Victime circonstancielle

Vivre à Alcatraz, c’était comme vivre dans un gigantesque fût industriel. Il s’en échappait peu de choses, et il y résonnait l’écho des vies s’entrechoquant derrière ses murs, année après année. Deux bâtiments pénitentiaires émergeaient du brouillard matinal, abritant 200 hommes, un par cellule, qui se tenaient debout à côté de leur couchette, prêts à être comptés comme c’était le cas toutes les deux heures. C’était la même rengaine, encore et encore. Tous les dix jours, il y avait des histoires de rasoirs qu’on avait trouvés. Tous les mercredis et samedis, il y avait de l’eau chaude pour prendre un bain. Tous les courriers adressés aux prisonniers étaient relus par la police et réécrits sur le papier à lettre d’Alcatraz avant d’être distribués. Deux heures par jour, les occupants des 200 cellules de la prison se baladaient dans la cour entre les deux bâtiments, cerclée de murs. Six fusils les avaient à l’œil tandis qu’ils déambulaient dans un sens, puis dans l’autre. Quiconque vivait un certain temps à Alcatraz finissait par présenter d’étranges symptômes.

ulyces-alcatrazjohnson-01

Un plan de l’île

L’événement le plus étrange auquel Earl Johnson eût jamais assisté se produisit tout juste après son incarcération en 1939. Les personnes impliquées étaient Stanley et Jimmy Dee, meilleurs amis et complices dans leurs activités criminelles. Ils étaient tout jeunes lorsqu’ils écopèrent de 50 ans de prison chacun, après que Jimmy Dee eût ordonné au caissier de déposer l’argent sur le comptoir. Ils vivaient tous les deux au rez de chaussée. Jimmy Dee avait attrapé une souris qu’il dressait comme animal de compagnie. Il l’avait prêtée à Stanley le temps d’un après-midi, lequel noya accidentellement l’animal en tirant la chasse d’eau sans voir qu’il était dans la cuvette. Les deux comparses ne s’adressèrent plus un mot du reste de la journée. Lorsque le garde vint éteindre les lumières, Stanley s’excusa auprès de Jimmy Dee et lui souhaita bonne nuit. « J’espère que tu vas passer une bonne nuit », répondit Jimmy Dee. « Parce qu’à compter de demain matin, tu ne dormiras plus jamais, Stanley. » Stanley pensait que Jimmy disait cela pour le taquiner – il aurait dû être plus méfiant. Lorsque le garde ouvrit les portes à l’heure d’aller au turbin, le braqueur de banque vengea la mort de sa souris. Les deux acolytes se retrouvèrent dans le hall au même moment, et Jimmy Dee en profita pour planter une arme qu’il avait confectionnée dans le ventre de Stanley, qui le traversa de part en part. Le couteau était composé d’un morceau de métal d’une trentaine de centimètres dont un des bouts avait été affûté. Lorsque Stanley arriva à l’hôpital, ses boyaux débordaient de son pantalon.

Ce jour-là, Earl Johnson travaillait de jour en tant qu’infirmier et il vit dans quel état était le criminel quand les policiers l’amenèrent. Ce dernier mourut les genoux collés à sa poitrine, essayant d’empêcher ce qui restait de son estomac de tomber par terre. La vision de ce cadavre donna à Earl Johnson une puissante envie de déménager. Le visage bleu et glacé de Stanley l’avait convaincu du fait que la vie à Alcatraz était trop souvent un aller sans retour. Mais ce n’était pas comme si Earl Johnson n’y était pas habitué. Pendant longtemps, sa vie avait été ponctuée de ce genre de choses. Il avait commencé si bas qu’il n’avait pas eu à tomber de bien haut pour toucher le fond. Ses premiers souvenirs remontaient à l’orphelinat St Peter de Memphis, dans le Tennessee. Les orphelins dormaient à dix dans des lits doubles, à cent dans une même chambre. Ils chiaient dans des seaux que les gamins plus âgés devaient nettoyer. L’établissement subsistait grâce à ce que les sœurs parvenaient à mendier dans les usines du centre-ville. Les 10-11 ans passaient leurs journées à couper les morceaux pourris des légumes. Les 6-7 ans surveillaient les petits de 2-3 ans. Après 12 ans dans ce merdier, Earl décida d’aller voir du pays et passa par-dessus la clôture.

