Un bon voisin

Jay Shaw s’est rendu pour la dernière fois chez Dale Sherard le premier lundi de février, en plein après-midi, à l’improviste. Il était venu s’assurer que l’ordinateur de Dale fonctionnait bien, ce qui, généralement, n’était pas le cas. Régulièrement, Dale appuyait sur la mauvaise touche et l’écran se figeait. Il faisait alors appel à Jay pour réparer l’erreur. Il aimait bien Jay. Malgré sa personnalité, Dave se permettait de le taquiner. Car même après dix ans passés à Marsing, Jay n’avait toujours pas adopté complètement l’attitude des gens du coin. Il venait de la côte est et parfois, son ancien comportement de citadin – outrecuidant, prétentieux et cassant – reprenait le dessus. Mais il réparait l’ordinateur de Dale gratuitement, et il faisait de même pour quiconque le lui demandait. C’est ce que font les voisins entre eux à Marsing : ils s’entraident quand ils le peuvent. Jay était un bon voisin.

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Marsing, Idaho
1 031 âmes
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Marsing est une toute petite ville de 1 031 habitants construite autour de la Snake River, à une heure à l’ouest de Boise. Il n’y a pas de feux tricolores à Marsing, ni de cinéma, ni de centres commerciaux… Par contre, le panorama est magnifique : une vue imprenable sur les monts Owyhee et des dizaines de milliers de vaches. Et même s’il n’est ni éleveur ni agriculteur, l’endroit reste idéal pour un routier à la retraite comme Dale. Jay, quant à lui, possédait une douzaine de têtes de bétail et un terrain de six hectares, mitoyen de la propriété de Dale. Mais Jay n’était en aucun cas éleveur. Il n’était pas fermier non plus, bien qu’il faisait pousser lui-même tomates et poivrons. Il n’était pas non plus à la retraite, puisqu’il n’était qu’à l’aube de sa quarantaine. Jay dirigeait une association qui avait en charge l’irrigation locale. Il s’assurait du bon fonctionnement des pompes, réparait les tuyaux et veillait à ce que les factures soient bien payées par tout le monde. Ainsi, trente-cinq familles pouvaient irriguer leurs champs en toute tranquillité. Mais c’était une activité essentiellement bénévole, Dale ne savait donc pas comment Jay gagnait sa vie. Personne ne le savait. Parfois, Jay disait aux gens qu’il était graphiste freelance, mais pour autant que Dale puisse en juger, soit il avait trop peu de clientèle, soit il était trop bon marché. Il faisait des économies de bouts de chandelles, selon lui. Il marchandait le foin pour son bétail ; les pneus de sa Saturn étaient usés jusqu’à la ferraille ; et il est tombé en panne d’essence si souvent que Dale ne compte plus les fois où il a dû aller le chercher sur le bord de la route. Mais il faut être juste et ajouter que c’est Jay qui est venu récupérer Dale quand le réservoir de son camion a explosé, à Givens Hot Springs. Finalement, tout le monde est quitte. Jay s’occupait beaucoup de ses enfants. Ou du moins, il s’en était beaucoup occupé, jusqu’à ce que, l’été dernier, Cara le quitte et emmène avec elle son fils et sa fille. Cara était la femme ou la petite amie de Jay, Dale ne savait pas vraiment, et cela aurait été se mêler des affaires des autres que de demander. Elle travaillait auparavant comme comptable dans l’un des vergers qui borde la rivière, pendant que Jay restait à la maison avec les enfants. Il semblait être un bon père. Tout le monde l’appelait « Monsieur Maman ». « Avoir des enfants est la meilleure chose qui me soit arrivée, déclare Jay aujourd’hui. Je ne changerais cela pour rien au monde. »

Ils étaient encerclés. Six agents fédéraux sont sortis des véhicules en regardant fixement Jay.

Quand ils étaient bébés, il lavait et repassait leurs couches avant de les pendre pour les faire sécher. Plus tard, il leur a appris à lire et à compter. Il les amenait à la pêche à bord de son petit bateau en aluminium. Il leur avait aussi montré comment nourrir un petit veau avec un biberon. Il les amenait à l’école le matin et les récupérait l’après-midi, pour aller manger des hamburgers au drive-in de Whitehouse. Et lorsque Jay s’occupait des tâches ménagères, son fils le suivait comme son ombre. « Je ne l’ai jamais vu lever la main sur ses enfants, affirme Dale. Il avait davantage le comportement d’une mère avec eux que leur propre mère. » C’est vous dire la douleur de Jay lorsqu’ils sont partis. Il ne parlait encore que de cela cinq mois après : il disait à quel point ses enfants lui manquaient et à quel point Cara était cruelle. Il espérait ardemment leur retour et c’était là tout ce qui lui importait. Ainsi, même si Jay disait venir uniquement pour jeter un œil à l’ordinateur de Dale, celui-ci savait bien qu’en réalité, il avait juste besoin de quelqu’un pour l’écouter un moment. Et c’est ce que Dale a fait en ce jour de février, durant plus d’une heure. Puis Jay s’est levé et a expliqué qu’il devait aller chercher du foin – et donc se rendre chez Bob Briggs. Bob Briggs cultivait 250 hectares de terres de l’autre côté de Hogg Road. Jay est donc parti de chez Dale au volant de sa Saturn et s’est engagé sur Hogg Road, de laquelle un chemin de traverse menait au lotissement de Whispering Heights. Bob, qui était dehors dans son pick-up à surveiller les lignes d’irrigation, a bientôt vu Jay se garer, sortir du véhicule et venir à sa rencontre pour le saluer. Bob n’aimait pas particulièrement Jay. Mais on ne peut pas dire qu’il ne l’aimait pas non plus. Il trouvait juste que Jay était… « bizarre ». Bob considérait Jay comme un citadin qui jouait au fermier. Ce dernier lui avait dit qu’il avait grandi à New York. « Il posait des questions un peu bêtes. Et puis quand vous lui donniez un bon conseil, il l’ignorait, raconte Bob. Je pensais que tout le monde à New York était comme lui. Du coup, j’étais content de ne pas y vivre. » Pour autant, il trouvait que Jay se débrouillait mieux à Marsing que si c’était lui, Bob, qui avait dû partir vivre dans une grande ville de la côte est. Bob s’est parqué sur le bord de la route et a baissé la vitre de son pick-up. Jay lui a demandé s’il pouvait lui acheter du foin, ce qu’il avait déjà fait une fois ou deux auparavant. « Mais pas si souvent que ça, explique Bob. D’autant qu’il ne voulait pas payer trop cher, et c’était pour de la paillette. » Pendant qu’ils discutaient, un pick-up bleu est passé sur la route. Jay l’a suivi du regard pendant que le véhicule filait vers le nord en direction de Cemetery Road. « C’est un flic », a dit Jay. Bob s’est mis à rire. C’était un magnifique pick-up, un nouveau modèle de chez Chevrolet. « Mais non, ce n’est pas un flic, a-t-il répliqué. J’ai vu le conducteur acheter du foin, tout comme toi. »

