On pourrait les appeler « les discrets ». Derrière leurs bureaux, l’humilité de leur posture et leur apparente timidité forcent un certain respect, quoique leur abord ne soit pas toujours facile. Pourtant, ils commencent à faire du bruit. Eux, ce sont les directeurs de salles indépendantes parisiennes, les exploitants indépendants passionnés, qui tiennent leur cinéma avec un amour d’orfèvre et avec ténacité face aux tentacules des grands groupes. Ils reçoivent dans leurs bureaux, à l’étage des cinémas dont ils sont les directeurs ou les gérants, ou dans un immeuble non loin. Ou bien l’entretien se fait dans la rue, à deux cents à l’heure, sous le soleil parisien, parce qu’ils doivent tout faire eux-mêmes et que leur temps est précieux. Sur les murs de leurs cinémas ou dans leurs bureaux, tout autour d’eux, des plannings et des affiches s’amoncellent. L’idée reçue d’un monde du cinéma faisant bombance tous les soirs dans les bars branchés parisiens ne traverse pas l’esprit de celui qui vient rendre visite à ces propriétaires de salles. Les murs de ces établissements imposants, véritables bijoux de quartiers, qui connaissent leurs habitués, sont pourtant plus fragiles qu’ils n’en ont l’air. Le Max Linder et son écran géant qui engloutit le spectateur, le Louxor et son décor néo-égyptien, pour n’en citer que deux des plus prestigieux, dissimulent un équilibre financier perpétuellement incertain, comme reposant sur des sables mouvants.

À la carte

Cela pourrait commencer comme du Rostand : « Nous, les petits, les obscurs… » Les mots sont différents et pourtant la passion n’en est pas moins là, dès l’instant où la glace est brisée. Ils sont peut-être moins grands que certains, mais ils comptent se faire entendre. Ces directeurs de salles ne sont pas exactement en colère, mais ils sont inquiets, pour des raisons bien précises. En France, l’exploitation cinématographique est maintenant presque entièrement régentée par un « objet rectangulaire », loin des trois cent vingt pages brochées chères à Truffaut, mais qui prend la froideur du plastique, et qui vient se glisser dans la fente d’une machine noire, d’où ressort, comme par magie et avec une petite musique, une place en papier. Vite achetée et vite jetée, dans le même geste que le sachet vide, en plastique lui aussi, des bonbons achetés au cinéma.

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Le Louxor en 1930
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« Les gens pensent que puisqu’ils ont la carte, ils viennent au cinéma gratuitement. Puisqu’ils ne paient pas sur le moment, beaucoup disent : « Pour moi, c’est gratuit. » L’acte devient dématérialisé. Des gens arrivent en retard ou viennent pour tuer le temps – chose qu’on est moins enclin à faire quand on paie sa place plein pot », analyse Julie Laurent, la gérante de l’Arlequin. L’Arlequin est un cinéma bien connu du 6e arrondissement, dont les habitués viennent à pied, et qui projette des films d’auteurs, avec une prédilection pour les films russes et allemands du fait de son histoire – dans les années 1980, il était la salle officielle du cinéma soviétique et s’appelait « le Cosmos ». Dans le 6e arrondissement, la concurrence est rude. Les MK2 et UGC ne sont pas loin et font de l’ombre au cinéma, tant au niveau des entrées que de la programmation. Il n’est pas rare que plusieurs cinémas d’un même quartier se disputent un film, et les débats peuvent être houleux. Martin Bidou, lui, s’occupe de la programmation du Louxor et en est l’un des associés, avec Carole Scotta (fondatrice de Haut et Court) et Emmanuel Papillon. Il gère d’autres cinémas à Paris et en province, et s’occupe parallèlement des ventes et de la distribution chez Haut et Court. « Le premier obstacle des indépendants, c’est clairement l’accès aux films », déclare-t-il. « Les indépendants à Paris n’ont pas forcément les mêmes droits que les indépendants en province, qui sont plutôt prioritaires sur l’Art et Essai en VO. UGC ne fait d’ailleurs que de la VF en périphérie. Les circuits et les indépendants partagent les films, mais s’il n’y a qu’une copie, en province, c’est l’indépendant qui l’obtient. À Paris, le marché est assez cinéphile, donc les circuits se positionnent aussi sur les films d’auteur. Le Vent se lève, de Miyazaki, un seul indépendant à Paris l’a eu : le Louxor. Tous les indépendants des villes de province, eux, ont eu une copie, même s’ils n’étaient pas les seuls. » Il poursuit : « Le refus de vente, normalement interdit, est possible dans le secteur du cinéma : on peut décider de mettre tel film au Pathé Wepler plutôt qu’au Cinéma des Cinéastes, parce que le distributeur décide que ce film est plus populaire, par exemple. L’exploitant peut ensuite faire appel au médiateur s’il le souhaite, mais c’est une démarche qu’il n’a pas forcément envie de faire. Paris est un marché où, dans le Quartier latin par exemple, UGC et MK2 veulent présenter les mêmes films que l’Arlequin, parce que le quartier est cinéphile, donc la concurrence est frontale. Mais on est aussi concurrents entre indépendants : l’Arlequin fait concurrence au Nouvel Odéon, par exemple. On est tous sur le même marché, à Paris. Sur une certaine tranche de films, il n’y a pas de différenciation entre les circuits et les indés. »