ulyces-alcatrazjohnson-02

Les cellules d’Alcatraz

Il s’enfuit à Memphis pour se rendre à Lascassus, un autre patelin du Tennessee, où il vécut dans la famille d’un docteur pendant sept ans. Il trayait les vaches du médecin en échange d’une chambre. En 1929, ce docteur signa un papier attestant du fait que Earl avait l’âge requis, et celui-ci intégra l’armée. Pour Earl, l’armée était un moyen de combattre la Grande Dépression… mais le soldat de deuxième classe Johnson ne devint jamais un grand combattant. Il fut renvoyé de la 28e compagnie d’infanterie sans les honneurs, avec le rang de simple soldat, en 1936. Après la fin prématurée de sa carrière militaire, le destin de Earl était tout tracé. Il monta un petit commerce. Il achetait des mitraillettes à des sergents ravitailleurs dans le besoin, traversant le pays depuis l’Illinois jusqu’à la frontière sud de la Géorgie. Il amassait les armes dans une ruelle de Chicago, derrière la boutique d’un fleuriste, et les déchargeait de leurs munitions dans des boîtes à roses. Son affaire prospéra jusqu’en 1937, où tout s’écroula. Au mois d’août, Earl Johnson fut accusé d’avoir à deux reprises volé des propriétés du gouvernement. Il fut reconnu coupable et condamné à trois ans de détention provisoire sous la coupe du ministre de la Justice. C’est à ce moment de l’histoire, sans qu’il le sache ou n’y consente, la vie de Earl Johnson commença pour de bon.

Entre 1937 et 1973, Earl Johnson fut reconnu coupable de neuf crimes et condamné à 30 ans de réclusion criminelle. Certaines condamnations venaient prolonger les précédentes, quand il en purgea d’autres telles quelles dans leur intégralité. En tout, Earl passa plus de 21 ans (dans la fleur de l’âge) derrière les barreaux. Pendant ces deux décennies, Earl Johnson fut connu sous 12 noms différents. Les cinq premiers étaient 4724, 6393, 56139, 58972 et 62268. Pour chacun de ces 21 Noëls, un garde lui donnait un sac de papier rempli de berlingots, comme le faisaient les sœurs lorsqu’il était à St Peter. Earl reçut sa première lettre fin 1949 dans la prison de Leavenworth, et sa première visite en 1962, laquelle dura une demi-heure. ulyces-alcatrazjohnson-03Ces années eurent une influence profonde sur la personne d’Earl Johnson. À sa sortie de prison en 1973, il était âgé 63 ans. Il se traînait une vilaine une bronchite asthmatiforme, de l’emphysème, une fibrose pulmonaire et du diabète. Il s’attendait à mourir peu de temps après. Earl se souvenait de beaucoup de choses, toutes situées dans un cadre composé de quatre murs de béton avec une tourelle à chaque coin. La description du lieu peut sembler sommaire compte tenu du temps qu’il y a passé, mais il était le premier à dire que c’était tout ce qu’il en retenait. « J’ai perdu », disait-il. « C’est comme si c’était écrit dès le début. Je suis né au mauvais endroit, au mauvais moment et je n’ai pas cherché à changer. Je suis ce qu’on peut appeler une victime circonstancielle. »

Le train de Capone

Tout au long de ces années, Earl ne fit jamais quoi que ce soit pour servir sa propre cause. Du jour où il pénétra les murs de la prison, son jeune esprit se troublait alors que des croûtes, stigmates d’affrontements à coups de poing, apparaissaient sur ses phalanges. Ces remparts faisaient tressaillir ses muscles et frissonner sa peau. C’était au pénitencier fédéral de Lewisburg, entouré par 12 mètres de briques, de pierres et de fusils à gros calibre. À cette époque, Lewisburg était connu pour être un lieu impitoyable, particulièrement en hiver. Lorsque la neige recouvrait les cours bétonnées, personne n’était autorisé à sortir dehors. Pour passer d’un bâtiment à l’autre, il fallait traverser des tunnels souterrains. Dans ces tunnels s’appliquait une étiquette qui n’était valable nulle part ailleurs : si vous rencontriez un garde isolé, vous pouviez le tabasser en toute impunité sans qu’il dise un mot, et les gardes pouvaient faire de même avec vous. Earl ajusta très vite son comportement en conséquence. Le mois de mars n’était pas encore arrivé qu’il avait assisté à un premier meurtre. Au cœur du drame, il y avait Sam Dorsey, un ami irlandais de Earl qui venait de Chicago. Un matin, Dorsey se fit tabasser et violer par un vieux détenu. Assoiffé de vengeance, il rassembla un groupe d’amis pour se faire justice. Après le déjeuner, ils coincèrent le coupable de l’agression dans le tunnel pour l’y battre à mort à coups de poings. Earl et cinq autres prisonniers furent suspectés, mais aucune charge ne fut retenue contre eux. Pendant la durée de l’enquête, ils avaient tous été enfermés dans le Trou.

