Devant les crêtes blanches des fjords de Svalbard, au milieu de l’Arctique, un pan de mur sort de la neige. Au bout d’une quinzaine de mètres, il retombe à 75 degrés vers le sol, net comme une équerre de béton plantée face à la baie. Alentours, rien ne bouge. Perdu entre la pointe septentrionale de l’Europe et le pôle Nord, l’archipel norvégien impose son horizon immaculé et son silence ouaté à cette structure trop régulière pour ne pas avoir été conçue par l’être humain.

Ce mardi 25 février 2020, des moteurs de 4×4 rompent la tranquillité du lieu. Leurs passagers viennent livrer 60 000 graines à la réserve mondiale de semences du Svalbard, un bunker futuriste érigé en 2008 afin de préserver toutes les cultures vivrières de la planète, au cas où elle seraient menacées. Installé dans une mine de charbon abandonnée, cette chambre forte doit résister à une potentielle hausse du niveau des océans et à la colère imprévisible des éléments, si bien qu’elle a été surnommée la « voûte de l’apocalypse ».

Avec ce nouvel arrivage, qui comprend les primevères du Prince Charles et le maïs sacré des Cherokee, la réserve renferme désormais plus de la moitié de la diversité génétique agricole de la Terre, à en croire Stefan Schmitz. Lunettes et visage carrés, cet Allemand est le directeur de Crop Trust, l’une des trois institutions qui gèrent le site. Ce 25 février, depuis la réserve mondiale de semences du Svalbard, il a assisté à l’arrivée des 60 000 nouvelles semences avant de répondre aux questions d’ULYCES.

Pourquoi avoir choisi de construire le bunker ici ?

Svalbard a été choisi pour un certain nombre de raisons. Son climat froid et le permafrost sont parfaits pour le stockage de graines. Les roches environnantes sont stables et faibles en radiation. Par rapport aux autres banques de gènes du monde, celle-là est très sûre. Les infrastructures sont bonnes, il y a des vols réguliers vers le continent et les sources d’énergie sont abondantes. La structure est enchevêtrée à 120 mètres dans la roche, ce qui permet aux chambres froides de le rester même en cas de défaillance technique du système de refroidissement ou d’une hausse des températures extérieures.

Elle est située bien au-dessus du niveau des océans et protégée des inondations en cas de scénario catastrophe. L’année dernière, des améliorations d’une valeur de 20 millions d’euros ont été apportées. Un tunnel étanche a été construit grâce à l’expertise de l’industrie pétrolière et gazière de la Norvège. Cela protège la voûte et les semences de n’importe quelle catastrophe, naturelle ou humaine.

Pourquoi avons-nous besoin de cette réserve ?

Dans le monde, quelque 1 700 banques de gènes conservent environ 7 millions d’échantillons de cultures vivrières, la plupart étant gardés sous forme de graines. Mais elles ne sont pas protégées de certaines menaces. Des catastrophes comme les inondations, les incendies, les tremblements de terre ou des problèmes techniques, économiques voire politiques peuvent entraîner d’importantes dégradations. Par exemple, la banque de l’université Los Baños des Philippines a fait face au typhon Xangsan en 2006 et à des incendies en 2012, ce qui a entraîné la perte irréversible de matériel génétique. Notre bunker est sûr.

À quoi peuvent servir les semences conservées ?

Le but est d’abord de disposer d’une banque de gènes pour faciliter la recherche et la sélection des plantes. Les acteurs du monde agricole sont constamment en quête de nouvelles solutions pour faire face à un environnement qui évolue. Ici, nous disposons du matériel nécessaire pour créer des semences adaptées à différents endroits du monde en fonction des derniers changement qu’ils ont subis.

Selon les Nations unies, la Terre comptera 9,8 milliards d’individus en 2050. Comment pouvons-nous garantir qu’ils auront non seulement les calories nécessaires pour vivre mais aussi un régime alimentaire sain ? Il nous faut une diversité de cultures. Dans les pays du Sud, beaucoup de fermiers sont déjà affectés par le dérèglement climatique et ils vont rencontrer de nombreux défis dans le futur. Nous voulons leur fournir des semences de qualité, adéquates et résistantes.

Comment sont-elles acheminées ici ?

J’ai assisté pour la première fois à l’arrivée des graines et c’était un vrai spectacle. Elles sont envoyées par courrier. Si vous additionnez leurs distances parcourues, les 60 000 nouvelles semences ont collectivement traversé 226 696 km. Les plus lointaines venaient du Margot Forde Germplasm Centre, en Nouvelle-Zélande. Elles se trouvaient à 15 674 km du Svalbard.

Ces graines ont été collectées par 35 institutions différentes autour du monde. Il y a huit nouveaux donneurs : la Cherokee Nation (États-Unis), l’Institut Julius Kühn (Allemagne), l’Institut de recherche agricole du Liban, la voûte de semences de Baekdudaegan (Corée du Sud), la banque de gènes Mihai Cristea de Suceava (Roumanie), la banque de gènes Millennium de Kew Gardens (Royaume-Uni), l’université de Haifa (Israël), et l’Institut national de la recherche agronomique (Maroc).