UGC et, dans une moindre mesure, Gaumont Pathé, seraient-ils donc l’ennemi à abattre ?

Dans certains quartiers, il y a souvent des conflits entre les cinémas sur les films très demandés. L’AFCAE (l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai) accompagne les indépendants lorsqu’ils décident de faire appel au Médiateur du Cinéma, surtout lorsque les circuits se positionnent sur des films de la catégorie Art et Essai. Des procédures de conciliation entre les parties concernées sont ensuite enclenchées. En plus d’organiser de nombreuses rencontres qui favorisent les projections de films d’Art et Essai, l’AFCAE s’engage également auprès des salles indépendantes devant la Commission Nationale d’Aménagement Cinématographique lorsque les cinémas indépendants contestent un projet qui les menacerait, comme la construction d’un multiplexe. En 2012 notamment, le projet de construction d’un multiplexe Gaumont Pathé sur la place d’Italie avait fait l’objet d’une contestation de la part des cinémas indépendants, que l’AFCAE avait soutenus. Le projet a depuis été abandonné pour d’autres raisons. L’exploitation parisienne s’avère donc compliquée, et la situation des cinémas indépendants se retrouve d’autant plus floue. Comment programmer un film d’auteur si le cinéma UGC du même quartier le réclame également et bénéficie des bonnes grâces du distributeur ? À ce problème d’accès aux films s’ajoute celui de la carte illimitée UGC, qui revient dans tous les discours – davantage que la carte Le Pass, de Gaumont, moins prisé par les parisiens. Les cartes illimitées font perdre de l’argent, mais elles sont incontournables. « On accepte les cartes parce qu’on a pas vraiment le choix, mais on constate que la carte UGC nous fait perdre beaucoup d’argent car on n’est pas remboursé suffisamment. La valeur nominale du billet est de 4,77 € et après les commissions et tout un certain nombre de déductions, UGC ne nous rembourse pas sur 4,77 € mais sur une base beaucoup plus faible, d’où résulte une perte d’exploitation importante. À l’heure actuelle, on perd de l’argent, mais si on n’acceptait pas la carte, on perdrait des entrées. Donc on est coincé, un peu en otage entre deux situations », déplore Claudine Cornillat, directrice associée du Max Linder Panorama. Le Max Linder, cinéma adoré des cinéphiles et salle mythique parisienne située sur le boulevard Poissonnière, dont le mono écran de 16 m sur 6,70 m permet des conditions de projection idéales, n’est pas loin d’être menacé et doit souvent être privatisé pour assurer ses revenus. Les conditions d’exploitation sont difficiles, les subventions de l’État sont incertaines d’une année à l’autre (l’obtention du classement « Art et Essai » permet de bénéficier d’une certaine somme d’argent, mais ce classement est remis en cause régulièrement pour certains cinémas), et la concurrence avec les grands circuits se complique avec le temps.

