La brume

À quelques mètres au-dessus du stade des Dodgers, l’équipe de baseball de Los Angeles, un voyant lumineux se déplace dans la brume, accompagné par le bourdonnement d’une hélice. En s’éloignant, l’appareil émet un bruit de plus en plus sourd, comme un ballon de basket frappant le sol en accéléré. La star qui se trouve à bord dribblait à une vitesse folle. Mais ce dimanche 26 décembre 2020, cela fait déjà près de quatre ans que Kobe Bryant n’a plus foulé le parquet du Staples Center, un peu plus au sud, avec un maillot des Lakers sur les épaules.

Après 20 saisons sous les couleurs de la franchise californienne, le quintuple champion NBA qui tournait à une moyenne de 30 points par matchs à son apogée capitalise sur son aura. Considéré comme un des meilleurs joueurs de tous les temps, « Black mamba » se rend à la Mamba Cup, une compétition organisée à son académie sportive Mamba de Thousand Oaks. En bonne « Mambacita », sa fille aînée est avec lui dans le « Mamba Chopper » pour y participer. À leur côté, derrière le pilote Ara Zobayan, se trouvent les coachs Christina Mauser et John Altobelli, accompagné de sa femme Keri et de leur fille Alyssa, mais aussi la jeune basketteuse Payston Chester et sa mère, Sarah.

Crédits : Fred Kearney

Parti de l’aéroport John-Wayne à 9 h 06, l’hélicoptère Sikorsky S-76 se dirige vers le comté de Ventura, où se trouve Thousand Oaks, une ville situé à 56 km au nord de Los Angeles. Alors qu’il passe au-dessus de Glendale, le pilote informe le contrôle aérien qu’il respecte des « règles visuelles en vol spéciales » étant donné la brume. Cela l’autorise à voler sous la barre des 300 mètres d’altitude. Il lui réclame ensuite un « suivi » afin d’être aidé dans sa navigation. Ce matin-là, la police de Los Angeles a décidé de maintenir ses hélicoptères au sol.

Inquiété par sa position, sans toutefois s’alarmer, la tour de contrôle demande alors à l’appareil de reprendre de l’altitude. C’est ce qu’il fait devant une couche nuageuse, avant de piquer vers les collines de Calabasas. Un rugissement se répand alors dans cette banlieue aisée, immédiatement suivi par une abominable explosion. Appelée à 9 h 47, les pompiers du secteur interviennent sans succès. Il y a des débris sur 180 mètres à la ronde et aucun survivant.

Sur Twitter, une autre légende du sport et des Lakers, Magic Johnson, rend hommage à Kobe Bryant : « Les mots ne suffisent pas à dire l’impact qu’il a eu sur le basket », écrit-il au-dessus d’une photo des deux anciens joueurs. « Je connais des fans à qui il va manquer tout autour du monde, notamment à Los Angeles. » Johnson a souhaité tout à la fois saluer « un ami, une légende, un mari, un père, un fils, un frère, le vainqueur d’un Oscar et le plus grand Laker de tous les temps. C’est difficile à accepter. Kobe était un leader pour notre sport, un mentor pour les joueurs masculins et féminins. »

Lors d’un passage sur le plateau de Jimmy Kimmel, pour son émission diffusée sur ABC, Bryant assurait d’ailleurs que Gianna tenait absolument à jouer en NBA féminine. « Quand des fans viennent me voir, alors qu’elle est à côté de moi, pour me demander d’avoir un garçon pour que quelqu’un perpétue la tradition, mon héritage, elle leur répond : “Hey, je m’en occupe.” » L’ancien arrière laisse trois filles, Natalia, Bianca et Capri, à sa femme Vanessa. À elles de prolonger la légende commencée par le père de Kobe il y a plus de 40 ans.

Obsession

Avant de disparaître dans les collines de Calabasas et leurs futaies brunes, Kobe Bryant s’évertuait à partager la « Mamba Mentality », cette « façon de vivre qui consiste à essayer d’être meilleur chaque jour ». Non content d’être un joueur de basket exceptionnel, il cherchait à apposer son label sur tout ce qu’il touchait, pour aiguiser l’appétit de ses fans. Il faut dire que son nom en est un : Kobe a été baptisé d’après un bœuf japonais avant de gagner plus tard le surnom de Black Mamba.

