De l’intérieur, le temple de Donald Trump ressemble à une petite église orthodoxe, juchée en haut de Manhattan. Fraîchement élu président des États-Unis, en décembre 2016, le milliardaire reçoit une équipe du magazine Time au dernier étage de son gratte-ciel le plus célèbre, la Trump Tower qui surplombe Central Park. Assis de biais sur un fauteuil blanc et or, yeux mi-clos, il pose au milieu du marbre et des dorures qui dégoulinent de part en part. Le voilà personnalité de l’année, sur le toit du monde. Trump disserte vaguement au sujet des emplois qui vont revenir puis lève le pouce comme aimait le faire Ronald Reagan, en souriant tout aussi vaguement. Le décorum se répète. Depuis 1932, tous les chefs d’État américains ont eu droit à leur séance photo et leur couverture, à l’exception de l’intérimaire Gerald Ford, qui termina le mandat de Richard Nixon après sa démission en 1974.

Selon l’hebdomadaire, le « leader du monde libre » est bien souvent celui qui a « marqué le plus l’année écoulée, pour le meilleur ou pour le pire ». Mais la récompense créée en 1927 n’est pas décernée de façon automatique au locataire du bureau ovale. En tout cas pas cette fois. Avant d’annoncer le résultat, le magazine a dévoilé sa nouvelle méthode de sélection. « Le Time a fait équipe avec Opentopic et IBM Watson pour observer comment les candidats [au titre] ont imprimé leur marque sur Internet. Dans le cadre de cette collaboration, Opentopic a évalué plus de 32 millions de documents en provenance de 3,5 millions de sources en ligne, que la technologie de deep learning de Watson a classé et trié. » Plus que le vote des lecteurs, qui désignait le Premier ministre indien Narendra Modi, c’est donc l’intelligence artificielle et le big data qui ont fait de Trump la personnalité de l’année.

L’homme-machine

Le premier bureau d’Apple ressemblait à un banal entrepôt encombré de cartons. Depuis Cupertino, une ville californienne située à l’est de San José, à l’entrée de la baie de San Francisco, Steve Jobs et Steve Wozniak ont commencé à expédier des ordinateurs en 1977. Un peu moins de cinq ans plus tard, leur réputation était faite. Un journaliste du célèbre magazine Time, Michael Moritz, est même venu les interroger. Jobs lui a donné tous les détails possibles sur le fonctionnement de cette start-up avant l’heure, espérant être désigné « homme de l’année ». Quand un exemplaire est arrivé par la poste au 20863 Stevens Creek boulevard, en décembre 1982, l’homme de 27 ans piétinait comme un enfant, persuadé de voir son visage s’étaler en couverture. « En fait, il y avait cette espèce de sculpture devant un ordinateur », a-t-il raconté dans sa biographie. « Je me suis dit : “Hein ?” Ensuite, j’ai lu l’article et c’était tellement nul que je me suis mis à pleurer. » Au désespoir de l’entrepreneur, le Time venait de célébrer la « machine de l’année », au lieu d’une personne ou d’un groupe de personnes comme il avait l’habitude de le faire. « Ces choix non conventionnels sont destinés à saisir un mouvement plus grand que n’importe quel individu », justifie aujourd’hui l’équipe de l’hebdomadaire. Faute de trouver un ambassadeur à un phénomène de société, la revue new-yorkaise rompt parfois avec la « personnification de l’information » qu’elle a initiée à la fin des années 1920 en créant le titre, selon le chercheur de Yale, Isaiah Wilner, auteur du livre The Man Time Forgot. Après un numéro en hommage aux faiseurs de paix en 1993 et un autre aux lanceurs d’alerte en 2002, elle a remis un ordinateur en Une en 2006 pour consacrer les internautes. « You », est-il écrit au milieu de l’écran. « Si vous choisissez une personne, vous devez démontrer comment elle en a affecté des millions », défend le rédacteur en chef de l’époque, Richard Stengel. « En revanche, si vous choisissez des millions de gens, vous n’avez à le justifier à personne. » Pour cette édition sur les internautes, le Time a néanmoins réalisé une série de 15 portraits d’individus révélés par le web, qui présentent des profils assez différents de ceux des grands dirigeants. « Les premières années, les couvertures étaient sérieuses parce que le Time s’inquiétait que la guerre revienne », détaille Isaiah Wilner. « Il y avait donc surtout des hommes politiques. » Roosevelt, Hitler et Staline ont ainsi reçu la distinction. « Mais », poursuit-il, « une plus grande variété de personnages ont ensuite été nommés. » Parmi eux, on trouve en 2006 le rappeur français Kamini, auteur d’un étonnant rap bucolique qui porte le nom de son village, Marly-Gomont. Ce « premier gros buzz français », dit-il, lui vaut de figurer à côté d’autres célébrités « nées sur la Toile » comme le contributeur de Wikipédia, Simon Pulsifer, ou l’un des développeur de Mozilla, Blake Ross. « On avait tout le temps des articles dans la presse », se souvient Kamini. « En blaguant, j’ai dit à mon manager : un jour on va se retrouver dans le Time. Deux jours plus tard, je recevais un appel du magazine. »

