Monsieur Manitou

Sur les contreforts des monts Sandia, à quelques kilomètres d’Albuquerque, un troupeau de moutons talonne un garçon de huit ans. « Venga ! » hurle-t-il aux retardataires. Francisco Xavier Chaves vit avec ses parents au sein d’une communauté de bergers espagnols établie sur le camino real qui relie Mexico à Santa Fe. Mais la voie est loin d’être royale en cette année 1770. Dans la région, quelque 40 000 Comanches contrarient les ambitions coloniales, montés sur les chevaux qu’ils ont appris à dresser comme les Européens. À dos de montures, un petit groupe d’Amérindiens s’approche ce jour-là du jeune homme et, en quelques secondes, l’enlève à sa famille.

Comanche Land
Robert McGinnis, 1926

Francisco Xavier Chaves ne tarde pas à en retrouver une. Confié à une mère comanche qui a perdu son enfant, il s’adapte vite. À sa mort, 16 ans plus tard, le jeune homme est vendu à des fermiers taovayas qui vivent dans la région des Cross Timbers, vers l’actuel comté texan de Montague. Là, près d’un dépôt de sel de la rivière Rouge, le passage opportun de marchands espagnols lui rappelle sa langue maternelle. Ces vendeurs de métaux et de textile viennent de Louisiane, une région que Paris a cédée à Madrid par le traité de Fontainebleau en 1762, à l’issue de la guerre de Sept Ans.

En 1779, deux ans après la déclaration d’indépendance des treize États-Unis d’Amérique, les autorités espagnoles repèrent un autre Européen vivant chez les Taovayas. Étrangement, celui-ci n’a pas été enlevé et semble vivre de son plein gré « parmi les nations sauvages ». Né à Lyon « autour de 1746 », d’après l’historienne américaine Simone Amardeil Johnson, Pierre Vial est « sans doute venu tenter sa chance en Louisiane comme courtier en fourrure », présume Jacques Bodelles dans sa Petite(s) histoire(s) des Français d’Amérique. Maintenant que la région est sous contrôle espagnol, il gagne sa vie en tant que forgeron et armurier entre Natchitoches et La Nouvelle-Orléans. Impressionnés par ses talents de fabriquant de lances et de réparateur de revolvers, les Amérindiens l’appellent « monsieur Manitou ».

Au printemps 1784, une équipée taovayas et wichita fond sur San Antonio pour venger le meurtre de quatre des leurs par des Apaches. Francisco Xavier Chaves en est. Plusieurs mois durant, les Amérindiens mettent la ville à sac et n’hésitent pas, en juillet, à pénétrer dans le jardin du gouverneur Domingo Cabello pour s’emparer de deux chevaux. Avant que ce dernier n’ait le temps de répliquer, Chaves fausse compagnie à ses camarades et se présente au presidio de Béxar, le fort militaire de San Antonio. Les soldats espagnols jettent un regard torve sur ce petit brun aux yeux gris et au nez aquilin en habit indien. Mais son espagnol lui attire immédiatement l’intérêt du gouverneur, qui lui offre de seconder son interprète, le Français André Courbière.

Le presidio de Béxar, centre névralgique du Texas à cette époque

Mieux renseigné sur l’origine des troubles, Domingo Cabello envoie un émissaire rappeler à l’ordre les Taovayas et les Wichitas. Lors de cette visite diplomatique, le marchand espagnol Juan Baptista Bousquet découvre Pierre Vial sur le versant nord du Rio Grande, près de l’endroit où court aujourd’hui la frontière entre Oklahoma et Texas. En février 1785, le Français accompagne quatre Amérindiens jusqu’à San Antonio, suivi par un compatriote, Alfonso Rey, et un Espagnol, Antonio Mariano Valdes. Ainsi, avec André Courbière et Francisco Xavier Chaves, cinq Européens qui pratiquent les langues amérindiennes se trouvent face à face au presidio de Béxar. Leurs pourparlers ponctués d’excuses à l’égard du gouverneur aboutissent à la promotion d’un nouveau chef amérindien, Guersec.

Au nom de ce dernier, Rey, Valdes, Chaves et Vial demeurent à San Antonio où ils doivent faire le lien entre le pouvoir colonial et les peuples allogènes. Prévoyant, Manitou a amené deux otages, dont la vente lui donne les moyens de louer une maison et d’ouvrir une armurerie. Les affaires diplomatiques ne tardent toutefois pas à reprendre. Rebaptisé « Pedro », le Lyonnais est chargé d’aller pacifier les relations avec les Comanches. Pour cette mission, il compte sur le soutien des Taovayas et la compagnie de Francisco Xavier Chaves. Les deux hommes mettent le cap sur la rivière Rouge le 17 juin 1785, flanqués d’une paire de serviteurs. Leur caravane comprend six chevaux, quatre mules et pour 400 pesos de cadeaux, énumère l’historien Pekka Hämäläinen dans le livre The Comanche Empire.

