L’homme sans visage

Un vent d’automne secoue les vieux arbres de Derry, dans le Maine. Dans un restaurant chinois, à l’abri de son souffle et du ciel gris pommelé, le Club des Ratés se retrouve pour la première fois depuis 27 ans. Au fil des saisons, ses membres ont pris leur envol. « Il se passe quelque chose quand on quitte cette ville, plus on s’éloigne, plus les choses sont floues », confie l’instigateur des retrouvailles, Mike Hanlon. « Mais moi, je ne suis jamais parti, je me souviens de tout. »

En convoquant ses vieux amis, le dernier venu de la bande s’apprête à déterrer une pelletée de mauvais souvenirs. Mais il a besoin d’eux pour combattre « Ça », le clown qui revient terroriser les enfants de la ville.

Ça : Chapitre 2 sort en salles ce 11 septembre. Deux ans après le succès du premier volet au cinéma, le réalisateur argentin Andrés Muschietti transpose sur grand écran la suite du roman d’horreur de Stephen King, paru en 1986. D’après des prévisions citées par le magazine Variety, le nouvel opus a des chances d’égaler l’ancien, qui avait raflé 123 millions de dollars de recettes en une semaine. Car si l’histoire a aujourd’hui 33 ans, elle fonctionne grâce à un ressort intemporel : la peur des clowns.

Au Jade of Orient, le restaurant chinois de Derry, les invités décrivent, tour à tour, l’étrange sensation qu’ils ont ressentie quand Mike les a appelés. L’évocation de leur vieux Club des ratés a rouvert des plaies depuis longtemps refermées. Ces traumatismes avancent déguisés. Pourquoi portent-ils un nez rouge ?

Sous son maquillage criard et son rire moqueur, le clown doit bien cacher quelque chose. « C’est une non-personne avec un sourire figé et des traits dissi­­mu­­lés », observe la psycho­­logue Alexan­­dra Rivière-Lecart, ensei­­gnante à l’université Paris 8. « Pour les enfants, c’est un visage qui n’existe pas. Vers deux ans, ils sont très sensibles au visage. Dans celui d’un clown, il n’y a pas de références connues », ajoute-t-elle.

Crédits : Warner

À la fin des années 1970, Stephen King a eu l’idée de rassembler autant de monstres que possible dans une même histoire. « Je voulais mettre le vampire, le loup-garou et même la momie », raconte-t-il. « Mais ensuite je me suis demandé s’il n’y avait pas une créature assez horrible, méchante et dégoûtante pour vous faire crier à sa seule vue. Donc j’ai cherché à savoir ce qui effrayait les enfants plus que tout. Et la réponse était les clowns. »

À son comble, cette crainte a un nom : la coulrophobie. Du grec coulro, qui signifie « l’acrobate sur des échasses », et phobia pour « peur », le phénomène décrit une panique irrationnelle, puisqu’elle concerne un personnage a priori inoffensif. Mais ce paradoxe trouve une explication dans l’histoire : sous leurs dehors jovials, les clowns ont parfois dissimulé de noirs desseins.

« Enfant, quand j’allais au cirque, il y avait 12 adultes qui s’entassaient dans une petite voiture, le visage pâle comme un mort, la bouche rouge sang qui criait et les yeux énormes. Comment peut-on ne pas aimer ça ? » ironise Stephen King. « En grandissant, j’ai commencé à observer les enfants, ils étaient tous terrorisés et leurs parents demandaient : “Les clowns ne te font pas rire, Johnny ?” Et Johnny répondait : “Non, sortez-moi de là, ces gens sont fous !” Ils ont des airs de monstre et les enfants en ont vraiment peur. »