IA

Le téléphone ne cesse de sonner chez Mark Zuckerberg. En 2010, l’homme qui a le plus d’amis au monde est sacré personnalité de l’année grâce à son site, Facebook, dont l’algorithme a fait le succès époustouflant. Les années suivantes, le Time fait la part belle aux acteurs politiques en désignant « le protestataire » (2011), Barack Obama (2012), le Pape François (2013), ceux qui se battent contre Ebola (2014) et Angela Merkel (2015). « Je vous avais dit que le Time ne me choisirait jamais pour être la personnalité de l’année, bien que je sois le grand favori. Ils ont choisi celle qui ruine l’Allemagne », réagit Donald Trump lorsque sort le nom de la chancelière allemande. Un an plus tard, il est élu à son tour devant Hillary Clinton et « les hackers ». Si l’ordinateur passe à l’arrière plan pour laisser la place aux décideurs de toujours, ce n’est qu’en apparence. Il a été déterminant dans le choix de 2016. « Quand les gens du Time sont venus me voir », raconte André König, le cofondateur d’Opentopic, une société de marketing cognitif et d’intelligence artificielle (IA), « nous avons commencé par parler du choix de la personnalité de l’année qui devenait très répétitif. Fidel Castro n’était pas mort, Donald Trump n’était pas encore élu, et penser à l’histoire qu’ils pourraient écrire quel que soit leur choix était un challenge pour eux. Ils cherchaient donc un moyen de le rendre plus intéressant. »

La direction du magazine a d’abord pensé se servir de la plate-forme d’IA Watson développée par IBM pour faire le tri et sélectionner des idées d’angles. Afin d’affiner l’analyse, IBM a fait appel à Opentopic, un partenaire spécialisé dans le ciblage d’audience. « Une des façons pour le Time de mieux cerner et impliquer son audience est de créer du contenu à partir de données », ajoute König. En fonction d’une liste d’une centaine de noms, Opentopic a regroupé de l’information provenant de médias sociaux, de publications en ligne, de blogs, de flux RSS et de pages avant de la rassembler dans le programme Watson. Les résultats ont ensuite été présentés aux rédacteurs sous la forme d’un tableau de bord intuitif. À la lumière de 62 millions de documents issus de plus de 3,5 millions de sources, le Time a donc décidé de mettre Trump en couverture aux dépens du Premier ministre indien Narendra Modi, qui recueillait la majorité des suffrages du lectorat. Afin de savoir si cette décision était juste, la société d’IA en essaim de San Francisco, Unanimous, a regroupé 75 individus choisis au hasard sur une plate-forme capable d’exprimer leurs opinions comme un seul homme, Unu. Appelés à se prononcer sur la personne la moins susceptible de gagner, les utilisateurs ont désigné Modi avant de favoriser, par élimination, le président américain. In fine, « les rédacteurs en chef prennent la décision », explique-t-on au Time. Les outils d’IA ne sont là que pour mieux appréhender la popularité des candidats auprès du lectorat et pallier un certain manque d’inspiration. Le magazine s’est souvent révélé dans des moments de doute.