Une logique d’équilibre

UGC et, dans une moindre mesure, Gaumont Pathé, seraient-ils donc l’ennemi à abattre ? Il n’est pourtant pas question pour les salles indépendantes de faire concurrence aux circuits, beaucoup plus puissants qu’eux, et qui se situent dans une logique différente. Arnaud Boufassa, directeur du Cinéma des Cinéastes, explique : « Les groupes sont dans une politique de profit, et nous sommes dans une politique d’équilibre. » Ce cinéma est différent des autres en ce qu’il appartient à l’ARP (société civile des Auteurs Réalisateurs Producteurs), mais il obéit aux mêmes contraintes économiques que les autres cinémas indépendants parisiens. Situé avenue de Clichy, presque exactement en face du Pathé Wepler, le Cinéma des Cinéastes propose des films d’auteurs et de nombreuses animations. Lieu privilégié de rencontres entre les cinéastes et le public, salle « test » permettant à l’ARP d’évaluer les nouvelles technologies et de prendre la température de l’exploitation cinématographique en France, le Cinéma des Cinéastes n’échappe pas à la problématique de la carte UGC. « La carte UGC pose un vrai problème parce qu’on a de plus en plus d’encartés. Plus on a d’encartés, plus notre prix moyen baisse », poursuit Arnaud Boufassa. « Le marché national est plutôt à la baisse sur la fréquentation, donc il y a certaines salles qui accusent cette baisse de fréquentation, mais qui ont tout de même une proportion d’encartés de plus en plus importante, ce qui rend les choses encore plus catastrophiques, c’est la double peine. » Accepter la carte UGC se traduit par une perte d’argent que les salles indépendantes ne peuvent pas équilibrer en augmentant leurs tarifs normaux sans risquer de perdre leurs autres spectateurs, sans que ces derniers, hérissés par les prix qui augmentent, décident à leur tour de prendre la carte… Le cercle vicieux se dessine clairement. Il faut pourtant noter que les réseaux UGC, Pathé et Gaumont participent eux aussi à l’économie du cinéma en France, puisque le CNC redistribue l’argent des entrées en attribuant les aides automatiques, ce que reconnaît bien volontiers Arnaud Boufassa : « Il ne faut pas oublier que dans le cinéma, il y a aussi des vases communicants. L’argent qu’ils génèrent, nous en bénéficions à un moment donné à travers le soutien automatique. Il n’est surtout pas question de se dire : « Ce cinéma-là, on n’en veut plus. » Ce serait une erreur. Le CNC redistribue l’argent avec les aides à la production, à la distribution, à l’exploitation. Donc l’argent qui est généré par les groupes nous apporte quelque chose. » Une loi a pourtant été votée en 2001 qui vise à réguler l’utilisation et l’économie des cartes illimitées, puis des procédures effectuées dans le but de réexaminer ce système au fur et à mesure : le CNC organise tous les quatre ans des Commissions d’Agrément de Formules d’Accès au Cinéma. Dans l’une des premières commissions, en mars 2007, est statué que « la garantie apportée par UGC Ciné Cité aux exploitants associés a permis et devrait encore permettre aux exploitants associés à la formule UGC illimité de limiter les risques d’éviction notamment du marché parisien et celui de la région parisienne, zones particulièrement concernées par cette pratique commerciale. » (source : CNC)

« La carte illimitée baisse très fortement le chiffre d’affaire de certains indépendants. » — Renaud Laville

