait penser que j’allais trouver son frère en mauvaise santé. J’ai traversé la cour, grimpé les quelques marches du camping-car, et je me suis apprêté à toquer. Ali a ouvert la porte avant que je n’en ai l’occasion. J’avais oublié à quel point il était imposant. Il faisait la taille de la porte. Il a même dû se pencher pour me voir.

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Ali enchaîne les tours de magie
Crédits : Davis Miller

Je n’étais pas nerveux. Le visage d’Ali, d’une certaine façon, m’était aussi familier que celui de mon père. Sa peau était lisse, son visage presque parfaitement symétrique. Mais quelque chose était différent : Ali n’était plus le plus bel homme du monde. C’était en parti dû à sa maladie, et aussi parce qu’il était plus lourd qu’il n’aurait dû l’être. Il restait séduisant, mais à la façon d’un jeune grand-père qui raconte qu’il aurait pu devenir acteur s’il l’avait voulu. Sa beauté le faisait sortir du lot, à l’époque ; aujourd’hui, il ressemblait davantage au commun des mortels, et non plus à un envoyé d’Allah. « Entre donc », a-t-il dit en m’invitant d’un geste. Sa voix gargouillait comme s’il avait besoin de s’éclaircir la gorge. Il m’a tendu sa main gigantesque. Mais il ne m’a pas serré la main à proprement parler : il a mis sa main dans la mienne. Il avait un toucher délicat, presque celui d’une femme. Sa paume n’était pas calleuse mais froide, ses doigts étaient longs, fuselés comme ceux d’un hypnotiseur, ses ongles semblaient manucurés par un professionnel. Ses phalanges étaient larges et légèrement gonflées, comme s’il avait récemment cogné dans un lourd sac de frappe. Il était vêtu de blanc, tout de blanc : des tennis en cuir neuves, des chaussettes hautes en coton, un pantalon en lin sur-mesure, une épaisse chemisette plissée et amidonnée. Je lui ai dit que le blanc lui allait mieux que le noir qu’il portait à l’époque. Il m’a invité à m’asseoir sans un mot. Sa bouche était crispée, comme celle d’un enfant que ses parents ou son instituteur obligeraient à se taire. Il s’est installé doucement sur une chaise, près de la fenêtre. J’ai pris un siège face à lui et j’ai posé mes magazines sur la table qui nous séparait. Il les a pris aussitôt, a attrapé un stylo et commencé à les signer. Il m’a demandé : « Quel est ton nom ? » et je le lui ai dit. Il a continué à écrire sans relever la tête. Ses yeux n’étaient pas vitreux, comme je l’avais lu quelque part, mais ils avaient néanmoins l’air fatigué. Une toux sèche lui a soudain raclé la gorge. Sa main gauche tremblait presque en permanence. Le silence qui nous entourait m’a fait lui dire des choses que je voulais lui dire depuis des années. ulyces-dinnerali-02-1 « Champion, tu as changé ma vie », ai-je dit. C’est vrai. « Quand j’étais gosse, j’étais perturbé, je parlais à peine. C’était pas une vie. » Il a détaché ses yeux d’une vieille photo de lui en bonne santé, étalée sur la couverture d’un magazine. « Grâce à toi, j’ai cru que tout était possible », lui ai-je dit. Il me regardait pendant que je parlais, sans me juger ; il se contentait de me regarder. J’ai attrapé un magazine sur la pile qui était devant lui. « Ça, c’est un article que j’ai écrit pour Sports Illustrated quand j’étais à la fac », ai-je continué, « ça raconte comment tu m’as influencé. » « Comment tu t’appelles ? » m’a-t-il demandé à nouveau, mais en me regardant cette fois droit dans les yeux. J’ai répété. Il a hoché la tête. « Je finirai de signer après », a-t-il dit. Il a posé son stylo sur la table avant de poursuivre. « Lis-moi ton article. »

