Enfant de la balle

Une rumeur court à travers les venelles boueuses de West Point, dans le centre de Monrovia. Peu avant 18 heures, ce jeudi 12 octobre 2017, George Weah est donné vainqueur de l’élection présidentielle du Liberia. Réunis sur une place du quartier populaire, ses partisans écoutent le résultat, l’oreille collée à un transistor. Les chiffres tombent deux jours après le vote, comté par comté.

Le bidonville de Clara Town, à Monrovia

Au bout de l’attente, le nom de l’ancien footballeur international qui a grandi de l’autre côté de la rivière Mesurado, dans le bidonville de Clara Town, commence à être scandé. Une ambiance de stade gagne les faubourgs de la capitale. Elle atteint jusque Londres, où l’entraîneur français Arsène Wenger félicite l’attaquant qu’il a entraîné à l’AS Monaco. Mais les supporters de Weah entendent ce qu’ils veulent entendre.

En réalité, ce jeudi 12 octobre, la commission électorale annonce les deux qualifiés sur la base du dépouillement de 30 % des bulletins. Crédités de 39 et de 29 %, George Weah et le vice-président, Joseph Boakai doivent être départagés par un second tour, mardi 26 décembre. D’après les premiers résultats annoncés deux jours plus tard, le premier l’emporte avec plus de 60 % des bulletins. Weah a finalement dribblé tout le terrain jusqu’à la présidence. Devenu le seul Africain à remporter le Ballon d’or en 1995 alors qu’il venait de quitter le Paris SG pour le grand Milan AC, l’enfant du ghetto de Monrovia a la confiance contagieuse. « Je suis le choix des Libériens, je sais qu’ils vont me choisir », confiait-il en mai à Jeune Afrique.

Il s’est pourtant déjà incliné face à la présidente Ellen Johnson Sirleaf par deux fois. « En 2005, la commission électorale n’était pas libre et transparente », justifie-t-il. « En 2011, c’était pareil. Ils ont d’abord dit que l’opposition avait gagné, puis ils ont changé de position. » Pour les candidats défaits au premier tour, c’est au contraire sa coalition du Congress for Democratic Change (CDC) qui s’est rendue coupable d’irrégularités. L’avocat Charles Brumskine et l’ex-patron de Coca-Cola en Afrique, Alexander Cumings, l’ont beaucoup attaqué ces derniers mois. Son aura d’ambassadeur du pays à l’étranger et de figure paternelle des milieux défavorisés n’a pas suffit.

Bientôt le dénouement
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À West Point, il est désormais acquis que les larges affiches blanches qui montrent l’homme de 51 ans ont participé à sa victoire. Weah y apparaît tel qu’en lui-même, confiant. Allié à une barbe grisonnante, le regard assuré qu’il lance derrière de fines lunettes lui donne une allure sage. À sa gauche, une femme sourit. Mais son nom rappelle des mauvais souvenirs à beaucoup de Libériens. Pour sa troisième tentative à l’élection présidentielle, Weah a pris pour colistière Jewel Howard-Taylor, l’ex-femme du rebelle sanglant Charles Taylor.

En 1989, ce dernier a lancé une attaque contre le pouvoir en place qui fit basculer le pays dans une guerre civile de près de 15 ans. Quelque 250 000 personnes sont mortes. Il purge aujourd’hui une peine de 50 ans de prison en Grande-Bretagne pour crimes de guerre. Si George Weah réfute tout lien avec lui, l’histoire du pays pèse de toute façon déjà sur la campagne. Un autre ex-rebelle, Prince Johnson, a obtenu près de 7 % des voix au premier tour. Pour Weah, ces années sombres furent aussi celles d’une ascension brillante au sommet de la planète football. C’est dans leur clair-obscur qu’il a forgé son destin politique, entre les fastes européens du sport et la guerre au Liberia.

 Sortie d’abîme

Sous le soleil implacable d’un après-midi d’avril 1980, George Weah scrute les passants depuis un banc de Clara Town, sur l’île de Bushrod. Le jeune garçon vit avec sa grand-mère dans une bicoque de ce quartier portuaire de Monrovia d’où partent des bateaux remplis de latex et de bois. Il a 13 ans et, devant lui, 13 hommes en sous-vêtements sont poussés à coups de crosse vers des poteaux électriques. On les y attache. Puis, des rafales de fusils automatiques claquent. Ces hommes appartenaient au gouvernement de William Tolbert.

