L’hymne à la joie

Une silhouette bonhomme se découpe entre les deux immenses portes en bois du studio Metropolis, à l’ouest de Londres. Avec sa chemise à manches courtes rentrée dans un pantalon beige, ce petit barbu ressemble à un professeur de maths. Sur un perron déjà foulé par Queen, Michael Jackson, U2, Lady Gaga, Adele, Rihanna et Lauryn Hill, il se présente d’une voix amicale quoique tout à fait anodine. Tony Britten procure pourtant des frissons à des millions de personnes. « J’ai écrit l’hymne de la Ligue des champions », lâche le Britannique.

Aujourd’hui encore, tout le monde lui parle de ce morceau composé en 1992. « C’est terrible à admettre, mais pour moi ce travail n’en était qu’un parmi d’autres », grimace-t-il. « À l’époque, j’avais une agente qui devait présenter des idées à l’équipe marketing de l’UEFA. Tout ce qu’ils savaient c’est qu’ils voulaient “un hymne”, avec une espèce de dignité et de puissance. Elle a fait des propositions, ils ont choisi [un titre du compositeur allemand Georg Friedrich] Haendel et elle est revenue pour me proposer le travail. »

Crédits : UEFA

Ainsi adapté, cet hymne au couronnement du roi Georges II devient celui de la Ligue des champions, appelé jusqu’ici Coupe des clubs champions européens. Il lui fallait une bande-son emblématique, étoffée, emphatique, dont les cordes vibrent comme sous le poids d’un pas souverain. Car en un demi-siècle, la compétition est devenue synonyme d’excellence. Désormais, ce sont les têtes couronnées du Qatar et des Émirats arabes unis qui, via le Paris Saint-Germain et Manchester City, déversent des centaines de millions d’euros pour tenter de la remporter.

À l’image du football, qui brasse des fortunes tout en déplaçant les masses, la Ligue des champions empile les paradoxes. Non seulement son prestigieux hymne est le fruit d’un travail « parmi d’autres », mais elle a aussi pris forme un jour d’ennui, dans une rédaction parisienne. Aujourd’hui âgé de 98 ans, le journaliste de L’Équipe Jacques Ferran se souvient parfaitement de ce mois de décembre 1954. « Nous étions sept ou huit rédacteurs de la rubrique football, dirigée par Jacques de Ryswick, à souffrir de ces semaines vides d’actualité », explique-t-il dans le livre L’Équipe raconte L’Équipe : 70 ans de passion.

Pour remplir les colonnes, son collègue Gabriel Hanot achète une place en tribune du stade de Wolverhampton, dans la banlieue de Birmingham. On y pratique un des meilleurs footballs d’Angleterre. Le grand Budapest Honved de József Bozsik et Ferenc Puskas a donc fait le déplacement en vue d’une rencontre au sommet. Il en sort moins grand, s’inclinant 6 à 3. Pour le chroniqueur britannique David Wynne-Morgan, voilà une occasion parfaite de proclamer la supériorité mondiale de l’équipe qu’il aime. « Wolverhampton est le champion du monde des clubs », fanfaronne-t-il dans le Daily Mail. Rien de moins.

Wolverhampton, saison 1954-55

À la lecture de ces mots, Gabriel Hanot est furieux. Son compte-rendu publié par L’Équipe exalte le style des Hongrois. Certes, on ne trouve nulle part en France un éclairage comme celui de Wolverhampton. « Dans cette capitale de la quincaillerie de 130 000 habitants », recouverte par la « pluie et la fumée », l’enthousiasme des 55 000 spectateurs est admirable. Mais enfin, l’arbitre anglais a sifflé un « penalty imaginaire ». Le club hôte « ne s’est pas encore rendu sur les terrains adverses », ni à Madrid ou Milan, autres géants. Alors, « l’idée d’un championnat du monde, ou tout au moins d’Europe des clubs, plus vaste, plus expressif, moins épisodique que la route de l’Europe centrale, et plus original qu’un Championnat d’Europe des équipes nationales mériterait d’être lancée. Nous nous y hasardons. »

En réalité, cette proposition n’est pas si hasardeuse. Car Gabriel Hanot a toujours eu un tas d’idées sur le football.