Quelques jabs

« T’as une bonne tête », m’a-t-il dit une fois la lecture finie. « J’aime bien ton visage. » Il écoutait attentivement alors que je lisais, il riait à mes blagues ou quand j’essayais d’imiter sa voix. Il n’avait pas l’air de s’ennuyer. C’était déjà plus que ce que j’espérais. « T’as déjà vu de la magie ? » m’a-t-il demandé. « Tu aimes la magie ? » « Pas depuis des années », lui ai-je répondu. Il s’est levé pour se diriger vers l’arrière de son camping-car, se déplaçant d’une démarche mécanique. La même démarche que celle de mon arrière-grand-père. Il m’a fait signe de le suivre. Ses mouvements étaient tristes mais attachants, nobles et intimes.

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Davis Miller et Mohamed Ali
Avec l’aimable autorisation de Davis Miller

Il a exécuté environ une dizaine de tours. Celui que je trouvais le plus intéressant ne requérait aucun accessoire. C’était juste un subterfuge. « Regarde mes pieds », m’a-t-il dit alors qu’il se tenait à deux mètres cinquante de moi, me tournant le dos et plaçant ses bras à la perpendiculaire. Puis, alors même qu’il marchait difficilement, il a paru léviter à cinq centimètres du sol. Il s’est retourné et m’a dit d’une voix grave et profonde : « I’m a baaad niggah », avant de me gratifier de son vieux sourire charmeur. J’ai ri, puis je lui ai demandé de le refaire – c’était un bon tour. Je voulais essayer, comme à l’époque où, quinze ans plus tôt, chez mon père, j’avais passé des heures dans le vestibule, à jeter mon bras gauche vers mon reflet dans le miroir en me disant que je pourrais refaire le jab cobra d’Ali. J’avais ensuite trouvé un vieux sac à linge sale, que j’avais rempli de chaussettes et de chiffons et accroché à une poutre dans la cave. J’avais enfilé les vieux gants de chantier bruns de mon père et je m’était mis à frapper du gauche ce marshmallow de dix kilos, 200, 300, 500 fois par jour. Je me concentrais sur la vitesse : une vitesse fulgurante, éblouissante, en quête d’une vitesse surhumaine, essayant de décrocher un direct si rapide qu’il serait invisible aux yeux de mes adversaires. J’en étais arrivé à pouvoir envoyer six à huit coups par seconde – Ali appelait ça « faire briller » –, et je m’efforçais de rendre mes poings plus rapides que ma pensée (comme ceux d’Ali), aussi rapides que du riz minute. J’essayais de me tenir sur mes orteils, comme je l’avais vu le faire : j’essayais de voler comme Ali, de m’éloigner du sac d’un leste bond sur la gauche. Après le tour de la lévitation, Ali a attrapé une bouteille de lait en plastique vide à côté de l’évier. Il m’a demandé de l’examiner. « Et si je faisais voler cette bouteille à cette hauteur pour la faire atterrir là ? Tu y croirais ? » « Je crois plus en grand-chose ces derniers temps, Champion », lui ai-je dit. « Bon, et si je la fais voler, atterrir, et puis tourner en rond ? » « Je suis pas facile à convaincre », ai-je répondu. « Bon, et si je le fais voler, flotter par là et à l’autre bout de la pièce, puis retourner à l’évier pour reprendre sa place. Est-ce que là tu deviendrais… un de mes croyants ? » J’ai ri et et je lui ai dit : « Oui, je croirai en toi si tu fais ça. » « Regarde », a-t-il dit, pointant du doigt la bouteille de plastique et reculant de quatre pas. J’essayais de regarder la bouteille et Ali en même temps. Il a remué ses mains deux fois devant lui, et dit d’une voix caverneuse : « Lève-toi, fantôme, lève-toi! ». La bouteille n’a pas bougé du comptoir. « Poisson d’avril », m’a dit Ali. On a tous les deux ri et il s’est approché de moi pour passer son bras autour de mes épaules. ulyces-dinnerali-04 Il a dédicacé mes histoires et écrit un mot sur une des pages du manuscrit auquel je lui avais demandé de jeter un œil. « À Davis Miller, le plus grand fan de tous les temps », a-t-il écrit. « De la part de Mohamed Ali, Roi de la Boxe. » J’avais le sentiment que les histoires que j’avais écrites à son sujet étaient enfin