 Les pionniers

Le début du siècle dernier marque une période de renaissance pour la presse américaine. Alors que l’agence Associated Press est en plein essor, ouvrant des bureaux à l’étranger, de grands empires sont érigés, à commencer par celui de William Randolph Heart. Plus que le sensationnalisme en vogue, ce sont les personnages de l’Iliade qui inspirent le jeune Briton Hadden, étudiant à Yale. Dans le magazine qu’il fonde en 1923 avec un camarade, Henry Luce, on retrouve les épithètes qui peuplent la mythologie grecque. Sur le papier, le navire new-yorkais devait être gouverné en alternance par ses deux capitaines, mais Hadden s’occupe plus du contenu et Luce du business. Comme Janus, la direction a deux visages et autant de points de vue.

C. Lindbergh, homme de l’année 1927

Le regard fixé sur les chiffres, Luce décide, en 1925, de déménager dans une ville aux loyers plus abordables, Cleveland, à la faveur d’un voyage de son associé en Europe. C’est là qu’ils décident ensuite de consacrer un numéro à « l’homme de l’année ». « Le Time présentait tout ce que vous aviez besoin de savoir en aussi peu de mots que possible », observe Isaiah Wilson. « Mais il est surtout devenu populaire grâce à sa personnalisation de ceux qui faisaient l’actualité. » En panne d’idée et regrettant d’avoir sous-estimé l’exploit réalisé par l’aviateur Charles Lindbergh, qui fut le premier pilote à traverser l’Atlantique sans escale, les deux hommes en font leur « homme de l’année » en décembre 1927.

Il faut attendre 1999 pour que la distinction soit appelée « personnalité de l’année ». « C’était le premier magazine à faire ça », indique Isaiah Wilson. Lindbergh est ainsi décrit dans les moindres détails, de la couleur de ses cheveux à la taille de ses pieds. L’article raconte même qu’à son arrivée à Paris, il ne put trouver sa pointure. « Ça peut paraître trivial », dit aussi le chercheur, « mais c’était nouveau pour l’époque, ce qui intéressait beaucoup les lecteurs. Ils avaient une connaissance plus intime des personnes qui apparaissaient dans la presse. » S’il est difficile de savoir comment était opéré le choix, Isaiah Wilson assure que la décision était « spontanée » les premières années. « Hadden et son équipe de journalistes s’en chargeaient ensemble. » Lorsque, après avoir réimplanté le Time à New York, celui-ci succombe à une maladie, en 1929, Luce reprend le flambeau.

Parmi les hommes politiques et entrepreneurs primés dans les années 1930, on trouve Pierre Laval, salué pour son soutien au moratoire sur le paiement des dettes de la Première Guerre mondiale voulu par Roosevelt. Au Time, on ignore encore le rôle qu’il exercera dans la collaboration avec les nazis. N’importe, le titre n’est pas nécessairement un satisfecit. Hitler et Staline sont mis en couverture en 1938 et 1939 pour le rôle qu’ils exercent sur la marche du monde. Le Time ne peut cependant prétendre à l’objectivité : l’année précédente, il avait nommé le général chinois Tchang Kaï-chek et sa femme Song Meiling, deux personnages particulièrement appréciés par Henry Luce. « C’était un Républicain convaincu, un défenseur des grandes entreprises et du marché, un ennemi des syndicats et un opposant agressif au communisme », écrit le journaliste du New York Times, Alden Whitman, dans sa nécrologie. Logiquement, sur le terrain chinois, il supporte le nationaliste Tchang Kaï-chek contre le communiste Mao Zedong.