Juge et partie

À la naissance de Gabriel Hanot, le 6 novembre 1889 à Arras (Pas-de-Calais), L’Équipe s’appelle L’Auto-Vélo. Le quotidien sportif perd même la seconde partie de son nom sous la menace de procès d’un autre journal, Le Vélo, en 1903. Il ne compte toutefois pas sortir du peloton des médias férus de cyclisme. Ancien coureur, le directeur, Henri Desgrange, lance le Tour de France sur l’idée du journaliste Géo Lefèvre. À cette période, Gabriel Hanot découvre le football dans la cours d’un lycée de Tourcoing. La France vient de jouer son premier match international, le 1er mai 1904, à Bruxelles, lorsqu’il prend sa licence à l’Union sportive tourquennoise, à l’âge de 15 ans.

Deux ans plus tard, ses performances au poste d’arrière gauche lui valent d’être appelé chez les Lions des Flandres. Bien placé pour adopter le football d’outre-Manche, le nord de l’Hexagone offre par cette sélection une antichambre à l’équipe nationale. À seulement 19 ans, en 1908, Hanot enfile donc logiquement le maillot bleu. Mais la tunique est encore pâle : au tournoi olympique de Londres, il assiste depuis le banc à la défaite des siens 17 à 1 face au Danemark. La gloire arrive après encore une paire d’années : sur le terrain du Parc des Princes, il participe au sacre de l’US Tourcoing, qui s’impose 7 à 2 contre le Stade Helvétique de Marseille en finale du championnat de France USFSA.

« Ce succès inespéré nous incitera à en remporter d’autres »

À une période ou les marchands de canons font des fortunes en Europe, Gabriel Hanot profite de sa licence d’allemand pour traverser le Rhin. Dans un article du 5 janvier 1914, le journal La Vie sportive du nord de la France affirme que le joueur a passé « un séjour d’un an à Berlin, où il émerveilla par son brio les masses teutonnes ». Le journaliste Philippe Auclair, qui lui a consacré un portrait pour le Guardian, affirme pour sa part qu’il s’est rendu en Westphalie, où le FC Preußen Münster a été heureux de l’accueillir. Toujours est-il que « rentré à Tourcoing », poursuit La Vie sportive du nord de la France, « le prodige joua cette fois centre-avant mais pour quelques semaines seulement : il reprit bientôt définitivement, au grand désespoir de ses adversaires, son poste d’arrière. »

On le retrouve dans ce même journal, le 31 janvier 1914, cette fois du côté de la plume. Car Gabriel Hanot écrit. C’est même « un homme hautement cultivé, agrégé d’allemand et s’exprimant parfaitement en anglais, ami dans sa jeunesse de Saint-Exupéry », dira plus tard Jacques Ferran. Le latéral travaille au Miroir des sports mais aussi, donc, à la La Vie sportive du nord de la France. Il y commente même ses propres matchs. « C’est avec une certaine inquiétude que j’entreprends ce commentaire, tâche à la fois délicate [partie manquante] : ne suis-je pas en même temps juge et partie ? » peut-on lire au début du résumé de la victoire de la France contre la Belgique, 4 à 3.

Et il en profite pour recadrer ses confrères : « Hanot, lui fut tout étonné d’apprendre par les journaux (l’Auto, l’Aero, Sporting, etc.), qu’il avait été, durant les premières minutes, fortement “impressionné”. Il n’en savait rien. Heureusement que les chroniqueurs de sport sont là pour lui venir en aide ! » Vers la fin de l’article, le rédacteur avoue une autre surprise : « Ce succès inespéré nous incitera à en remporter d’autres ; nous ferons voir que les Français sont eux aussi capables de mettre sur pied une bonne équipe de football, vraiment représentative d’un pays. » Il œuvrera en ce sens de l’autre côté de la balustrade.

L’équipe nationale de Belgique, en 1914

Taille patron

Les malheurs attendent parfois le départ du danger. Alors qu’il parvient à s’échapper d’une prison allemande pendant la Première Guerre mondiale, Gabriel Hanot subit peu de temps après un accident d’avion qui le force à arrêter sa carrière de footballeur. À 29 ans, il a le temps d’honorer une dernière sélection, le 4 mars 1919, contre la Belgique (2-2) avec le brassard de capitaine. Dès lors, le journaliste met toute son énergie à écrire en faveur de son sport favori, multipliant les comptes-rendus et les propositions pour en changer les règles. « Le Football association est incontestablement devenu le sport le plus populaire d’Europe », vante-t-il dans Le Miroir des sports le 9 septembre 1920.