complètes, maintenant qu’il en avait confirmé l’existence. Il m’a tendu les magazines et m’a demandé de l’accompagner dans la maison de sa mère. Nous avons quitté le camping-car. J’ai ouvert ma voiture et je me suis penché pour déposer soigneusement les magazines et le manuscrit sur le siège passager pour ne pas risquer de les abîmer ou de les oublier. Soudain, j’ai entendu un bruit aigu, comme celui d’un insecte dans mon oreille. J’ai sursauté en chassant l’air. C’était la main d’Ali. Il se tenait juste derrière moi, toujours à blaguer. « Comment tu as fait ça ? » Je voulais savoir. J’ai posé cette question un paquet de fois ce jour-là. Il n’a pas répondu. Il s’est mis en garde, les poings à hauteur des épaules, et m’a entraîné dans la cour en quelques bonds. On s’est éloignés de quelques pas, je me suis mis en garde et il m’a lancé un jab lent. Je l’ai bloqué et j’ai contre-attaqué avec un autre. Beaucoup de boxeurs ou d’anciens boxeurs ont l’habitude d’échanger quelques coups, l’un contre l’autre, ou contre l’air, ou contre tout ce qui passe à leur portée. C’est notre façon de jouer. Ali devait encore faire une centaine de gauches par jour. On se jetait des coups à quinze centimètres l’un de l’autre, et l’adrénaline me montait à la tête du simple fait que j’étais avec lui, et que mon jab était parti vite – il avait sifflé dans l’air. Il a glissé sur le côté et m’a regardé d’un air grave. J’ai compris que j’allais déguster. Des gamins passaient par là à vélo, ils ont reconnu Ali et se sont arrêtés. « Il ne comprend pas que je suis le plus grand boxeur de tous les temps ! » a-t-il crié aux enfants. Il a enlevé sa montre l’a glissée dans sa poche. J’ai enlevé la mienne à mon tour. Il était prêt à en découdre. Il s’est mis sur ses appuis et a commencé à danser sur sa gauche, pour se dégourdir les jambes. Quelques minutes avant, en descendant les marches de son camping-car, il se déplaçait si maladroitement qu’il avait failli perdre l’équilibre. J’ai songé à lui proposer de l’aide, mais je savais qu’il ne fallait pas. Je me souvenais d’avoir vu Joe Louis se faire « escorter » de cette façon-là par de simples mortels, et je ne pouvais pas faire ça à Mohamed Ali. Mais maintenant qu’il était sur ses orteils et qu’il boxait, il bougeait plutôt avec fluidité. Il m’a envoyé un jab, puis un second, et un troisième. Il n’avait pas le quart de la vitesse qu’il avait en 1975, quand je m’étais battu contre lui, mais ses yeux étaient alertes, luisants et électriques comme du marbre noir. Il voyait tout et il était relaxé. C’est une des raisons pour lesquelles les vieux boxeurs font régulièrement des come-back : on est plus en vie quand on boxe qu’à n’importe quel autre moment. L’herbe autour de nous était verte et commençait à être haute, elle aurait bientôt besoin de sa première coupe. Un geai bleu a crié dans les hauteurs d’un chêne à ma gauche. Six rouges-gorges voletaient le jardin. Les jeunes feuilles printanières paraissaient humides au soleil. Instinctivement, j’ai bloqué ou esquivé les trois coups d’Ali en glissant sur le côté, me sentant aussitôt coupable, comme un gamin de 14 ans qui comprend pour la première fois qu’il peut battre son père au ping-pong. J’aurais voulu arrêter d’esquiver ses jabs, mais je ne pouvais pas. Mes réflexes étaient plus vifs et profondément ancrés en moi que mes pensées. J’ai décoché un jab vers son nez, un autre vers son corps, et propulsé un direct sur son menton. J’étais certain que les trois aurait pu toucher – et bien toucher. Deux voitures se sont arrêtées en face de la maison – la maison de sa mère était à un coin de rue. Trois autres voitures étaient garées sur le côté. « Fais gaffe à son gauche », a lancé une voix juvénile, quelque part. La voix parlait de mon jab, pas de celui d’Ali. « Il fait face à celui qui a été trois fois le plus grand boxeur de tous les temps », a crié Ali. « Je vais le laisser se fatiguer. Il va pas tarder à se fatiguer. »