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Avis de recherche
Une longue liste de chefs d’accusation
Crédits : FBI

Le véhicule a fait demi-tour sur Cemetery et a remonté Hogg Road. Une berline blanche le suivait à présent. Alors que le pick-up se rapprochait, une autre berline blanche est apparue à l’ouest, venant de Whispering Heights. Des lumières bleues clignotaient sur les trois véhicules. Le pick-up et les berlines ont accéléré puis se sont brusquement arrêtés au niveau d’un panneau de stop tout près de Bob et Jay. Ils étaient encerclés. Six agents fédéraux sont sortis des véhicules en regardant fixement Jay. « C’est vous, Jay Shaw ? » a demandé l’un d’entre eux. Jay n’a pas cherché à résister. Il a été menotté et placé sur le siège arrière de l’une des voitures. Bob regardait le pick-up bleu. Il assistait à une scène que n’avait sans doute jamais connue Hogg Road avant ce jour. Un agent de police est venu vérifier son identité et a mis un temps fou avant d’accepter de croire que Bob était bien ce dont il avait l’air : un vieux fermier. Une fois que tout a été réglé, Bob a demandé à l’un des agents ce que Jay avait fait de mal, mais celui-ci a répliqué qu’il ne pouvait rien lui dire. Bob a ensuite demandé : « Comment a-t-il su que vous étiez des flics ? » Ce à quoi l’agent a rétorqué : « Et vous, comment savez-vous lorsqu’une de vos vaches est malade ? » Bob s’est interrogé. L’expérience, a-t-il conclu.

Les rues de Boston

Roy Richardson connaissait Jay Shaw depuis le début, c’est-à-dire depuis que celui-ci avait débuté les travaux de construction de sa maison sur Hogg Road. Jay avait payé comptant près de 51 000 dollars pour le terrain, enregistré au nom de Cara, puis il avait réglé les frais des travaux, comptant également. Il remettait des liasses de billets aux charpentiers, aux couvreurs et aux électriciens alors même qu’il n’avait ni compte en banque, ni carte de crédit. Roy avait songé à faire de la plomberie pour Jay, mais cela aurait représenté des travaux colossaux, estimés à 4 000 dollars s’il utilisait des équipements bon marché, et jusqu’à 10 000 dollars s’il ne le faisait pas. En outre, beaucoup d’argent semblait passer sous la table. Cela aurait pu causer des ennuis à Roy et celui-ci n’en avait vraiment pas besoin, non merci. Pour autant, Roy n’a pas posé de questions. D’ailleurs, personne ne l’avait fait. À Marsing, cela ne se faisait pas. Avec les années, Roy et Jay sont devenus amis. Jay venait quelques fois chercher chez lui du foin bon marché, et Roy lui laissait pour presque rien de vieilles balles de foin moisies. « — Je sais que tu es de la mafia, le taquinait Roy. — Qu’est-ce que tu entends par là ? » répondait Jay, parfois d’un ton tranchant – même si c’était rarement le cas. « Eh ben, tu ne travailles pas, tu ne vas jamais nulle part et pourtant, tu as toujours de l’argent. Je sais que tu es de la mafia. » Alors, Roy se mettait à rire pendant que ses petits-enfants harcelaient Jay pour écouter sa manière amusante de parler. Ce n’était rien d’autre qu’une plaisanterie qui amusait Roy. En vérité, il ne connaissait pas grand-chose de Jay.

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Jay Shaw – techniquement Jeffrey John Shaw, d’après son permis de conduire –, n’a apparemment rien fait de mal. Le problème, c’est que Jay Shaw n’est pas son vrai nom. En réalité, il s’appelle Enrico Ponzo. Il ne vient pas de New York mais de Boston. Et selon les procureurs, ce gars, Ponzo, a fait un paquet de mauvaises choses. Plus sérieusement, il est accusé d’avoir tenté d’assassiner deux hommes et d’avoir conspiré pour en tuer d’autres. Il est également accusé d’avoir été en possession d’une quantité très importante de cocaïne et d’avoir agressé un officier de police de Boston qui procédait à son arrestation, pour détention présumée de cocaïne.