Un monument

Quand il meurt en 1967, à l’âge de 68 ans, Henry Luce laisse un empire derrière lui. Le groupe Time Inc. a lancé Fortune en 1930, Life en 1936 et Sport Illustrated en 1954. Mais cet héritage est aussi celui de Briton Hadden, précise Isaiah Wilson : « C’est lui qui rêvait de magazines dédiés au sport et à la photo. Il en avait même imaginé un sur les célébrités. » People verra le jour en 1974. À mesure que la compagnie s’étoffe, le titre de « personnalité de l’année » prend en importance. « C’est devenu presque un trophée », décrit le chercheur. « Ce n’était pas initialement pensé comme cela, mais sa réception a été perçue comme un honneur. »

Briton Hadden, Henry Luce et le politicien de Cleveland William R. Hopkins en 1925

L’année suivante, le Time dédie son numéro spécial aux « femmes américaines » dans une tentative aussi désespérée que symbolique de rattraper des années de domination masculine. Jusqu’alors, celles qui ont fait la Une ne le doivent que peu à leurs qualités individuelles. En 1936, Wallis Simpson a été choisie pour avoir provoqué l’abdication du roi d’Angleterre avec lequel elle entretenait une relation. C’est aussi une relation, celle avec Tchang Kaï-chek, qui valut à Song Meiling l’hommage de l’hebdomadaire, un ans plus tard. Elizabeth II suivit, en 1952, à son accession au trône.

En 1986, enfin, la présidente des Philippines, Corazon Aquino, est préférée aux hommes. Avec le trio de lanceuses d’alertes composé de Cynthia Cooper, Coleen Rowley et Sherron Watkins, ainsi que Melinda Gates et Angela Merkel, « on dirait que cela fait trop peu de femmes en neuf décennies », constate la directrice éditoriale, Radikha Jones, en décembre 2013 alors que la première rédactrice en chef, Nancy Gibbs, vient d’être promue. Ses prédécesseurs « ont eu tendance à privilégier des positions de pouvoir, des rôles traditionnellement tenus par des hommes », accuse Jones. Pour traverser les époques, faire sens dans le temps long, le choix s’est souvent porté sur les responsables de grandes institutions. Si, jusqu’au dernier moment, Steve Jobs a cru qu’il allait être désigné en 1982, c’est parce que les responsables se réunissent chaque année en conclave, sans rien laisser fuiter. « J’ai travaillé au Time pendant presque vingt ans et je n’ai jamais su l’identité de la personnalité de l’année avant les imprimeurs d’Oklahoma », explique Radikha Jones. « Très peu de gens de l’équipe savent qui est le favori ou même qui est sur la short-list. Seuls les gens qui doivent absolument être au courant le sont, c’est-à-dire un petit cercle de rédacteurs en chef et de journalistes qui travaillent sur l’article. Les réunions sont tenues secrètes. » Quand « l’homme de l’année » est devenu « la personnalité de l’année », en 1999, Time a également créé « Time 100 », une liste censée réunir les 100 personnes les plus influentes au monde. Son annonce est accompagnée chaque année par une cérémonie mondaine. « Les listes sont devenues très à la mode », note Isaiah Wilner. « Un tas de magazines en font aujourd’hui, en particulier les publications économiques qui classent les meilleurs entrepreneurs. » Reste qu’en tant que pionnière, l’élection de la « personnalité de l’année » par le Time demeure la plus emblématique. « C’est très représentatif de la culture de la célébrité américaine et de la course au succès », considère l’universitaire. Les effets s’en font ressentir jusqu’aux coins les plus reculés de France. « Mon film, Bienvenue à Marly-Gomont, qui est sorti au cinéma l’année dernière, est sur Netflix aux États-Unis mais pas en France », s’amuse Kamini. « Il marche bien, je reçois plein d’e-mail d’Américains, de Canadiens, d’Argentins. C’est aussi la deuxième comédie française la plus vue en Allemagne. » Les choix du Time imposent le respect. En pensant au magazine, Isaiah Wilner se souvient d’une bande-dessinée. « Ce célèbre cartoon montre un Américain moyen en train de nouer sa cravate, de se préparer pour aller travailler. Et dans le miroir, on voit la couverture du Time autour de sa tête ! » Du haut de son luxueux penthouse, Trump peut donc se faire photographier par le Time tout en prétendant défendre l’Américain moyen. Peu importe que ce soit un peu artificiel.


Couverture : Qui sera la personnalité de l’année 2017 ? (Ulyces)