ulyces-alcatrazjohnson-04

Une des cellules du trou

Le Trou était composé de douze cellules d’1,50 m sur 2,10 m, les toilettes à même le sol. Il n’y avait pas de chauffage, pas de lit, juste une couverture pour passer les nuits. Il faisait -15°C dehors, si bien que du givre se formait sur les murs. Les résidents du Trou étaient nourris chaque jour d’un bol de chou et d’épluchures de carottes, accompagné de deux litres d’eau. Tous les trois jours, ils avaient le droit au même repas que les autres prisonniers. Après 42 jours de détention dans le Trou, c’est un Earl rendu encore plus amer par ce séjour qui regagna la couchette de sa cellule habituelle. Cette amertume scella le futur du prisonnier. L’hiver suivant, il était de retour dans le Trou. Cette fois-ci, c’était à cause d’une bagarre dans le réfectoire. Personne n’avait été blessé, mais un prisonnier mourut d’une crise cardiaque pendant la rixe. 18 personnes ayant été prises dans le feu de l’action furent enfermées, accusées d’assassinat et de comploter en vue de créer des émeutes. Joe Lynch fut le seul à être condamné à 20 années de réclusion supplémentaires. Le reste des hommes furent envoyés dans les pénitenciers les plus isolés, leur dossier marqué de la mention « dangereux », avec l’obligation d’être séparés les uns des autres. Earl et six autres détenus furent envoyés à Alcatraz. Dans la cour de Lewisburg, cette prison qu’on appelait The Rock faisait office de légende pour un voleur de bas étage comme Earl. Elle fut pour lui ce qui se rapprocha le plus de la célébrité.

À compter du jour où il mit les pieds à Alcatraz, Earl rencontra de nombreuses  personnes dont on parlait dans les journaux. Si lui-même ne goûta jamais vraiment à la notoriété, il côtoya néanmoins quelques personnes célèbres au cours de sa vie. Tandis qu’Al Capone était en train d’être transféré d’Alcatraz vers Terminal Island, Earl faisait route vers l’ouest dans un véhicule pénitentiaire. Les derniers grands noms restés sur The Rock étaient Alvin Karpis et Machine Gun Kelly, lesquels avaient tout un coin de la cour rien qu’à eux. Earl entendit des gens chuchoter leurs noms à son arrivée, et il ne mit pas longtemps à les connaître en personne. C’est de Karpis qu’il fut le plus proche. Ils marchaient ensemble dans la cour. Le principal sujet de discussion de Karpis était sa grande peur de mourir en prison. Quand cette pensée lui traversait l’esprit, il semblait que sa tête était sur le point d’exploser. Plus que tout au monde, il voulait mourir libre. Et il avait de bonnes raisons de s’inquiéter : son dossier indiquait « 30 ans », et le gouvernement semblait bien déterminé à appliquer cette peine jusqu’au bout.

ulyces-alcatrazjohnson-05

Alvin « Creepy » Karpis

Quand il braquait des banques avec Ma Barker, le magazine Time avait qualifié Alvin Karpis de creepy (« flippant »), et le surnom lui était resté. Creepy Karpis était devenu l’ennemi public numéro un après avoir été mêlé au kidnapping d’un banquier de Minneapolis. Le FBI pourchassa Karpis pendant trois ans. Ils avaient bien failli le coincer à Atlantic City, mais il s’en était sorti en jouant de son flingue. Sept mois plus tard, il écrivit une lettre adressée personnellement à J. Edgar Hoover, menaçant de lui faire exploser le cul s’il en avait l’occasion. Cette menace ne fut jamais mise à exécution.

En mai 1936, Karpis fut arrêté alors qu’il sortait d’un immeuble de la Nouvelle-Orléans, sans aucun coup de feu tiré. Hoover affréta un avion pour coffrer lui-même Creepy à New York. « Karpis prétendait qu’on ne l’aurait jamais vivant », déclara Hoover à la presse, « et pourtant on l’a chopé sans un coup de feu. Le voilà catalogué comme un sale rat froussard. Il était mort de trouille. » Dans ce temps-là, les joues de J. Egdar ne tremblaient pas quand il parlait. Derrière les flashs des photographes, il ressemblait à un piège à ours. La même semaine, Karpis était foutu, condamné. Hoover, quant à lui, obtint sa première promotion de la part du Congrès. Parfois, Karpis levait le visage vers le ciel, humant l’air marin, et parlait de J. Egdar. Il prononçait son nom comme s’il le crachait. « Ce fils de pute est un trouillard », disait-il. « Un trouillard fini. Et c’est un porc, un pervers sexuel. Regarde-le. Il s’est jamais marié et il vit entouré de jeunes agents du FBI. Pas besoin d’être un génie pour deviner ce qui se passe. Oh non, monsieur, j’ai pas besoin d’être un génie. » Earl Johnson ne resta pas longtemps à Alcatraz. Le directeur associé de la prison décréta que sa peine était trop courte pour la purger dans une cage si étroite, et il promit de l’envoyer à l’est dans le train à partir en automne. Inutile de préciser que Earl n’allait pas faire le voyage dans le Santa Fe Chief, ce train aux wagons luxueux, connu pour effectuer des trajets entre Chicago et Los Angeles avec à son bord des célébrités de l’époque.