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Enrico Ponzo
Le gangster de Boston
1994

Il est aussi accusé d’être l’auteur de diverses extorsions de fonds et d’autres crimes fédéraux généralement attribués aux truands réputés. Et c’est d’ailleurs ce qu’aurait été Ponzo dans sa jeunesse. (Il a plaidé non coupable à tous ces chefs d’accusation.) Ponzo a grandi à Swampscott, une petite ville paisible située sur la côte nord de Boston. Son père tenait un restaurant en ville, où Ponzo passait la majeure partie de son temps. Le restaurant se trouvait à North End, un quartier traditionnellement italien qui, à l’époque, était aussi le quartier général de la mafia locale. C’était une filiale de la famille Patriarca, originaire de la ville de Providence. À la fin des années 1980, Ponzo aurait alors décidé de devenir un gangster. Il est difficile de dire exactement quand et pourquoi cette décision a été prise, mais on peut probablement résumer les raisons de ce choix en deux termes : « jeune », et « idiot ». Selon les récits recueillis par les autorités, la vie criminelle de Ponzo était violente et absurde, ce qui concorde à merveille avec la grande histoire du crime organisé en Nouvelle-Angleterre dans ces années-là. Raymond Patriarca Sr était un parrain de la mafia de la vieille école : main de fer et discipline. Mais lorsqu’il est mort d’une crise cardiaque en 1984, la responsabilité de la famille a incombé à son fils, Raymond Jr, qui n’était pas aussi discipliné. Il n’était pas non plus connu pour être particulièrement brillant. On avait si peu d’estime pour lui qu’on lui attribuait avec dédain le fade surnom de « Junior ». Ainsi, Ponzo a commencé sa carrière de criminel au sein d’une organisation sur le déclin. Dans la hiérarchie de la mafia, un jeune homme comme Ponzo était un associé et non un affranchi. Il était ainsi allié à un affranchi, un capo renégat du nom de Bobby Carrozza, qui s’avérait fomenter une insurrection contre Junior. Vu de l’extérieur, et peut-être était-ce la réalité, cela ressemblait à un coup de force banal : Carrozza voulait que Junior « ouvre les livres », c’est-à-dire qu’il accueille dans ses rangs de nouveaux membres qui auraient sans doute été loyaux envers l’homme qui avait rendu possible cette promotion : Carrozza. La faction de Carrozza a donc demandé à ce qu’on ouvre les livres. Junior a refusé. Ils l’ont exigé. Junior s’est obstiné. Alors, pour accélérer les négociations, des sbires de Carrozza ont tiré sur deux lieutenants de Junior. L’une des cibles était un sous-chef appelé Billy « le Sauvage » Grasso. Il a reçu une balle dans la nuque. La seconde cible s’appelait Francis « Cadillac Frank » Salemme, un soldat de Boston qui agissait en tant qu’intermédiaire entre la faction de Carrozza et celle de Junior. Il était en train de se diriger vers la porte d’entrée d’un IHOP (une chaîne de restaurant américaine, ndt) situé dans une zone commerciale lugubre de Saugus, dans le Massachusetts, quand une berline de location a déboulé et s’est brusquement arrêtée sur le parking. Les deux passagers de la berline, armés de pistolets, ont fait feu sur Salemme. Bien que sérieusement touché – mais pas mortellement –, celui-ci a plongé pour se mettre à couvert. Les tireurs ont alors vidé les lieux. Enrico Ponzo était l’un des deux tireurs, selon l’acte d’inculpation. Il était alors âgé de 20 ans.

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By night
234 Berkeley Street
Crédits

Après cela, le casier judiciaire de Ponzo est typique des gangsters des rues qu’on trouve dans les grandes villes. En 1989, des charges sont retenues contre lui pour attaque à main armée et, en 1992, il est arrêté pour avoir frappé un étranger à la sortie d’un hôtel. Lors de cette agression, il était accompagné d’un ancien détenu : un assassin réputé, du nom de Billy Herd. Sur sa photo d’identité judiciaire de l’époque, il a la pour le moins la gueule de l’emploi. On peut voir sa grosse tête brune aux traits burinés fusiller l’objectif du regard. Il était apparemment en train de se faire un nom. The Boston Globe rapporte qu’après son arrestation en 1992, Ponzo était « considéré par les forces de l’ordre comme un garçon plein d’avenir au sein de la mafia ». Mais être prometteur au sein d’une telle organisation conduit rarement à une issue heureuse. La promesse d’y rester jusqu’à sa mort est souvent tenue, et il est rare qu’on meure de cause naturelle. Le plus souvent, la retraite se résume à la prison ou à la coopération avec les autorités. Bien qu’on évoque souvent les principes d’omerta et de loyauté, les individus impliqués dans le crime organisé sont par définition des criminels qui sont, qui plus est, généralement ambitieux et opportunistes. Ponzo s’en est visiblement rendu compte à l’automne 1994. Il avait connu un été difficile. En effet, il avait été arrêté en juillet par la police de Boston pour détention de cocaïne avec intention de la vendre. Il avait aggravé son cas en agressant le policier qui venait le menotter. Une audition était prévue pour la fin de l’automne, mais Ponzo a payé sa caution et retrouvé sa liberté. C’est là que tout a commencé à se déliter. Peut-être était-ce une résurgence de l’insurrection mafieuse de 1989, ou peut-être en était-ce une nouvelle. Et peut-être était-ce dû au fait qu’au milieu des années 1990, la mafia de Boston était devenue une ménagerie dysfonctionnelle peuplée de loubards sous coke à la gâchette facile. Ces théories sont toutes aussi probables les unes que les autres, mais quoi qu’il en soit, de nombreuses personnes de l’entourage de Ponzo ont commencé à se faire descendre, sous n’importe quel motif.

Trois ans après sa disparition, un grand jury fédéral a inculpé Ponzo et quatorze autres personnes d’une quantité impressionnante de crimes.