C’est pourtant bien cette crainte d’une possible éviction du marché parisien qui est en jeu pour certains. Le texte législatif même est remis en cause, ou plutôt l’interprétation qui en a été faite : « Il y a aussi des problèmes qui sont liés à l’interprétation du texte du décret, qui est mal fait et qui a deux interprétations possibles : une qui va dans le sens des indépendants et l’autre qui va dans le sens des émetteurs, et ce n’est évidemment pas celle qui va dans notre sens qui a été retenue pour le calcul de la redevance qu’on nous reverse. La rédaction du texte est laissée à l’interprétation juridique sous certains aspects. Donc nous nous sommes retrouvés coincés. Plus globalement, il s’agirait de négociation », constate Martin Bidou. Le délégué général de l’AFCAE, Renaud Laville, précise : « Il y a une ambigüité du texte législatif (la loi NRE du 15 mai 2001, ndlr), et il y a des contradictions entre plusieurs textes de loi. Les circuits jouent sur cette ambiguïté, quelque part à juste titre. C’est très technique par rapport au fonctionnement des cartes et de la billetterie. Il y a tout un mode de calcul, qui fait que la rémunération de l’exploitant garanti est très faible. Le problème, c’est qu’il faudrait changer la loi, ce qui n’est pas simple. L’interprétation validée aujourd’hui peut se justifier sur la lettre des textes mais n’est pas conforme à l’esprit, pour nous. On ne peut pas changer le texte législatif, mais il faut faire prendre conscience au pouvoir public qu’il y a une vraie nécessité. La carte illimitée baisse très fortement le chiffre d’affaire de certains indépendants », résume-t-il. Quoi qu’il en soit, ce qui était encore apparemment de bonne guerre il y a quelques années le devient de moins en moins, si l’on en croit ces directeurs de salles parisiennes. « Il y a une espèce de discussion qui n’est pas vraiment une discussion, parce qu’UGC est très fort dans cette affaire », confie Emmanuel Papillon, directeur du Louxor, fameux cinéma parisien à l’architecture et à la décoration néo-égyptiennes uniques, situé dans le 10e arrondissement à Barbès-Rochechouart.

Le Babylon à Berlin.   Crédits

Le Babylon à Berlin
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On se représente vite un combat à la façon de David contre Goliath. « UGC menace de diminuer la part distributeur – car dans la négociation, il y a aussi la part qui est garantie au distributeur. Les distributeurs aujourd’hui ont besoin de la carte », déclare Emmanuel Papillon. Arnaud Boufassa le confirme : « Les rapports distributeurs/exploitants sont compliqués, car il y a trois secteurs : la grande, la moyenne et la petite exploitation. Il y a des critères très précis qui déterminent qui est dans quelle branche. C’est pareil pour la distribution : la petite, la moyenne et la grande. À partir de ces six critères-là, il y a tout un tas de paramètres possibles. La grande exploitation peut faire pression sur la grande distribution, mais aussi sur la petite distribution. La grande distribution peut faire pression sur la petite exploitation… Au milieu, la moyenne se débrouille aussi bien qu’elle peut. Ce sont des cas de figure difficiles à cerner, aussi variés qu’il y a de cinémas, et qui dépendent aussi de leur position géographique. Mais il y a des pressions exercées et c’est un rapport assez violent. Nous sommes interdépendants, nous avons besoin les uns des autres mais c’est très compliqué, et parfois hyper violent. »

Des solutions incertaines

Comment établir alors un rapport plus équitable ? Les solutions sont diverses, et les avis varient d’un exploitant à l’autre. Pour certains, c’est au CNC qu’échoue la responsabilité de faire levier lors des prochaines commissions sur l’abonnement, afin que la discussion avec UGC soit plus équilibrée, et permette ainsi aux indépendants d’être davantage rétribués sur la carte. L’AFCAE soutient les exploitants indépendants dans cette démarche, et la prochaine commission se tiendra en 2015.

« L’argent ne sert pas à la même chose, dans les complexes. Il faut apprendre aux spectateurs à avoir une pratique culturelle responsable, quand ils en ont la possibilité. » — Arnaud Boufassa