Tout marche comme prévu. À leur retour à San Antonio, l’encre du traité de paix à peine sèche, une mission encore plus périlleuse est confiée à Pedro Vial : ouvrir la voie vers Santa Fe.

La piste de Santa Fe

Personne ne cultive les lauriers à San Antonio. En échange de leurs services, Chaves et Vial reçoivent respectivement 200 et 300 pesos. À la faveur de la nomination d’un nouveau commandant général, le premier s’engage dans la cavalerie du Béxar en tant qu’interprète. Il sert l’Espagne puis le Mexique avant de prendre sa retraite en 1829. Plus ambitieux, le second entreprend de rallier Santa Fe. Si la bannière espagnole flotte déjà dans le ciel de la ville texane, son horizon est lui encombré par les Comanches. La seule issue ramène à Mexico, par où est arrivé le colon. Nul ne parvient ici depuis l’est. Les Américains ne traceront d’ailleurs la « piste de Santa Fe » qu’en 1821.

Alkali Jim
Robert McGinnis, 1926

Trente-cinq ans plus tôt, le 4 octobre 1786, Pierre Vial file au nord de San Antonio avec un compagnon, Cristobal de los Santos, et une monture chargée de provisions. Une fois les fleuves Llano, Colorado et Brazos traversés, non sans avoir englouti la cargaison, le Français tombe de cheval et malade. Des soins lui sont apportés quelque 250 kilomètres plus loin dans un village toavaya où il demeure deux mois. Le territoire comanche à franchir est moins hospitalier. Menacé à plusieurs reprises, Manitou finit par s’allier un chef, Zoquine. Cornaqué par lui, ainsi que par cinq autres dignitaires amérindiens, il entre à Santa Fe le 26 mai 1787.

Lors du trajet, le voyageur a présenté sa mission avec emphase. « Maintenant, je vais ouvrir la route de Santa Fe afin que les Espagnols de San Antonio puissent traverser le pays comanche et que ceux de Santa Fe puissent passer de là à San Antonio, étant donné qu’ils sont tous amis », a-t-il déclamé à des Indiens du nord du Texas, d’après le livre Pedro Vial and the Roads to Santa Fe, écrit par les historiens de San Diego Noel M. Loomis et Abraham P. Nasatir.

Finalement amicaux, les Comanches ont quant à eux réclamé à Vial l’implantation d’une colonie espagnole à San Saba, sur la rivière Pedernales, afin de disposer d’un carrefour commercial plus proche que San Antonio. Mais le message attendra un peu : le Français se repose un an avant de retraverser les 1 900 km de territoires en partie inexplorés qu’il vient de sillonner. Il reprend la route le 24 juin 1788, escorté par des Espagnols et des Indiens. Au mois d’août, le convoi fait escale à Natchitoches et se retrouve encalminé par une épidémie le 18 septembre à Nacogdoches. Un mois plus tard jour pour jour, il pénètre triomphalement San Antonio.

Les voyages de Pedro Vial en territoire comanche
Crédits : National Park Service

Manitou ne reste pas en place. Désormais, c’est vers St. Louis qu’il doit dessiner un corridor, au départ de Santa Fe. De nouveau en chemin à partir du 21 mai 1792, l’explorateur atteint les berges de la Canadian River huit jours plus tard, suivi par deux Espagnols. Obliquant vers le nord-est, ils voyagent « à travers de vastes terres et attei[gnent] la rivière Napeste [aujourd’hui appelée Arkansas] », décrit Vial dans son journal. « Nous avons campé sur ses berges pour la nuit. » Le 29 juin, en suivant son cours, le groupe est capturé par des Indiens Kansas.

Dépossédés de leurs chevaux et de leur vêtements, les trois hommes sont amenés dans un village, où un marchand français les trouve le 11 septembre. Grâce aux vêtements et aux armes vendus par celui-ci, mais surtout à son bateau, ils sont remis en liberté et poursuivent leur périple jusqu’à St. Louis. Le mois d’octobre a alors six jours. À l’été 1793, le Lyonnais monte sur une pirogue à même le Missouri pour rebrousser chemin. Santa Fe se profile le 15 novembre. Dès lors, Pedro Vial s’y installe. Ses expéditions « clôturent le demi-siècle d’histoire texane qui suivit la fondation de San Fernando de Béxar et mettent fin à une série de réajustements des frontières provoquées par la cession de la Louisiane », concluent les archives du Texas.