Le 2 septembre, un associé du nom de Mikey Romano Jr a été abattu près d’un bar d’Everett, le Stadium Café, juste après que Ponzo et un autre homme l’ont laissé seul pour qu’il change un pneu crevé. Deux semaines plus tard, le gérant du Stadium a essuyé cinq coups de feu tirés en pleine rue à Revere et a survécu. « Cela ne semble pas être le moins du monde une coïncidence », confiait un agent de police au Globe le lendemain. Et ce n’en était vraisemblablement pas une : Ponzo et trois autres hommes ont ensuite été accusés de la fusillade. Ponzo serait donc l’auteur d’une autre tentative de meurtre – et aurait échoué une seconde fois. Cette saignée a eu lieu tout l’automne et s’est poursuivie tout l’hiver de l’année 1994. À la fin du mois d’octobre, un homme de main de la pègre appelé Joseph Souza a été abattu d’une balle dans la tête au coin d’une rue à Boston East. Deux mois après, un associé de Ponzo nommé Paul Strazzulla, âgé de 25 ans, a été retrouvé sans vie dans sa Oldsmobile en flammes, sur un parking de Revere. On le soupçonnait d’être un mouchard, et il était mort avant qu’on ne mette le feu à la voiture. Mais à ce moment-là, Ponzo était le nom d’un fantôme. Il ne s’était pas présenté lors d’une audition en novembre, durant laquelle il devait répondre aux charges qui pesaient contre lui concernant la drogue. Il s’est donc dérobé à la justice et a disparu. Peut-être fuyait-il la loi, mais c’est peu probable – il avait un très bon avocat. Il devait avoir fui pour sauver sa peau. Beaucoup de gens, en fait, ont supposé qu’il était mort – dans la mesure où Enrico Ponzo était censé être mort. Trois ans après sa disparition, un grand jury fédéral a inculpé Ponzo et quatorze autres personnes d’une quantité impressionnante de crimes. Une chronologie de 87 pages a été établie, retraçant les guerres absconses qui ont eu lieu au sein de la mafia de Boston entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. Dans cette chronologie, Ponzo joue deux rôles diamétralement opposés. Il est ainsi accusé de tentative de meurtre, de complicité de meurtre, d’extorsion et de trafic de drogue. Pourtant, il apparaît d’abord à la page 14 puis à la page 67, pour des raisons différentes. On peut ainsi lire dans l’acte d’accusation : « En octobre, ou aux environs d’octobre 1994, Michael P. Romano Sr, Anthony Ciampi et Paul A. DeCologero, au rang des accusés, ont en toute connaissance de cause intentionnellement coopéré, conspiré, se sont alliés et se sont mis d’accord entre eux et avec d’autres personnes connues et inconnues du Grand Jury pour assassiner Enrico M. Ponzo. » Était-ce la vérité ? Peut-être, même si DeCologero a été acquitté en 1999. En effet, s’il n’y a pas de question d’honneur entre voleurs, ce qui est le cas, il y en a encore moins entre truands renégats. Ponzo a donc évidemment pris la fuite.

Devenir quelqu’un

Jay Shaw est arrivé à Marsing au printemps 2001. « J’ai pris Sunnyslope, vous connaissez cette route ? » m’a-t-il demandé depuis sa prison du Massachusetts. C’est le nom local donné à cette partie de l’Autoroute 55, qui longe et passe au-dessus de la Snake River, puis dessous, tandis que la ville se situe sur l’autre rive. On dirait un décor de cinéma. « Cela semblait être un parfait endroit pour élever ses enfants. » Enrico Ponzo était déjà mort depuis plus de six ans. Jay Shaw l’a tué, ce qui n’était pas une mince affaire, puis il a réussi à le faire oublier, ce qui était plus difficile encore. Le fait que nombre de ses associés mafieux ont supposé qu’il était bel et bien mort a considérablement aidé. « Nous pensions qu’il était enterré quelque part dans le désert », m’explique l’un d’eux, qui m’appelle depuis une autre prison. Il n’est pas si loin du compte. Après avoir fui Boston, Ponzo a échoué en Arizona. Il racontera ensuite à ses voisins de Marsing qu’il a étudié l’informatique à Phoenix et qu’il y a rencontré Cara, à la fin des années 1990. Toutefois, c’est quasiment invérifiable, car Ponzo refuse de parler de cette période de sa vie. Cara ne dira rien non plus (quand je me suis rendu à son domicile, chez ses parents, son père m’a prié de déguerpir et de ne jamais revenir), et Jeffrey John Shaw a laissé peu de traces de sa vie civile. Ce qui est d’ailleurs, d’une certaine manière, une réelle prouesse. Abandonner sa vie passée et en reconstruire une nouvelle de toutes pièces demande une discipline extrême. Cependant, les principes de base peuvent être étudiés, et c’est ce qu’a fait Ponzo de façon intensive.

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La maison de Jay Shaw
Près de Hogg Road
Crédits : Adam Eschbach