Certains laissent même entendre que le prix mensuel de la carte est trop bas, suggérant ainsi que la carte illimitée n’est même pas rentable pour le groupe UGC… Pour d’autres, le problème se situe en amont : il faudrait responsabiliser les spectateurs. « Supprimer la carte serait pour certaines salles se couper de 30 à 40% de spectateurs. On peut peut-être essayer de responsabiliser les spectateurs parisiens sur ce que c’est que d’avoir une carte UGC. Un peu comme avec le commerce équitable. Quand j’achète un café directement au producteur colombien, ce n’est pas pareil que si je l’achetais à Jacques Vabre. Je sais où va l’argent, je sais à quoi il sert. Il faudrait que ce soit un peu pareil avec le cinéma. Ce n’est quand même pas la même chose d’aller voir La Vie d’Adèle au Pathé Wepler ou au Gaumont Opéra qu’ici, au Cinéma des Cinéastes. Parce que l’argent ne sert pas à la même chose, dans les complexes. Il faut leur apprendre à avoir une pratique culturelle responsable, quand ils en ont la possibilité », conclue Arnaud Boufassa. Cette suggestion mène à s’interroger sur la démarche même d’aller au cinéma. Les cartes UGC et Le Pass ont, avec les années, changé la façon dont les Français vont au cinéma. En permettant un accès total aux films, d’aucuns pensent que ces cartes ont encouragé une certaine boulimie de la part des spectateurs, le film risquant alors de devenir un passe-temps comme un autre. Peu importe l’endroit où il est visionné, pour ne pas dire consommé. « On est souvent trop démagogique par rapport au prix de la place. Et la carte y contribue. Aujourd’hui, le prix de la place, pour les gens qui ont la carte, ne représente rien. On fait passer la carte, et paf, une entrée. Alors que lorsqu’on sort dix ou douze euros pour aller voir un film, il y a un acte fort. Pour prendre l’exemple de la Grande-Bretagne, la sortie au cinéma est équivalente là-bas à une sortie au théâtre ou au music-hall », déclare Emmanuel Papillon. « Il ne faut pas qu’à un moment donné, si on se laisse trop aller, le cinéma devienne un appel d’offre pour venir consommer. On fait un centre commercial, hop, on met un cinéma, parce que les gens vont aller au restaurant à côté, etc. Le cinéma devient un élément d’attraction économique pour le quartier, et le film devient un produit d’appel pour venir consommer dans le cinéma », résume Arnaud Boufassa. La question du « comment » aller au cinéma n’est pas si nouvelle. Ces mots trouvent un écho inattendu dans La Nuit américaine de François Truffaut (1973) , où Alphonse (Jean-Pierre Léaud) s’indigne face à sa petite amie Liliane (Dani), qui veut aller au restaurant sans se soucier des films qui passent au cinéma : « Ça me dépasse. On a la chance d’être dans une ville où il y a trente-sept cinémas. Alors on choisit un film dans le programme, on cherche l’adresse, on va dans le cinéma, on vérifie l’heure de passage du film, et si on a le temps on va bouffer un petit sandwich au premier bistrot du coin, voilà ! » Époques différentes, même idée. Le film doit être respecté, et pour être respecté il doit être au centre d’une démarche.