Né le 23 août 1978 à Philadelphie dans une famille qui compte déjà deux filles, Kobe est le fils d’un joueur de basket de la franchise locale, les 76ers. Trois ans et un transfert plus tard, il enfile un maillot des San Diego Clippers pour le copier. « Il me disait déjà qu’il voulait jouer en NBA », se souvient sa mère, Pam. Après un passage aux Houston Rockets, Joe Jellybean Bryant met un terme à une carrière en NBA mitigée en s’envolant pour l’Italie. Avec un peu de temps, sa moyenne de points par match passe de 8,7 à 30 et ses enfants trouvent leurs marques. Perdu au milieu des consonances latines et étranger à la langue du football pratiquée par ses camarades, le jeune Kobe apprend l’italien et s’entiche du Milan AC, sans se départir de son envie de jouer au basket.

Crédits : Daniel Hughes

Avec pour modèles Julius Erving et Magic Johnson, le jeune Kobe demande à affronter les coéquipiers de son père, parfois avec succès. Lors de son passage à Mulhouse, en France, où Joe effectue une dernière pige, cela devient une obsession. Dans l’hôtel où vit la famille, les clients se plaignent d’entendre un ballon cogner contre les murs et les plafonds. Rentré à Philadelphie en 1991, Kobe Bryant est drafté cinq ans plus tard par les Hornets, qui viennent de remporter le titre en 1995.

Mais en réalité, les Lakers ont passé un accord avec le club de Houston pour récupérer le rookie en échange de leur pivot Vlade Divac. Lors de tests, leur manager Jerry West a jugé Bryant « meilleur que n’importe quel joueur de notre équipe », alors exsangue. Dans la foulée de la retraite de Magic Johnson, en 1991, elle a connu tellement de difficultés que la légende du club a tenté un retour, sans véritablement réussir à la sortir du marasme. Bryant a donc la lourde tâche de lui succéder, avec l’aide bienvenue de Shaquille O’Neal, tout juste arrivé d’Orlando.

Les deux joueurs se cherchent l’espace de deux saisons et mènent leur franchise au titre en 1999, mettant ainsi fin à 12 ans de disette. « Kobe ne s’intéressait pas aux sorties ni à quoi que ce soit d’autre », se souvient son ancien coach, Del Harris. « Il n’avait qu’une obsession. Il voulait être le meilleur pour défier Michael Jordan. » Une fois ce dernier à le retraite, le Black Mamba marque 81 points contre les Toronto Raptors en janvier 2006, le plus grand total en un match derrière les 100 points de Wilt Chamberlain en 1962. En 20 ans de carrière, il est sacré cinq fois avec les Lakers, est sélectionné à 18 reprises aux All-Star Game, remporte un trophée de MVP (Most Valuable Player) en 2008, deux titres de MVP des finales et deux médailles d’or olympiques, le tout sans jamais changer d’équipe. Puis vient le moment de dire au revoir.

Crédits : Lawrence Jackson

Devant le grand cube vitré de la Vivint Smart Home Arena, à Salt Lake, deux syllabes sont scandées sans interruption. « Ko-be ! Ko-be ! Ko-be ! » clame la foule. Fait rare, c’est un joueur de l’équipe adverse qui a ce 13 avril 2016 les honneurs des supporters du Utah Jazz. Car quelques mois plus tôt, Kobe Bryant a annoncé que ce serait son dernier match. « Cette saison est tout ce qu’il me reste à donner », a-t-il écrit dans une lettre émouvante intitulée « Cher Basket-ball ». « Mon cœur peut suivre le rythme, mon esprit résister à la pression, mais mon corps sait qu’il est temps de dire au revoir. Et c’est OK, je suis prêt à te laisser partir. »

Pour assister à ses adieux, trois amis ont payé 4 200 dollars pour trois billets qui en valent normalement 34 et ont fait le déplacement depuis l’Oregon. « C’est le plus grand de notre génération et une grande inspiration pour nous tous », expliquent-ils. Le spectacle ne va pas les décevoir. À six minutes de la fin, Bryant enchaîne 17 points et, alors que les Lakers sont encore à une unité des Jazz, il s’empare du ballon pour dribbler vers la gauche avant de virer de bord puis tirer à trois points. Les 19 000 fans des Lakers exultent en voyant le ballon passer l’arceau à 31 secondes du terme. Leur équipe l’emporte 101 à 96 grâce à 60 points marqués par le futur retraité. Une fois la rencontre terminée, ce dernier retourne à Los Angeles, d’où il s’envole pour sa maison de Newsport Beach à bord du fameux hélicoptère Sikorsky S-76.


Couverture : Keith Allison