En effet, quand les agents fédéraux ont fouillé sa maison après son arrestation, ils ont saisi vingt-deux livres portant des titres tels que Comment disparaître totalement et ne jamais être retrouvé, Contrefaire des papiers d’identité facilement, ou encore Disparaître !. (Ils en ont laissé des centaines d’autres, notamment des dizaines d’œuvres littéraires ; Ponzo était semble-t-il un lecteur assidu. « Il fait partie de ces gens qui, dès qu’ils lisent quelque chose, sont instantanément captivés », me confie l’un de ses amis à Marsing.) Par ailleurs, les formalités administratives ne constituent pas un véritable obstacle pour quelqu’un ayant accès aux vieilles nécrologies et aux archives publiques. Ponzo avait ainsi sa photo sur différents permis de conduire et d’autres documents de cinq États, et il portait en tout huit noms différents. Avant d’être Jay Shaw, il avait pris pendant quelques temps l’identité d’un certain Kenneth R. Fidler qui, d’après le véritable avis de décès de Fidler, était mort noyé dans le Colorado en 1970, à l’âge de 5 ans. Ponzo a fait une copie du certificat de naissance du garçon le 3 juin 1996 et l’a utilisé pour obtenir sa carte de sécurité sociale, son permis d’apprenti conducteur et son permis de conduire. On pouvait aussi voir sa photo sur une carte étudiante du collège communautaire de Glendale à ce nom, ainsi que sur le badge d’une entreprise d’informatique appelée Mobile PC Doctors, sur laquelle il avait le statut de « technicien informatique ». Il est aussi très simple d’inventer un nom et de remplir une fausse carte d’identité dégotée au marché noir. C’est en tout cas ce qu’il s’est passé pour Jeffrey John Shaw. Prétendre être quelqu’un d’autre est relativement facile. Toute la difficulté réside dans le fait de devenir quelqu’un d’autre. Cela demande, en premier lieu, d’effacer le passé, de rompre tous les liens qui nous reliaient aux êtres et aux choses qui y sont rattachées, de rater le mariage de sa sœur et l’enterrement de sa mère, de tourner le dos à tout cela. Ensuite, il s’agit de vivre continuellement dans un présent immédiat et de s’imaginer un passé qui soit à la fois convaincant et juste assez flou. Une histoire montée de toute pièce doit être assez détaillée pour être crédible, mais pas trop non plus, de façon à ce qu’elle soit invérifiable ; elle ne doit pas comporter de contradictions et être marquante. Cara disait aux gens, au verger où elle travaillait, que Jay voulait vivre coupé du monde urbain, ce qui était courant dans cet Idaho rural et qui expliquait notamment pourquoi il avait mis le terrain au nom de Cara, et pourquoi il avait payé comptant la maison. Il l’avait faite construire au fond de sa parcelle de terrain, sur une petite colline dont l’arête est parallèle à Hogg Road. La chambre principale et la salle de bain se trouvaient en bas. Il n’y avait pas de fenêtre au rez-de-chaussée, qui était creusé dans la pente tel un bunker. Dans la pièce principale à l’étage, il avait aménagé une terrasse sous une immense baie vitrée. Cela lui offrait une vue imprenable sur Hogg Road et sur toute la haute plaine jusqu’aux Owyhees. Il pouvait voir n’importe qui arriver à des kilomètres.

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Identités multiples
Pièces à conviction
Crédits : FBI

Si Jay Shaw était une énigme, Cara était pour sa part un mystère total. Bien qu’elle vivait sur Hogg Road avec Jay depuis près de dix ans, ses voisins et ses collègues s’entendent pour dire qu’ils n’en savaient pas beaucoup sur elle, outre le fait que c’était une femme rousse, plus grande et plus costaude que Jay. « Non, pas grosse du tout », précise Dale. Juste une femme imposante. Elle avait beau le saluer de la main et lui disait bonjour à chaque fois qu’elle le voyait, même après des années passées à vivre côte à côte, Dale ne se rappelle pas une seule conversation substantielle avec elle. Même leurs plus proches amis – Kelly Verceles, un ancien marine qui a emménagé à Marsing en 2005, et Angie, qui ne souhaite pas que son nom de famille ou que le prénom de son mari soient cités ici – ne paraissent pas l’avoir bien connue. Les choses les plus remarquables qu’ils ont à dire à son sujet est que Cara a fait un cheesecake incroyable en dessert pour Thanksgiving, qu’elle en connaissait un rayon en matière d’armes à feu et de munitions – elle pouvait charger elle-même ses cartouches –, et qu’elle avait une svastika tatouée sur la jambe droite, qu’elle a plus tard faite recouvrir. Elle avait eu une adolescence difficile – même si personne ne semble savoir en quoi – et avait apparemment quitté très jeune le domicile familial. Mais elle n’entrait pas dans les détails. « Elle était très calme, se souvient Angie. Je savais où elle travaillait, et elle a déjà dit quelque chose au sujet d’une enfance difficile, mais c’est tout. » Pourtant, au printemps 2010, Cara était ostensiblement malheureuse. Angie ne savait pas pourquoi, elle voyait seulement que Cara était plus effacée, presque renfermée. Ses collègues l’ont constaté, eux aussi. Pour le dire simplement, commence l’un de ses patrons : « Si vous vous disputiez avec votre femme et qu’elle partait ensuite travailler, il est probable que certains de ses collègues s’en rendraient compte. » Et puis, le 15 août, elle a pris sa voiture et a quitté Jay. Une semaine plus tard, elle est revenue chercher les enfants et elle est retournée vivre chez ses parents, dans l’Utah. « La raison pour laquelle nous avons rompu, raconte Ponzo, c’est que je l’ai surprise avec un autre. Je lui ai dit que c’était fini. Une fois que la confiance n’est plus là, c’est définitif. » D’après lui – et d’après ses amis également –, leur relation était difficile depuis des années. C’était comme s’ils vivaient des vies parallèles, Ponzo étant celui des deux qui s’occupait des enfants et des corvées du ranch. « C’est une personne très indépendante », dit-il. La plupart du temps, il avait l’impression d’être un père célibataire, et ce depuis que sa fille était âgée de quelques mois. « Je les ai élevés, poursuit-il. J’étais leur parent le plus présent. Et ce n’est pas comme si elle voulait passer du temps avec eux quand elle rentrait à la maison. C’était bizarre… Elle voulait avoir du temps pour elle, quelque chose dans ce goût-là. » Il la suspectait d’avoir une aventure virtuelle depuis des mois. Elle rentrait du boulot, se dirigeait tout droit vers la chambre, fermait la porte, allumait l’ordinateur et y restait cloîtrée jusqu’à ce que les enfants aillent se coucher. Plus tard, d’après ses amis, Jay a trouvé l’occasion de se connecter à son compte Facebook et il est tombé sur des conversations explicites, dont il a fait des captures d’écran pour conserver une preuve. Il est allé jusqu’à commander un kit vendu comme un « test d’infidélité », qui utilise des produits chimiques pour détecter du sperme sur, mettons, une paire de bas de Cara qu’il avait fourrée dans un sac en plastique. Il n’a néanmoins jamais utilisé le kit. Pour quoi faire ? Début août, il était clair que Cara partirait.