Cette année-là, la France s’incline en demi-finale du tournoi olympique contre la Tchécoslovaquie. Elle n’est plus très loin des meilleures équipes. Mais Hanot aimerait qu’elle s’y mesure sur un autre terrain : « Le football est le sport moderne. Il n’y a aucun inconvénient à ce que ce sport d’application soit détaché des Jeux olympiques et qu’il vole de ses propres ailes. Il jouit d’une popularité assez grande pour survivre à son isolement : encore faut-il que, dès maintenant, la décision soit prise d’un tournoi international qui aurait lieu tous les deux, trois ou quatre ans dans une des capitales d’Europe. » Avant la naissance de la Coupe du monde, en 1930, il délivre ses conseils Pour devenir un bon joueur de Football Association dans un livre en 1921, discute la règle du hors-jeu et le format de ligues régionales.

Ayant participé à la création du championnat de France professionnel en 1932, il suggère d’y intégrer deux équipes étrangères afin de développer les échanges internationaux. Pourquoi ne pas créer une ligue européenne entre clubs ? rétorque deux ans plus tard le président du Racing de Paris, Jean-Bernard Lévy. L’idée couve pendant la Seconde Guerre mondiale. Salie par la collaboration de certains de ses membres, L’Auto disparaît et ses cendres laissent place à L’Équipe le 28 février 1946. Hanot y exerce un rôle important, dirigeant la section football tout en occupant le poste de directeur technique de la Fédération française de football. « Nul n’ignorait que compte tenu de sa compétence et des déplacements continuels qu’autorisait son rôle à L’Équipe, c’était lui, et lui seul, qui désignait la sélection nationale », confie Jacques Ferran. Et il s’y emploie avec sévérité.

Gabriel Hanot

En avril 1949, le sélectionneur appelle son capitaine, Jean Prouff, après une cuisante défaite contre les Pays-Bas, 4 à 1. « J’espère que vous ne dormez pas après le match que vous avez joué, j’en suis incapable », embraye-t-il sèchement. « Demain au petit-déjeuner, vous expliquez à vos coéquipiers pourquoi vous ne méritez pas de rester avec nous au prochain match. Et vous prendrez le premier train pour rentrer. » Mais Hanot n’est pas exigeant qu’avec ses joueurs. Ulcéré par un nouveau revers, le 19 juin 1949, contre l’Espagne (5-1), il se fend d’un éditorial assassin le surlendemain, dans L’Équipe, contre le sélectionneur, c’est-à-dire lui-même. « Seul le sélectionneur n’a pas réussi sa saison. S’il suffit de remplacer un homme alors nous le ferons », affirme l’article non signé. Dont acte : Hanot démissionne.

Le voilà libre de visiter Wolverhampton. À son retour à Paris, l’idée de championnat d’Europe des clubs fait des émules. « Jacques de Ryswick, que la taille et le prestige de son camarade paraissaient parfois encombrer, décida donc de prendre les choses en main », narre Jacques Ferran. Une fois le directeur, Jacques Goddet, convaincu, le titre confie à ses correspondants et envoyés spéciaux la tâche d’en parler aux clubs, aux fédérations et aux médias. Et le projet de règlement est confié à Jacques Ferran, un des plus jeunes rédacteurs. Aucune organisation, ni la FIFA ni la récente UEFA, ne s’estimant compétente pour l’orchestrer, L’Équipe réunit 20 dirigeants des 15 clubs européens les plus prestigieux à l’hôtel Ambassador, sur le boulevard Haussmann.

Prise de vitesse, l’UEFA finit par demander à prendre en charge la compétition. Son logo est présent lors du premier match de la « Coupe des clubs champions européens », le 4 septembre 1955, entre le Sporting Portugal et le Partizan Belgrade (3-3). Des années plus tard, Jacques Goddet avouera ne regretter qu’une chose : ne pas avoir demandé de droits d’auteurs à l’organisme européen. Il ne se doutait pas que la compétition générerait tant d’argent et que la musique de Tony Britten provoquerait des frissons partout dans le monde.


Couverture : UEFA.