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Quelques coups échangés entre amis
Avec l’aimable autorisation de Davis Miller

Je ne me suis pas fatigué, mais j’ai prétendu le contraire. « T’as raison, Champion » lui ai-je dit, laissant retomber mes bras. « J’ai 35 ans. Je suis plus aussi en forme qu’avant. » J’ai posé ma main droite sur mon torse, comme si j’étais à bout de souffle. Je regardais Ali : la sienne aussi était sur son torse. On se souriait mutuellement, mais il me jaugeait. « Il a eu peur », a crié Ali pour conclure. Les passants ont ri depuis leurs vélos ou leurs voitures. L’un d’eux a klaxonné en criant : « Salut, Champion ! » « Viens, rentrons dans la maison », m’a dit Ali à voix basse. Nous avons marché jusqu’à la porte, Ali en tête, d’une démarche raide à travers l’herbe fraîche, pendant que les gens autour de nous remontaient la fenêtre de leurs voitures, et redémarraient leurs moteurs.

Le dernier combat

« Je vais retourner à Loovul, la moitié du temps. » Un accent du sud, profond et mélodieux, surgissait parfois dans la voix d’Ali. Ses mots n’étaient pas plus forts qu’un soupir, et suivis d’une petite toux.

La mère d’Ali l’avait vu ramener des fans chez elle un paquet de fois au cours des 46 dernières années.

De retour à Loovul. De retour au pays des couchers de soleil orangés et brumeux, des tombes anonymes ; de retour sur les vieux trottoirs vides, sous une humidité presque équatoriale et le parfum des clafoutis à la pêche amoureusement préparés par de corpulentes matrones aux robes fleuries ; de retour chez les petits hommes minces aux regards ombragés par leurs chapeaux de paille, vêtus de chemises blanches grandes ouvertes, de pantalons noirs luisants et de chaussures de ville bien cirées ; de retour à la vie qu’Ali avait quitté à l’âge de 18 ans. Nous étions dans la salle de séjour, un endroit sombre dont les rideaux semblaient n’avoir jamais été aspirés ; une pièce remplie de meubles à dorures cabossés, à l’air imprégné d’odeurs de viande cuite et d’un léger fumet de feu de bois. Ali m’a présenté à sa mère, Odessa Clay, et à Rahaman, avant de s’éclipser soudainement. La famille d’Ali m’a naturellement accueilli. Ils n’étaient pas surpris d’avoir un visiteur et s’occupaient de moi avec une chaleur et une élégance qui tenaient du rituel. Rahaman m’a prié de faire comme chez moi et m’a proposé une racinette. Il est allé la chercher. Je me suis assis sur le canapé aux côtés de la mère d’Ali. Madame Clay avait autour de 70 ans et pourtant, son visage était peu ridé. Ses cheveux courts étaient aussi oranges que les couchers de soleil de Louisville, elle avait des tâches de rousseur et devait avoir été une jeune femme aussi délicate que jolie. Le visage d’Ali ressemble beaucoup à celui de sa mère. Lorsqu’il montait encore sur le ring, elle était plutôt corpulente, mais elle avait dû perdre 35 kilos au cours des dix dernières années. Madame Clay regardait Oprah Winfrey sur une vieille télévision nichée dans un meuble en bois. Je me demandais où était passé Ali. Rahaman m’a amené ma boisson, une serviette en papier et un sous-verre. Madame Clay m’a tapoté la main. « Ne vous inquiétez pas », a-t-elle dit d’une voix douce, « Ali ne vous a pas abandonné, il est sûrement monté faire sa prière. »