Pierrot le fou

Que cache ce grand sourire rouge ? Dès 1838, la question ébroue Charles Dickens au moment d’écrire la biographie du premier clown qui entrera véritablement dans l’histoire, Joseph Grimaldi. « Cela fait quelques années maintenant que nous vénérons les clowns », note l’écrivain britannique. « Enfant, nous avions l’habitude de tanner nos amis avec d’innombrables questions sur leur caractère : leur appétit pour les saucisses était-il toujours le même ? Et si oui, par quel moyen se les procuraient-ils ? Étaient-ils pris en train de chaparder les biens d’autrui ou étaient-ils pardonnés parce que c’était pour la blague ? Comment avaient-ils obtenus ce si beau teint et où vivaient-ils ? Étaient-ils nés clowns ou l’étaient-ils devenus ? »

Entre les lignes de Dickens émerge ainsi une inquiétude portant sur l’identité du clown. Car enfin, qui a pu donner vie à un personnage si singulier ? Dans le cas de Joseph Grimaldi, le mystère n’est pas si épais, répond Dickens. Né en 1778 dans une famille de comédiens de Londres, il est élevé par un père tyrannique capable, dans les dernières années de sa vie, de feindre la mort devant ses enfants pour éprouver leur réaction. Giuseppe insiste même auprès de sa fille, Mary, pour être décapité après sa mort, de peur d’être enterré vivant.

Joseph Grimaldi

Miné par ce funeste milieu, Joseph ne fait guère le pitre qu’à la scène. Très populaire pour ses tours, réalisés avec les cheveux ébouriffés, du rouge à lèvre, la peau blanchie, une collerette et une veste à pois, il enchaîne les déprimes à la maison. « Je suis triste toute la jour­­née, mais je vous fais rire le soir », avoue cet homme dont la première femme est décédée en couche et dont le fils noie son désespoir dans la boisson. À sa mort en 1837, le public commence à entrevoir la part d’ombre du clown, non qu’il se soit soucié des problèmes personnels de Grimaldi : un drame intervenu en France un an plus tôt lui a mis la puce à l’oreille.

Ce lundi d’avril 1836, Jean-Gaspard Deburau profite du soleil pour se promener sur la rue de Bagnolet avec sa femme et ses deux enfants. Célèbre pour avoir créé le personnage de Pierrot, ce mime parisien est reconnu par un jeune anonyme. Aussitôt, ce dernier lance des insanités au couple et s’en prend au travail du clown : « Voilà Pier­­rot, mauvais sauteur de corde  ; voilà Pier­­rot avec sa margot  ; Arlequin avec son Arlequine  ! »

Deburau s’approche de l’importun muni d’un « bâton noueux en bois d’épine », selon la presse. « Viens, mauvais paillasse, viens donc ici, mauvais acteur  ! » entend-il encore. À bout de nerfs, le comédien terrasse son agresseur par un grand coup sur le côté du crâne. Après s’être traîné quelques mètres, il perd connaissance et meurt le surlendemain à l’hôpital. Dès lors, et malgré l’acquittement, une colère sourde agite Deburau à chaque représentation. Lui aussi tombe dans la dépression.

Rire éternel

Trois ans après la mort de Deburau, en 1846, Edgar Allan Poe reprend le thème du clown triste dans la nouvelle « Hop-Frog ». Hop-Frog est le nom d’un bouffon enlevé à son pays natal pour distraire le roi. Cet homme « n’était pas seulement un fou », écrit le poète américain. « Sa valeur était triplée aux yeux du roi par le fait qu’il était en même temps nain et boîteux. » Des années durant, Hop-Frog amuse la galerie royale à ses dépens, accumulant le ressentiment. Puis, un jour, il se venge en brûlant vifs le roi et sa cour.