Arrivé au pouvoir en 1971, le président a été destitué et tué sauvagement par des putschistes neuf jours plus tôt. Avec une violence extrême, les divisions qui minent le Liberia explosent soudain. Depuis la proclamation de la première répuplique indépendante africaine en 1847, le pays était dirigé par les héritiers des descendants d’esclaves afro-américains revenus sur le continent au début du XVIIe siècle. Cette petite élite défendait jalousement ses intérêts au sein du True Whig, le parti unique dont était issu William Tolbert. Jusqu’en 1980. Le groupe d’hommes qui vient tuer le chef d’État dans sa résidence le 12 avril est dirigé par Samuel Defoe, un sergent appartenant au peuple Krahn. Sous sa férule, des rivalités ethniques se font jour, excitées par la lutte pour le pouvoir.

À la mort de son père, George se retrouve chez sa grand-mère, dans une pauvreté absolue.

Tous les officiels de William Tolbert ne sont cependant pas exécutés. L’ancienne ministre des Finances, Ellen Johnson Sirleaf, parvient à quitter le pays avant d’y revenir pour se présenter à l’élection de 1985 contre Samuel Defoe. Le militaire ne le supporte pas. Il punit cette audace d’une condamnation à dix ans de prison, s’aliénant de nombreux hommes politiques. Le père de George Weah, William T. Weah, est de ceux-là. « Il était actif dans le mouvement qui a fait libérer Sirleaf Johnson au travers du Movement For Justice in Africa », racontera son fils. Un an plus tard, cette économiste passée par Harvard quitte sa cellule et le pays. À la mort de son père, alors qu’il est encore jeune, George se retrouve chez sa grand-mère, dans une pauvreté absolue. Elle croit pourtant en ses chances. « Un jour, Dieu m’a dit : “Je te donne cet enfant. Il sera footballeur et t’aidera jusqu’à la fin de ta vie” », répètera souvent Emma Klonjlaleh Brown. Après des débuts comme gardien de but aux Young Survivors, un petit club de la banlieue de Monrovia, George Weah rejoint Bongrang, en première division.

En 1986, le président d’Invincible Eleven le fait venir en lui promettant 1 000 dollars par but marqué. L’attaquant en inscrit 19 et sa réputation arrive jusqu’aux oreilles de Samuel Defoe. La même année, le nouveau dictateur envoie les meilleurs joueurs du pays en stage au Brésil. Pour beaucoup de Libériens, les 100 000 euros dépensés, selon la presse, auraient pu être employés autrement… Pour Weah non plus, ils n’ont rien de décisif. C’est au cours d’un déplacement au Cameroun pour y affronter le Tonnerre de Yaoundé qu’il se fraye un chemin vers l’Europe. Recruté pour 5 000 dollars par le club adversaire, il est ensuite repéré par le sélectionneur français de l’équipe nationale camerounaise, Claude Leroy, qui en parle à l’entraîneur de Monaco, Arsène Wenger. Weah s’envole pour la principauté en 1988, à l’âge de 22 ans. À force d’efforts, l’avant-centre s’adapte à la première division française. « Il était inutile au début, mais son ambition de devenir une star était si grande et son désir si fort qu’il l’a fait », se souvient Arsène Wenger. George Weah change tout en gardant la foi. Élevé par une grand-mère chrétienne, il se convertit à l’islam en 1989. Trop pauvre pour intégrer le secondaire, il est passé par un collège coranique grâce à un ami avant de finalement embrasser la religion musulmane une fois arrivé en France.

George Weah en rouge et blanc
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Alors que le jeune joueur commence à se faire remarquer dans l’Hexagone, le Liberia marque contre son camp. L’opposition menée par Charles Taylor vire à la rébellion armée. En 1990, l’un de ses lieutenants, Prince Johnson, enlève Samuel Doe et le fait tuer. Sur la vidéo de son exécution, on voit cet ancien membre de la garde nationale boire une bière pendant que ses hommes jouent du couteau. Ivre de violence, Prince Johnson fait sécession et retourne son arme contre Charles Taylor. La guerre civile éclate.

 Éternelle transition

Alors que le Liberia brûle à petit feu, George Weah enflamme les stades, terrorise les défenses adverses et en tire des fortunes. En 1992, il signe au Paris SG pour 6,5 millions d’euros. La star montante ouvre alors un compte à la Chase Bank de New York. L’une des employées, la Jamaïcaine Clar Duncan, devient sa deuxième femme. Ensemble, ils achètent une maison dans le quartier libérien de Staten Island, un restaurant à Brooklyn puis une propriété à North Woodmere, à l’est de la capitale économique américaine. Weah prend la nationalité française mais continue de jouer pour le Liberia, une sélection qui n’a jamais participé à la Coupe du monde. Auteur de 55 matchs en 137 rencontres sous le maillot parisien, il est transféré au Milan AC en 1995. Son arrivé en Italie est couronnée quelques mois plus tard par le titre individuel le plus prestigieux du football mondial, le Ballon d’or. De son triplex de 500 m2 milanais, il assiste au naufrage de son pays non sans réagir.