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Comté d’Owyhee
Les canyons de l’Idaho
Crédits

Officiellement, leur séparation s’est faite sans vagues, à l’amiable. Ils n’avaient jamais été mariés, la paperasse était donc réduite au minimum. Le 5 août, Jay a rempli un acte de vente (que Cara avait pré-signé des années auparavant) mettant le terrain et la maison à son nom. Sept jours plus tard, ils ont signé tous deux un document de cinq pages – les tribunaux appellent cela une entente parentale – détaillant un agenda des gardes, les voyages planifiés ainsi que la répartition des soins médicaux. « Nous respectons le rôle séparé de chaque parent vis à vis de notre/nos enfant/s et nous nous soutenons l’un l’autre comme des parents convenables, y avait-il écrit. Nous donnerons à notre/nos enfant/s la permission d’aimer et d’être fier de l’autre parent. » Cara aurait la garde des enfants durant la majeure partie de l’année scolaire, Jay les auraient pendant la plupart des vacances, durant l’été, et certains week-ends pour peu qu’il les passe dans l’Utah. Une ou deux fois par mois, Jay retrouvait Cara à Burley, dans l’Idaho, un voyage de près de 650 kilomètres, pour récupérer les enfants le vendredi, les ramener à Marsing, puis faire le voyage retour pour les rendre le dimanche. Mais Ponzo explique qu’il n’a jamais voulu signer l’entente parentale. « Je l’ai fait sous la contrainte, dit-il. Je ne voulais pas qu’ils partent, mais elle menaçait d’appeler le shérif si je ne la laissais pas les emmener. » Aurait-elle alors porté plainte contre Jay Shaw pour obstruction à la garde des enfants ou aurait-elle dénoncé Enrico Ponzo ? Cela, il ne le sait pas ou ne le dira pas. « Je vous répète seulement ce qu’elle a dit. » Et lorsque les enfants sont partis, Jay Shaw était dévasté. « Un naufrage émotionnel », selon Bodie Clapier. « Un aller simple pour l’enfer », d’après Bob Briggs. « Complètement détruit », se souvient Dale, qui a vu combien il l’était par une belle matinée de la fin du mois d’août. Une équipe de pose avait fermé l’autoroute 95 dans une direction sur deux kilomètres, signifiant que quelqu’un qui voulait se rendre en ville devait attendre quinze ou vingt minutes sur Cemetery Road avant qu’un signaleur ne vienne lui faire signe depuis sa voiture-pilote. Dale était à l’arrêt lorsque Jay est arrivé derrière lui, a coupé le moteur et est sorti de sa Saturn. Il a longé en marchant le flanc du camion de Dale, a posé son bras contre le haut de sa portière et a fondu en larmes. « Cara est partie, a-t-il dit. Elle a pris mes enfants. » Il sanglotait, à présent. « Je vais me tuer, je ne vois pas quoi faire d’autre. »

Au nom du fils

Alors que l’été laissait la place à l’automne, Jay a commencé à s’habituer à vivre seul. Il veillait sur son bétail et sur le système d’irrigation, et il sortait davantage qu’auparavant. Il apportait parfois un gros paquet de popcorn chez Val et Vern Cobb pour regarder le football, et le mardi, il se rendait généralement dans un bar en ville appelé le Caba pour dîner d’un plat de spaghettis à 6 dollars. De temps à autre, il prenait la route jusqu’à Boise avec Kelly, son meilleur ami, pour aller voir les Steelheads disputer un match de hockey, et ils passaient parfois chez Mike Ferney pour boire de la bière avec quiconque passait dans le coin. Il bricolait ses ordinateurs et étudiait des livres de droit dans son bureau, dont l’un des murs était tapissé des dessins aux crayons de couleur de ses enfants, l’un d’eux représentant de gros cœurs sous les mots « ON T’AIME PAAPA », en lettres tracées avec une application enfantine. Il songeait à retourner à l’école. Bodie raconte qu’un jour, lors d’une conversation, il lui a dit : « Mec, je devrais devenir avocat. »

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Kelly et Jay Shaw
Patinoire
Boise, Idaho