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L’auteur et ses photos dédicacées
Crédits : Davis Miller

Je ne pensais pas que mon anxiété était visible, mais la mère d’Ali l’avait vu ramener des fans chez elle un paquet de fois au cours des 46 dernières années. « Il a toujours eu la bougeotte, comme son père », a-t-elle ajouté. « Incapable de rester assis. » Madame Clay parlait d’une voix où perçait la douce tristesse d’une mère. Une voix digne et toute en retenue qui avait dû changer plus d’une fois. Car après avoir visité le monde entier avec Ali, elle avait à présent un véritable accent anglais, avec les intonations désuètes de Virginie. « Avez-vous rencontré Lonnie, la nouvelle femme d’Ali ? » m’a-t-elle demandé. « Il la connaît depuis qu’il est né. Je suis très heureuse pour lui. C’est la fille de ma meilleure amie. On faisait tous nos voyages ensemble, pour assister à ses combats. C’est une fille intelligente, elle a un MBA. Elle est gentille avec lui, elle le traite bien. Il m’a dit : “Maman, Lonnie me fait plus de bien que mes trois dernières femmes réunies.” Elle s’occupe bien de lui. Il a besoin de quelqu’un qui prenne soin de lui. » C’est à ce moment-là qu’Ali est revenu dans la pièce, se tenant droit et digne, même avec sa démarche chancelante. Il s’est laissé tomber sur une chaise, à l’autre bout de la pièce. « Tu es fatigué, mon chéri ? » a demandé Madame Clay. « Je suis toujours fatigué », a-t-il répondu en se frottant le visage, les yeux clos. Il devait sentir que je le regardais, ou du moins était-il conscient qu’il y avait quelqu’un dans la pièce qui n’était pas de la famille. Il avait fermé les yeux depuis dix secondes lorsqu’il s’est agité pour se réveiller, s’est frotté les mains et s’est mis à faire ses grimaces habituelles : il a retroussé ses lèvres et montré les dents, en me regardant d’un air faussement énervé tout en grognant, comme un méchant de dessin animé. Quelques secondes plus tard, il m’a demandé : « Ç-ç-ç-a va ? » J’avais tant de mal à le comprendre que je présumais de ses questions pour pouvoir y répondre. « T-t-t-tu as besoin de quelque chose ? Ils prennent bien soin de toi ? » Je l’ai assuré que tout allait bien. Il a émis un son bruyant en faisant claquer sa langue sur son palais et Rahaman est sorti aussitôt de la cuisine. Ali lui a fait signe de s’approcher et lui a parlé à l’oreille. Rahaman est retourné à la cuisine. Ali s’est tourné vers moi. « Viens t’asseoir à côté de moi », m’a-t-il dit en tapotant sur une chaise de bar à sa droite. Il a attendu que je sois assis pour me demander : « Tu as dîné ? Tu es le bienvenu à ma table. »

21st June 1963: American heavyweight boxer Cassius Clay (later Muhammad Ali) with his brother Rudolph (later Rahman Ali). (Photo by Evening Standard/Getty Images)