Si de nos jours les prisonniers sont déplacés en bus, à l’époque ils étaient transférés dans de vieux wagons, dans lesquels ils étaient ballottés à travers l’Amérique, sans savoir ce qui les attendait alors qu’ils passaient un embranchement pour prendre la direction du trou du cul du Kansas. Ce type de wagons comportait une sorte de cage entourant chaque porte, pour protéger les gardes, et des bancs sur lesquels les prisonniers s’asseyaient par deux. Ils étaient enchaînés l’un à l’autre par le poignet et la jambe, chacun retenu en plus par une chaîne attachée à un anneau de métal fixé dans le sol. Seule une de leur main était laissée libre pour qu’ils puissent manger. Ils étaient assis au meilleur endroit pour profiter des grondements des rails. Quand le convoi prit le départ, Earl était la brebis galeuse du voyage, enchaîné à lui-même. Il circulait une rumeur selon laquelle ils devaient prendre un prisonnier supplémentaire en chemin. Et en effet, le train fit une halte lorsqu’il croisa une Oldsmobile, une demi-journée après leur départ d’Alcatraz. Le flic libéra Earl des menottes et des chaînes qu’il avait en trop, et lui demanda de laisser de la place sur son banc. Au son du claquement des portes, des murmures résonnèrent d’un bout à l’autre du train. Le gars derrière Earl, un latino originaire de Chicago, l’interpella d’un coup de coude. « Hey, Johnson », chuchota-t-il. « Ils vont t’attacher à Al Capone. » Earl se tourna pour voir, c’était vrai. Le Big Man en personne traversait le couloir. Ses mouvements étaient lents, et ses larges épaules lui donnaient l’allure d’un cornet de glace deux boules. Il s’assit côté fenêtre.

ulyces-alcatrazjohnson-06

Al Capone à son arrivée à Terminal Island

La scène se déroula fin 1939, à une époque où la syphilis avait plus ou moins grillé le cerveau d’Al Capone. Il sursautait au moindre bruit et bavait dans son sommeil. Ses conversations étaient toujours intelligibles, mais il n’adressa presque pas la parole à Earl. Les seuls mots qu’il lui adressa furent pour lui demander, à trois reprises, s’il avait l’intention d’essayer de s’enfuir. Capone était persuadé que les flics cherchaient une excuse pour l’abattre pendant qu’il n’était pas en cellule. Il ne voulait pas que Earl entraîne Capone dans un cercueil. Cette question mise à part, il discutait avec le latino assis derrière Earl. « Hey, M’sieur Capone », dit le latino. « Sur le Rock, on dit que vous avez planqué un gros paquet d’argent avant qu’ils vous sortent de là. » « Ouais », répondit Capone, « pas loin de 100 000 dollars. Sans doute emportés par les vagues à l’heure qu’il est. » Il se tut pour réfléchir un instant. « P’t’être ben », finit-il par ajouter avant de se taire à nouveau, et d’expulser de son nez un jet de morve vers le coin du wagon. « Ça vous aurait servi à quoi tout ce magot en prison ? » demanda le latino. Pour toute réponse, Capone éclata d’un rire rauque en agitant les mains. Un jour et demi plus tard, à un embranchement, le Big Man descendit du train pour être conduit jusqu’à Lewisburg dans une Ford, en pleine nuit. Deux heures après le départ de Capone, tous les autres furent embarqués dans un fret direction l’est. « Prochain arrêt, Leavenworth, Kansas », ricana le garde.

LISEZ LA SUITE DE L’HISTOIRE ICI

COMMENT JOHNSON EST DEVENU L’AMI D’UN ESPION RUSSE ET L’ENNEMI DE LA MAFIA

ulyces-alcatrazjohnson-couv01


Traduit de l’anglais par Marie Le Breton d’après l’article « Tales From the Big House: Al Capone and Other Alcatraz Cons », paru dans Rolling Stone. Couverture : Alcatraz. Création graphique par Ulyces.