Personne ne craignait vraiment que Jay se tire une balle dans la tête, mais il était clairement malheureux. « Avoir des enfants, c’est ce qui m’est arrivé de mieux dans la vie », dit Ponzo. Avant qu’ils ne se quittent avec Cara, « nous étions inséparables ». Désormais, il y avait entre eux des centaines de kilomètres, des jours sans fins. Alors il a fait les choses du mieux qu’il a pu. Il faisait ses allers-retours réguliers à Burley, et s’il faisait chaud il emmenait les enfants chez Val et Vern à Whispering Heights pour qu’ils profitent de la piscine, et Jay s’installlait dans une chaise qu’il approchait tout au bord du bassin. Il essayait de s’assurer que Bob Briggs le voie agir ainsi, car un jour il ne l’avait pas fait et Bob l’avait engueulé ; s’il n’aimait pas beaucoup Jay, Bob adorait ses enfants. Lorsqu’il n’était pas avec eux, Jay leur parlait au téléphone ou sur Skype, lorsque Cara l’autorisait. Elle avait commencé à utiliser cela comme punition, se rappelle Kelly. Si son fils faisait des bêtises, elle lui disait : « Tant pis pour toi, tu ne parleras pas à ton père. » Et cela semblait se produire de plus en plus au fil des semaines et des mois. Le garçon avait toujours été un enfant turbulent, même si tout le monde n’est pas d’accord sur son degré de turbulence. D’après un affidavit signé par Cara, son fils a « des problèmes d’agressivité et des difficultés à respecter les règles et l’autorité » qu’il a « développés… avant de déménager dans l’Utah. » Jay, de l’autre côté, affirme que le comportement de son fils résulte du fait que ses enfants « souffrent émotionnellement de leur abrupte séparation d’avec leur père, leur famille, leurs amis et leur école dans l’Idaho. » Quant aux amis en questions à Marsing, aucun d’entre eux n’a jamais été témoin d’un quelconque comportement perturbateur. « Les choses n’allaient pas bien là-bas pour lui, explique Ponzo. Il s’attirait toutes sortes d’ennuis, ce qui n’était pas le cas dans l’Idaho. » Il n’entre pas dans les détails, mais ses amis de l’Idaho racontent tous des histoires similaires à propos des incartades de son fils à son école dans l’Utah, de déchaînements de colère, et du fait qu’il proférait des insultes absurdes mais tout à fait préoccupantes dans la bouche d’un enfant. Les amis de Jay savaient aussi que l’enfant avait été une fois escorté par la police jusqu’à sa maison, apparemment après qu’il avait menacé de se procurer une arme pour mettre l’école à feu et à sang. Les proches de Jay savaient aussi que des docteurs avaient été consultés pour traiter le comportement de son fils, et qu’à la mi-automne, le petit garçon de 8 ans était sous deux traitements médicamenteux. Jay était furieux contre Cara et s’inquiétait terriblement pour son fils. Il n’avait jamais eu besoin de médicaments dans l’Idaho, se disait Jay, alors pourquoi serait-ce le cas dans l’Utah ? Il était convaincu que les médecins avaient plus à faire avec Cara qu’avec son fils. Il l’avait toujours considérée au mieux comme un parent à mi-temps, qui s’agaçait facilement et était incapable (ou refusait) de s’occuper d’un enfant actif. Angie se souvient que cette histoire de médicaments le rendait dingue. Il avait le sentiment qu’elle voulait le défoncer pour en faire un zombie.

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Kelly Verceles
Après avoir cambriolé la maison de Shaw après son arrestation,
son ancien ami s’y est suicidé en mai 2012.

Il était certain que ses enfants partaient à la dérive, dans l’Utah, particulièrement son fils. À la fin de l’automne, tout ce que Jay avait à la bouche, c’était de sauver ses enfants. Il faisait les cent pas chez Angie en fumant des Marlboro à la chaîne, une habitude qu’il avait reprise depuis peu. « Que penses-tu que je doive faire ? » demandait-il encore et encore. « — Qu’est-ce que je dois faire ? Dis-moi. — Tu dois faire ce que tu penses qu’il y a de mieux, lui répondait Angie. Il n’y a rien que je ne pourrais faire pour mes enfants. » Jay Shaw a décider d’attaquer Cara en justice pour récupérer la garde des enfants. Jay Shaw, une personne de chair et de sang mais une fiction légale, a pris la décision d’entrer dans un tribunal du comté d’Owyhee, de payer 88 dollars de frais de dépôt et de déposer une plainte à l’encontre de la mère de ses enfants. Jay Shaw, qui n’était un homme libre que parce qu’il avait enterré Enrico Ponzo plus de seize ans auparavant, a fait le choix de demander à une cour de justice de statuer sur sa capacité à être un bon père. Il encourait tous les risques. En comparaison des conflits habituels concernant la garde des enfants, l’affaire a été relativement brève – Jay a déposé plainte le 1er décembre, tout était fini dix semaines plus tard – et relativement cordiale, simplement parce qu’il s’est écoulé trop peu de temps pour que les choses s’enveniment. Le 11 janvier, Jay a rempli son affidavit, dans lequel il écrivait que ses enfants avaient « souffert émotionnellement » et qu’ils avaient été « emmenés sans un mot dans l’Utah par leur mère… sur sa décision unilatérale ». Deux semaines plus tard, Cara a répondu avec son propre affidavit, dans lequel elle écrivait que Jay « était alcoolique depuis de nombreuses années » et que « son agressivité envers moi s’intensifiait tellement que j’avais peur pour ma vie ». (Pour ce que cela vaut, aucun de ses amis ne le considèrent comme un grand buveur.) Voilà pour les accusations. Au début du mois de février, Val Cobb – Mamie Val pour les enfants de Jay, dont les portraits ornent le réfrigérateur – devait venir témoigner, mais l’audience a été annulée. Quelques nuits plus tard, le samedi 5 février, Jay était chez Ferney, fumant comme un pompier en arpentant la cour, le téléphone pressé contre l’oreille, Cara au bout du fil. Ferney savait que l’affaire de Jay s’annonçait mal. « Aucun juge ne donne les enfants à un père sans emploi, à moins que la mère ne soit une prostituée ou une toxicomane ou les deux, a-t-il dit à Jay. Particulièrement dans l’Idaho. » Toutefois, si Jay se lançait dans la bataille, il valait mieux qu’il se comporte bien et agisse sans hostilité superflue. « Sois gentil », a-t-il conseillé à Jay lorsqu’il l’a eue au téléphone. « Ne la fous pas en rogne. » La conversation commençait bien, de ce que Ferney pouvait entendre, la voix de Jay était calme et posée. Puis il a levé le ton, et Ferney a entendu un « va te faire foutre », un « connasse » et un autre « va te faire foutre », et finalement le fracas du téléphone de Jay jeté violemment au sol. Jay avait le rouge aux joues et haletait lorsqu’il est rentré à l’intérieur. « Jay, a dit Ferney, tu viens de te passer la corde au cou. » 48 h plus tard, Jay Shaw était arrêté sur Hogg Road. Et dans l’après-midi, Enrico Ponzo était derrière les barreaux de la prison locale, sous mandat fédéral.