Trop heureux sur scène pour ne pas être schizophrène, et pleurer en coulisse, le clown traîne une réputation de grand déprimé. On ne le fréquente pas sans risque : dans l’opéra italien Pagliacci (1892), le bouffon Taddéo tue ainsi sa femme sur scène. Celle de l’acteur Lon Chaney tente de se suicider en 1913. Des années plus tard, cet Américain surnommé « l’homme aux mille visages » aurait dit : « Un clown sous la Lune n’a rien de drôle. »

Célébré pour sa capacité à arborer une grande variété de masques, Chaney a l’opportunité, à la fin des années 1920, de jouer Gwynplaine dans L’Homme qui rit, un film inspiré par le roman éponyme de Victor Hugo. Conrad Veidt endosse finalement le rôle de cet enfant au destin tragique. « Âgé de deux ans », écrit Hugo, « [il] a été acheté […], mutilé et défiguré par un flamand de Flandre nommé Hardquanonne […] L’enfant était destiné […] à être un masque de rire […] À cette intention, Hardquanonne lui a pratiqué l’opération Bucca fissa usque ad aures, qui met sur la face un rire éternel. »

Ce rictus équivoque se retrouve en 1956 sur le visage de Johnny Clay, le braqueur du film de Stanley Kubrick L’Ultime razzia, puis sur celui d’une figure non seulement plus effroyable mais bien réelle, John Wayne Gacy. Né en 1942 à Chicago, dans l’Illinois, ce garçon en surpoids subit toute son enfance la violence et les brimades de son alcoolique de père. Violé par un voisin à l’âge de 9 ans, il devient concierge dans un salon funéraire au sortir de l’adolescence. Une fascination morbide le pousse à des actes nécrophiles qui lui valent d’être licencié.

John Wayne Gacy

De retour à Chicago, Gacy manifeste des qualités pour le commerce. En parallèle, il s’investit en politique, récoltant des fonds pour le parti Républicain en revêtant le costume de Pogo le clown. À la tête d’une boutique de vêtements, il est accusé de viol sur ses employés en 1968. Pour la justice, la thèse du complot ourdi par un adversaire politique tient debout. Gacy évite la prison. On ne découvre l’ampleur de ses méfaits que dix ans plus tard.

En 1978, il est inculpé pour le viol et le meurtre de 33 jeunes hommes, dont la plupart travaillaient pour lui. Pour tuer le temps dans sa cellule, le criminel dessine des portraits hallucinés de Blanche-Neige, de Bambi, des Sept Nains et, comble de l’horreur, de clowns.

Cette figure nimbée d’effroi ne s’impose pas tout de suite à Stephen King. Après avoir pensé au troll pour parler des angoisses enfantines traînées par une génération d’adultes, il choisit pour finir un avatar plus réaliste. Grippe-Sou a « un visage traditionnel de clown, comme ceux qu’on montre habituellement aux enfants, justement parce qu’ils aiment les clowns autant qu’ils les craignent », indique-t-il. « Les clowns, avec leurs visages blancs et leurs lèvres rouges, sont très diffé­­rents et telle­­ment grotesques compa­­rés aux “personnes normales”. Amenez un jeune enfant au cirque et montrez-lui un clown, il sera plus enclin à avoir peur plutôt qu’à rire. »

Quelques années plus tard, l’écrivain voit, perplexe, un homme déguisé en Ronald McDonald monter dans l’avion où il se trouve. Le clown allume alors une cigarette et commande un gin tonic. « Mais d’où tu sors toi ? » s’enquiert King. Consciente que le clown en effraye plus d’un, la chaîne de restauration McDonald’s a d’ailleurs décidé, en octobre 2016, de mettre en retrait sa mascotte.

« McDo­­nald’s et ses fran­­chi­­sés sont soucieux du climat qui entoure ces appa­­ri­­tions de clowns », confie une porte-parole de la chaîne au site de Fox News. « C’est la raison pour laquelle la parti­­ci­­pa­­tion de Ronald McDo­­nald à des événe­­ments locaux se fera discrète pendant quelques temps. »

Car entre-temps, de petits ou de grands criminels se sont mis à se déguiser en clown, pour distiller la peur. Le dernier d’entre eux a tenté de braquer un McDonald’s de Coventry, en Grande-Bretagne. Il a été arrêté par la police avec un masque de clown et un couteau le 7 août 2019. Heureusement pour les amateurs de Ça, la police ne peut rien contre Grippe-Sou. Ce sera au Club des ratés d’agir, à partir du 11 septembre.


Couverture : Warner