À l’intérieur du bunker

À une époque où le changement climatique et les pertes de biodiversité vont croissants, il y a urgence à sauver les cultures vivrières de l’extinction et je pense que c’est la raison pour laquelle tant de banques de gènes ont choisi de nous envoyer leurs semences. Le succès dont dispose notre réserve reflète les inquiétudes engendrées par ces menaces mais surtout, elle démontre qu’il y a un engagement mondial de plus en plus important afin de conserver une diversité cruciale pour les fermiers, dans leur effort d’adaptation aux changements de l’environnement.

Nous avons déjà plus de la moitié des cultures vivrières disponibles et nous voulons en obtenir entre 90 et 95 %, sachant que rien, sur Terre, ne peut être parfait. Désormais, même de riches pays comme les États-Unis font appel à nous. Leur collection est certes petite mais elle fait partie de leur identité et vous ne savez jamais ce qui peut arriver à l’avenir.

Comment le bunker est-il géré ?

La réserve mondiale de semences du Svalbard est gérée par trois institutions. Le gouvernement norvégien a construit le bunker et s’occupe de sa rénovation. Il en est propriétaire. Le Nordic Genetic Resource Center est une banque de gènes norvégienne qui s’assure que tout est en ordre et s’occupe du stockage des semences et d’autres tâches logistiques. Enfin, Crop Trust, que je représente, cherche à collecter le patrimoine génétique vivrier des pays du Sud quand ils n’ont pas les moyens de le conserver par leurs propres moyens.

Je suis arrivé à la tête de Crop Trust en janvier 2020. C’est une organisation fondée en 2004 par l’agence des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, dans le but de fournir un appui financier aux principales banques génétiques internationales, qui rendent la diversité des cultures vivrières les plus importantes accessibles à tous. Je pensais naïvement que les chercheurs créaient de nouvelles plantes en sélectionnant deux variétés différentes et en les mélangeant. C’est faux.

Stefan Schmidt

Ils en choisissent une cinquantaine ou une centaine et les croisent pour voir ce que ça donne. Il faut souvent attendre de 5 à 10 ans pour mettre au point une nouvelle variété. C’est complexe mais ça va devenir de plus en plus important dans les années à venir. Peut-être qu’une herbe du Mexique et un riz d’Indonésie seront les ingrédients parfaits pour résister à une nouvelle maladie, à des températures plus élevées. Ce n’est pas juste de la théorie, ça arrive déjà aujourd’hui.

N’est-il pas dans la nature des plantes de disparaître pour être remplacées ?

Les disparitions font partie de l’histoire de la sélection des plantes de ces deux ou trois derniers siècles. Elles se sont mêmes toujours produites. Les biologistes connaissent maintenant ces phénomènes et savent les gérer. Mais à l’ère du changement climatique, ces extinctions vont devenir plus graves et vont survenir sur de plus courtes périodes. Nous avons pu observer cette accélération récemment. Les conséquences sont souvent imprévisibles.

Nous avons du mal à anticiper les conséquences d’une hausse des températures. Qu’est-ce que cela changera pour l’agriculture ? Il faut être prêt pour l’imprévisible. La diversité nous sert d’assurance vie. C’est pourquoi nous devons conserver une grande variété de semences.

Comment vous êtes-vous retrouvé au Svalbard ?

J’ai mis le pied au Svalbard pour la première fois samedi dernier. C’était très excitant. J’ai pu voir les lumières polaires zébrer le ciel de vert. On m’a dit que c’était le meilleur moment pour visiter la région car l’hiver profond est terminé, donc il ne fait plus nuit tout le temps. Même si les journées sont courtes, elles commencent à s’allonger et il n’y a pas encore 24 heures de soleil par jour, comme ce sera le cas dans quelques semaines. Mardi, il y a eu beaucoup de neige, de vent, et il fait aujourd’hui -30°C.

Le Svalbard est un grand archipel où la nature est partout. Il y a plus d’ours polaires et de rennes que les 2667 habitants. La plupart vivent à Longyearbyen, une ville fondée par un homme d’affaires américain en 1906 pour exploiter le charbon. Même si beaucoup de mines ont fermé, certaines sont encore actives. J’en ai visité une ce matin. Elle envoie notamment sa production vers l’Allemagne pour l’industrie automobile. C’est un peu comme un Far West moderne, avec des maisons en bois dispersées autour des collines.

Il y a de plus en plus de touristes, ce qui apporte de l’argent aux habitants tout en créant quelques problèmes. Quand un bateau de croisière déverse 7 500 personnes dans un village qui en compte 2 667, vous imaginez bien que tout le monde n’est pas ravi.

Crédits : Frode Ramone


Couverture : Einar Jørgen Haraldseid