Un jour ou l’autre

« Je vais vous dire ce qui s’est passé », a dit un jour Vern Cobb à l’automne dernier, après que Enrico Ponzo a été renvoyé par bateau dans le Massachusetts pour faire face à un acte d’inculpation fédéral long comme le bras et, potentiellement, à des dizaines d’années de prison. « Je pense que Jay songeait davantage à récupérer ses enfants qu’à son passé. » Il l’appelle encore Jay, comme la plupart des gens à Marsing, même après qu’ils ont vu sa photo d’identité judiciaire sur l’avis de recherche du FBI, et qu’ils ont lu tout ce qu’il était supposé avoir fait sous le nom de Enrico Ponzo, il y a très longtemps. Il ne fait aucun doute parmi eux que Jay a été écroué parce qu’il était sincèrement désespéré et viscéralement inquiet au sujet de ses enfants. Il ne croient pas une seconde qu’un truand fugitif a pu devenir négligent et arrogant au point de se lancer dans une bataille juridique pour récupérer la garde de ses enfants, car ils ne croient pas un instant que Jay est la même personne qu’il était lorsqu’il se faisait appeler Enrico Ponzo. À vrai dire, ils pensent que Jay Shaw et Enrico Ponzo sont peut-être des personnes tout à fait distinctes, l’un des deux n’existant plus que comme un lointain souvenir que rappellent des coupures de journaux et des actes d’accusation. Son habileté à bluffer, à tromper et à se métamorphoser pourrait être le testament de la ruse criminelle de Ponzo. Ou bien peut-être qu’ils ont raison.

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33 calibres
Maison de Jay Shaw à Marsing, Idaho
Crédits : FBI

« Tu sais ce qu’ils ont saisi chez moi, non ? » m’a-t-il demandé un jour. Il veut parler de l’argent, soit 118 000 dollars en cash et 65 000 en pièces d’or, un lingot d’argent, une bague en diamant, des trente-trois armes à feu et des dizaines de milliers de munitions (même s’il prétend que les armes et les balles ne sont pas les siennes). Il veut aussi parler de ses fausses cartes d’identité, enregistrées sous sept autres noms que Jeffrey John Shaw, et de tous les livres expliquant comment disparaître et se recréer une nouvelle identité. Ce qu’il veut dire, c’est qu’il n’a pas sa place en prison. « Si je ne me souciais pas de mes gosses, dit-il, je me serais enfui. Mais quelle vie a le plus d’importance, la mienne ou celle de mon fils ? J’essayais de sauver la vie de mon fils. » Il prononce ces paroles sans trace d’apitoiement dans la voix, et il entend parler littéralement. « Ils ont appelé la police pour venir s’occuper de lui ! fulmine-t-il. Il n’a que 8 ans ! » Il fait une pause. « Je ne voulais pas voir mon fils, explique Ponzo depuis le couloir d’une prison de haute sécurité, atterrir ici dans le futur. » Il connaissait les risques, et il connaissait les probabilités de voir ces risques advenir. Il savait qu’aussitôt après avoir enregistré sa plainte, les tribunaux découvriraient qui il avait été, ou que Cara pourrait le dénoncer. Il ne l’accuse pas, soit dit en passant, de l’avoir fait, mais il doute que le timing de son arrestation soit une simple coïncidence. Il ne contredit pas davantage ce que deux personnes, Kelly et Angie, rapportent qu’il leur a dit – à savoir que Cara l’avait menacé d’appeler les fédéraux. « Eh bien vas-y, avait-il répondu. Je préfère connaître mes enfants derrière des barreaux plutôt que pas du tout. » Il ne les a pas vus depuis près d’un an maintenant, et il ne leur parle qu’à de rares occasions, lorsqu’on lui permet d’appeler et que Cara daigne les lui passer au téléphone. Il dit qu’à chaque fois, c’est un combat. Généralement, il perd. « C’est une personne haineuse, tu sais, dit-il. Et le problème, c’est justement qu’elle me hait. » Au moins parvient-il à rire lorsqu’il dit cela. Il est étonnamment de bonne composition pour un homme qui pourrait bien rester enfermé pour le restant de ses jours, tout cela parce qu’il s’est montré au grand jour, délibérément, armé d’une intention bienveillante. « Oui, je le referais s’il le fallait, dit-il. C’est la vie de mes enfants contre la mienne. La vie de mon fils vaut infiniment plus que la mienne. »

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Enrico Ponzo est en prison, mais c’est Jay Shaw qui a marchandé sa vie. L’une des premières personnes qu’il a appelées après son arrestation était Bodie Clapier. Ponzo lui a dit qu’il était désolé de n’avoir jamais dit la vérité, et il a demandé à Bodie de le dire également à sa femme. « C’est un ramassis de conneries, a dit Jay Shaw, mais je vais rester au trou un moment. Est-ce que tu nourriras mes vaches ? » « C’est l’homme que je suis, dit Ponzo. J’aime cette vie. Ce sont des gens géniaux et c’est un endroit idéal pour élever mes enfants. Un jour ou l’autre, je reviendrai. Un jour. Je l’espère… Un jour, quoi. » (NdÉ : Enrico Ponzo, aujourd’hui âgé de 45 ans, a été condamné en avril dernier à 28 ans d’incarcération par un tribunal de Boston.)


Traduit de l’anglais par Gaëtan Trigot et Nicolas Prouillac d’après l’article « His Own Private Idaho », paru dans GQ. Couverture : La Snake River dans les années 1930. Création graphique par Ulyces.