Salle du Rex, 1937

Salle du Rex, 1937
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Les cartes illimitées n’ont tout de même pas conquis tous les cinémas indépendants parisiens. Dobrila Diamantis tient avec passion le Saint André des Arts, cinéma d’Art et Essai fondé en 1971 par Roger Diamantis, ardent cinéphile grâce à qui des cinéastes comme Jim Jarmusch, Alain Cavalier ou Ken Loach ont connu leurs premières projections. Le Saint André des Arts, cinéma emblématique du Quartier latin, pionnier des salles indépendantes parisiennes, a toujours refusé les cartes illimitées, bien qu’il accorde maintenant à leurs détenteurs une réduction tarifaire. « Pendant longtemps, Roger a subi la pression des distributeurs parce qu’il ne prenait pas la carte UGC », confie Dobrila Diamantis. « On s’est posé la question et nous avons consulté des exploitants prenant les cartes illimitées. Le gain par ticket est de 0,70 € pour des films en continuation (films repris par un cinéma environ trois semaines après leur sortie nationale, ndlr), sans parler de la paperasserie que cela engendre. Du coup, notre position est claire : on ne prendra pas la carte. À mon arrivée au Saint André, en 2011, j’ai essayé de resserrer les dépenses financières, de chercher à programmer les salles et je me suis heurtée au chantage des distributeurs, qui ne voulaient pas me donner les films puisque je ne prenais pas la carte. » Après le décès de Roger Diamantis, le Saint André a eu d’abord une programmation hétéroclite, faite de petits films, jusqu’à ce que ses finances se renflouent. C’est avec les projections de Donoma, de Djinn Carrenard, et de Mafrouza,d’Emmanuelle Demoris, en 2011 que le Saint André a marqué son véritable redémarrage. La réduction tarifaire aux détenteurs de cartes illimitées allait de paire. « Maintenant, certains distributeurs nous demandent de sortir leurs films, même sans avoir souscrit à la carte illimitée, parce que le nombre de spectateurs a augmenté. Ça, c’est dû au prestige du cinéma d’une part, au programmateur Pierre de Gardebosc et à sa programmation cohérente, à la fois nationale et en continuation, d’autre part ; et enfin à la première séance quotidienne appelée Les découvertes du Saint André, destinée à montrer des films laissés à la marge par les distributeurs. C’est une belle revanche sur notre situation d’avant », déclare avec fierté Dobrila Diamantis. Elle poursuit en évoquant certains exemples de films labellisés Art et Essai de façon semble-t-il aléatoire, ce qui crée une injustice économique et, selon elle, vulgarise le label lui-même. Les grands groupes se retrouvent alors doublement bénéficiaires en projetant ces films : la recette engendrée par la sortie nationale et les subventions accordées par le gouvernement pour ces films-là s’additionnent. « C’est peut être politique, mais ça tue le label lui-même », déclare la propriétaire du Saint André. Le cinéma reste sur ses positions avec une fierté assumée : « On n’acceptera jamais la carte illimitée, car c’est une question d’authenticité. Maintenant qu’on peut se débrouiller sans la carte tout en ayant les faveurs des spectateurs et des distributeurs, pas question de flancher », conclue Dobrila Diamantis.

Perspectives

Pour que la situation des cinémas indépendants s’égalise, un plus grand investissement des associations parisiennes est à envisager. L’AFCAE est présente au niveau national, bien que son groupe Paris ait été remis en place en 2013, mais elle n’est pas la seule association qui œuvre pour les cinémas indépendants. La CIP (association des Cinémas Indépendants Parisiens) n’a pas encore élargi ses démarches pour assurer un véritable soutien et une entraide entre les cinémas. Jusqu’ici, elle a favorisé la création de programmes pour la jeunesse. « Cette association qui est pour l’instant plutôt dédiée à la synchronisation des salles avec les dispositifs scolaires, doit prendre une autre dimension aujourd’hui, pour la survie des cinémas. Elle représente la plupart des salles parisiennes. On a déjà une structure qui nous réunit, même si pour l’instant elle n’est pas dédiée politiquement et économiquement à faire en sorte qu’on soit vraiment fédérés autour de projets en commun, or il faut que ce soit le cas. On est en train de travailler là-dessus », explique Arnaud Boufassa.