Cassius Clay et son frère
Crédits : Evening Standard

« Je peux emprunter le téléphone ? Il faut que j’appelle ma femme pour la prévenir. » « Tu as des enfants ? » a-t-il demandé. « J’en ai deux. » « Quel âge ? » J’ai répondu à sa question. « Ils savent qui je suis ? » a-t-il demandé. « Même celui qui a trois ans se bat avec la télévision quand je regarde tes combats. » Il a hoché la tête d’un air satisfait. « Ramène-les dimanche », m’a-t-il dit d’un ton décidé. « Je leur ferai des tours de magie. Voilà le numéro de ma mère. Appelle pour confirmer. » J’ai appelé Lyn pour lui dire où j’étais et ce que je faisais. Elle ne semblait pas surprise. Elle m’a demandé d’acheter du lait avant de rentrer. Je savais qu’elle était heureuse pour moi, mais on avait beaucoup d’histoires à régler à ce moment-là, et elle ne voulait pas se montrer trop émotive juste parce que je passais du temps avec l’idole de ma jeunesse. En septembre 1977, Lyn et moi étions à l’université. Nous avons séché les cours, rassemblé toutes nos économies et nous avons roulé depuis la Caroline du Nord jusqu’à New York pour assister au combat entre Ali et Earnie Shavers au Madison Square Garden. Quand nous sommes arrivés à Manhattan le matin du combat, on a croisé Ali dans la rue, en face de l’hôtel Waldorf Astoria. La circulation était bouchée dans les deux sens. Des milliers d’entre nous avaient suivi Ali jusqu’au Madison Square Garden pour la pesée. Même si les gens entourant Ali étaient plus grands ou plus baraqués que lui, il avait l’air plus fort que tout le monde. Le silence régnait autour de lui, comme s’ils étaient à l’écoute de sa peau. On se bousculait en dehors du cercle qui entourait Ali. Lyn et moi étions assis sur un mur de béton surplombant la foule. Le centre du cercle était d’un calme absolu ; ceux qui se trouvaient le plus proche d’Ali observaient une immobilité respectueuse. Ce jour-là, j’ai vu pour la première fois 20 000 personnes se déplacer comme un seul organisme vivant. L’air était rempli d’odeurs de bretzels, de hot-dogs, de bière et de marijuana. C’était le dernier bon combat d’Ali. Il a beaucoup encaissé face à Shavers, et il avouerait plus tard qu’il l’avait frappé plus fort que quiconque auparavant. Les coups que Shavers assénait à Ali étaient si puissants que Lyn et moi pouvions les entendre. Le son nous parvenait presque une seconde après que le coup car nous étions assis à 400 mètres du ring, dans la galaxie de sièges premiers prix. Au 15e round, nous étions tous debout sans même réaliser que nous nous étions levés. Je tremblais, Lyn me tenait la main et des milliers de personnes scandaient son nom à l’unisson – « Ahh-lii, Ahh-lii » – comme un mantra, tandis que ses gants fusaient et jusqu’à ce que son adversaire, le visage enflé comme une citrouille, s’agenouille finalement devant lui. Nous avions gardé 40 dollars, le reste de nos économies était parti dans les billets. On pouvait tout juste acheter l’essence nécessaire pour retourner en Caroline du Nord. Pendant le reste de l’année, nous avons dû nous contenter du peu d’argent que je gagnais en servant de modèle pour les cours de dessin de l’université. Chaque week-end, pour payer notre électricité, on remplissait un sac de linge sale (celui que j’utilisais gamin comme punching-ball) de bouteilles consignées qu’on ramassait sur le bord des autoroutes. Mais encore aujourd’hui, nous serions tous les deux prêts à refaire la même chose pour revoir un des derniers combats d’Ali.

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COMMENT ALI EST REDEVENU UN CHAMPION SOUS MES YEUX

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Traduit de l’anglais par Clément Kolopp et Nicolas Prouillac d’après l’article « My Dinner With Ali », paru dans le Louisville Courier-Journal Magazine. Couverture : David Miller et Mohamed Ali.