Charles Taylor

En 1996, le nouveau meilleur footballeur mondial réclame l’intervention des Casques bleus des Nations Unies. En représailles, Charles Taylor envoie ses hommes incendier sa maison de Monrovia et violer deux de ses cousines. George Weah ne remettra plus les pieds au pays avant le départ du seigneur de guerre, en 2003. Bien que les combats cessent, aidés en cela par les Nations Unies et la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, Charles Taylor est élu au scrutin organisé en 1997 avec l’aide financière d’Ellen Johnson Sirleaf. « Il a tué ma mère, il a tué mon père mais je vote pour lui », déclamaient les jeunes chargés de faire sa campagne, convaincus que la paix était à ce prix. Les mêmes se retrouvent ensuite avec un fusil dans la main pour défendre les intérêts de Taylor au Sierra Leone voisin.

Le drame de ces unités d’enfants-soldats attire l’attention du monde sur la région. George Weah soutient le programme de désarmement de ces Small Boys Units, verse de l’argent aux programmes d’aide humanitaire et accepte la charge d’ambassadeur de bonne volonté de l’Unicef. Lorsque Charles Taylor est poussé à l’exil par les embargos des Nations Unies et les mouvements rebelles, en 2003, George Weah réalise une dernière pige dans le club qatari d’Al Jazira. Il vient d’échouer de peu à qualifier le Liberia à la Coupe du monde et est redevenu chrétien après la mort de sa grand-mère. Sa carrière est terminée.

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Aux États-Unis, le footballeur à la retraite assiste à l’élection d’Arnold Schwarzenegger au poste de gouverneur de Californie. « J’y étais », lance-t-il comme pour signifier l’importance de l’événement. Weah se rend compte qu’une star sans grande expérience politique a ses chances. Afin de servir ce projet, il fonde la radio King FM, l’année suivante, et se déclare candidat à la présidentielle 2005. Face à lui se dresse celle que son père a jadis défendue, Ellen Johnson Sirleaf. Weah est non seulement populaire pour ses exploits sportifs, mais il « représente les autochtones », explique sur RFI Maurine Mahounon, docteur en sciences politiques et spécialiste du Liberia. « Il est issu du ghetto, donc une bonne partie des Libériens se retrouvent en lui ». Autre avantage, Weah « sait s’entourer », selon celui qui l’a dirigé au Paris SG, Michel Denisot.

Avant le scrutin, le président de son parti, Orishall Gould, a pourtant dû démissionner pour avoir détourné des fonds de la Sécurité sociale qu’il dirigeait. La responsable des médias Margot Cooper a fait payer des interviews et trois de ses gardes du corps seraient issus des rangs de Charles Taylor. Au second tour, l’ancienne économiste de la Banque mondiale l’emporte avec 59 % des voix. Weah s’empresse de dénoncer des fraudes puis se fait une raison. Pour défier ceux qui moquent son absence de formation universitaire, il reprend les études. Sirleaf parvient pendant ce temps à éloigner les fantômes de la guerre en mettant fin à l’instabilité politique et en réduisant la pauvreté. En 2010, le Fonds monétaire international salue la « maturation de la nouvelle démocratie libérienne ».

Joseph Boakai, adversaire de Weah et actuel vice-président

Pour arriver au pouvoir, Weah est prêt à revoir ses ambitions à la baisse. En 2011, il se range derrière la candidature de l’ancien ministre de la Justice de Samuel Doe, Winston Tubman, un homme politique diplômé de la London School of Economics, de Cambridge et de Harvard. Mais là encore, il s’incline devant Sirleaf au second tour… pour prendre sa revanche en 2014 en battant le fils de la présidente aux sénatoriales. Weah sait que le temps de la cheffe d’État est compté. Après deux mandats, elle est obligée par la constitution de quitter le poste. En politique, juge l’ex-footballeur, « tu fais ton équipe, je fais la mienne. » Ainsi a-t-il fini par remporter le match le plus important de sa vie.


Couverture : George Weah. (FIFA TV)