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The Van Dyck à Bristol, Angleterre, en 1926
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Les indépendants entretiennent parfois une concurrence de quartier, mais ils ont pris conscience de la nécessité de se fédérer face aux grands groupes, afin d’unir leurs forces – contrairement à une époque plus individualiste où chaque patron possédait sa salle et la gérait sans se soucier des autres. Les salles indépendantes parisiennes sont fières de se différencier des groupes, et la carte UGC illimitée soulève même parfois des questions identitaires : « C’est assez représentatif que certains porteurs de la carte UGC pensent que parce qu’on accepte la carte, on est un cinéma qui appartient au groupe UGC. C’est effrayant », déclare Arnaud Boufassa. « Il y a aussi un effet d’image. Je ne vais pas non plus délirer sur l’indépendance – le spectateur va voir un film, à la limite le cinéma importe peu, mais aujourd’hui beaucoup de gens qui viennent au Louxor pensent qu’on tient un cinéma UGC, parce qu’on accepte la carte UGC », confirme Emmanuel Papillon. L’avenir des salles de cinéma ne peut être dissocié de celui des films. À l’heure où d’innombrables nouvelles sorties se bousculent à l’affiche chaque semaine, certains évoquent la possibilité de bouleverser la chronologie des médias (sortie en salle, sortie en VOD, sortie en DVD, passage à la télévision). Établie au début des années 1980, cette chronologie visait au départ à préserver la salle de cinéma d’une trop dangereuse concurrence de la télévision. Aujourd’hui, avec l’arrivée des nouvelles technologies, la multiplication des supports et la mort de certains films qui ne connaissent qu’une faible exposition en salles pour ensuite faire l’expérience de peu ou pas de ventes en DVD, ce système est contesté. Le monde de l’exploitation, de manière générale, est opposé à ce bouleversement potentiel, qui irait à l’encontre de leurs intérêts. « Je ne suis pas pour les sorties simultanées, mais c’est une vraie question. Je pense qu’il faut garder une chronologie minimale pour la salle. On a un problème, c’est que beaucoup de films sortent en salles parce qu’il n’y a pas de dérogation possible, ils ont été faits pour la salle et donc ils sortent alors qu’ils ne le devraient pas, parce que les distributeurs sont obligés de les sortir. Il faudrait pouvoir déroger à la règle. Mais alors la question serait : quels sont les films en trop ? Il n’y a pas de catégorie. C’est très subjectif. Je ne sais pas si la sortie en VOD en simultané donnerait plus de chances aux films… le monde de l’exploitation est plutôt contre ce bouleversement », déclare avec circonspection Martin Bidou. D’autres, moins nombreux et qui s’auto-déclarent « politiquement incorrects » sur la question, sont ouverts à cette possibilité. Le bouleversement de la chronologie des médias ne leur apparaît pas comme un sacrilège ou comme la possible mort de la salle de cinéma. Certains films qui restent très peu de temps à l’affiche pourraient ainsi connaître plusieurs vies, et selon eux, la salle de cinéma ne perdrait pas pour autant ses privilèges.

Les exploitants parisiens sont inquiets mais sûrs de leur valeur, sûrs de leurs salles et de leurs qualités. Parmi toutes leurs autres caractéristiques, c’est sans doute cette foi inébranlable qui les rend véritablement uniques.

Arnaud Boufassa explique : « Pour une catégorie de films, le fait d’envoyer le film en simultané sur internet ou un peu avant peut être complémentaire de sa sortie en salles. Un film qui marche au cinéma vendra beaucoup de DVD ensuite, et aura des passages télé importants. Alors qu’un film qui ne marche pas du tout au cinéma : au moment des passages télé, il n’y a personne, et en vente de DVD, c’est zéro. Ce n’est pas forcément proportionnel à la qualité du film. Le film peut être très bien, mais si le distributeur l’a mal sorti et que le film n’a quasiment pas existé au moment de sa sortie en salles, il n’existera pas après. C’est son arrêt de mort, le film est mort, le film est foutu. Il n’est pas sauvé par le DVD plus tard. » Il s’interroge : « Ce processus-là veut dire que plus un film est aimé, plus il est vu, et plus les gens ont envie de le voir. Pourquoi ce processus-là ne fonctionnerait-il pas sur internet ? Pourquoi internet ne serait-il pas l’appel d’air qui permettrait au film de vivre après ? En tant que directeur de cinéma, je ne vois pas d’inconvénient au bouleversement de la chronologie des médias, par rapport aux DVD et à la VOD, surtout. La salle, effectivement, si le Wes Anderson passait le même soir que sa sortie, je ne sais pas… Mais vous savez, on a dit que le téléchargement allait tuer le cinéma, et il n’y a jamais eu autant de spectateurs que depuis le téléchargement. » Les patrons des cinémas indépendants, jonglant perpétuellement entre équilibre financier, stratégie de programmation et questionnements sur l’avenir, sont pourtant étonnamment optimistes. Chaque cinéma indépendant parisien possède une véritable identité, et aucun ne se ressemble. On ressent dans la fierté de leurs propriétaires cette certitude diffuse mais immuable d’appartenir à Paris, d’être partie intégrante de l’identité de la ville. Ces exploitants sont inquiets mais sûrs de leur valeur, sûrs de leurs salles et de leurs qualités. Parmi toutes leurs autres caractéristiques, c’est sans doute cette foi inébranlable qui les rend véritablement uniques.


Couverture : The Main House Theatre, Northumberland, Angleterre.