En 1800, sous la pression de Napoléon Bonaparte, l’Espagne rend la région à la France par le traité de San Ildefonso.

Un fantôme

Officiellement, Pierre Vial a été enterré à Santa Fe en 1814. Parmi les traces éparses laissées par l’explorateur, il s’en trouve pourtant une dans le Missouri qui date de 1818, constate la St. Charles County Historical Society. Plus mystérieux encore, des documents à son nom, visant à forclore une dette, sont signés d’une simple croix. Or, non seulement Manitou maniait certaines langues amérindiennes mais il était aussi lettré, en sorte qu’il existe des archives comportant son paraphe. Deux actions en recouvrement de créances, à l’intention de Pierre Vial et de sa femme, Loise Vial, ont été émises en 1815 et 1818. Là encore, un X barre le pied de page.

Les voyages de Pedro Vial
Crédits : National Park Service

Alors, qu’est-il advenu de Manitou ? Dans une lettre au gouverneur de Louisiane, Francisco Luis Héctor de Carondelet, écrite le 14 juillet 1795, le lieutenant-gouverneur Zénon Trudeau décrit son arrivée dans la région de Pawnee, aujourd’hui en Oklahoma. « Il a dit qu’il venait pour que la nation pawnee fasse la paix avec les Laytanes [des Comanches] », rapporte Trudeau. « Il a décerné une médaille, une panoplie de vêtements et d’autres choses au chef. Il s’est arrangé pour que la paix soit déclarée selon sa volonté et s’est fait conduire chez les Comanches par nos marchands. » Puis, Pedro s’est manifestement perdu dans la nature.

À en croire une lettre du gouverneur du Nouveau-Mexique Fernando Chacon, 18 novembre 1787, « le Français Don Pedro Vial, domicilié dans la province comme interprète, a déserté avec un(e) servant(e) des nations païennes et a troqué son mousquet [une carabine] lors de son passage parmi les Comanches. En conséquence de quoi, sa maison de Santa Fe et ses autres possessions ont été saisies et vendues aux autorités espagnoles pour payer les dettes qu’il a laissées derrière lui. » Il est aperçu à Portage des Sioux en 1799 et à Florissant en 1801, deux villes situées près de St. Louis.

Les archives montrent précisément qu’un certain Andre Vial épouse Thérèse Loise le 14 juin 1803 à Florissant. Il s’agit selon l’état civil du « fils naturel » qu’a eu Pierre Vial avec une femme sioux baptisée Marie (la servante ?) alors qu’il se trouvait à Kaskaskia, un établissement franco-indien au Pays des Illinois, en Haute-Louisiane. Alors que son père retourne à Santa Fe, où il obtient qu’on lui retourne ses biens en remerciement des services qu’il a rendus « dans la pacification de la nation comanche », Andre élit domicile à Portage des Sioux, où il fait commerce sous le nom de « Pierre Vial dit Manitou ». Il y a donc fort à parier que les dettes évoquées en 1815 et 1818 soient les siennes.

D’ici là, le vrai Pierre Vial ne reste pas inactif. Inquiétées par l’expédition Lewis-Clark (la première incursion américaine dans l’ouest), les autorités du Nouveau-Mexique le chargent, en 1805, d’aller voir les Pawnees. Le message à transmettre est limpide : « Les Anglo-Américains ne peuvent avoir d’autre idée que vous détruire dans quelques années, après avoir gagné votre amitié, dans le but de devenir eux-mêmes maîtres de la rivière et des terres, autant de choses que vous n’avez pas à craindre des Espagnols. » Il n’arrivera jamais. En chemin, près du Rio de las Animas, le groupe d’une cinquantaine d’hommes dirigé par Vial est repoussé par des Amérindiens deux fois plus nombreux. Pour le gouverneur, ces combattants hostiles pourraient bien avoir été payés par les Américains.

À cette menace de la prochaine conquête de l’Ouest s’ajoute pour l’Espagne, en Europe, l’invasion des troupes napoléoniennes à partir de 1808. Un malheur arrivant rarement seul, les Mexicains en profitent pour déclencher une longue guerre d’indépendance. L’empire espagnol décline, Pierre Vial aussi. Malgré des décennies au service de Madrid, l’explorateur se considère toujours dans son testament comme « un homme français ». Il s’éteint ainsi à Santa Fe le 2 octobre 1814, loin de son pays. De l’autre côté de l’Atlantique, les historiens ne combleront guère la distance.

The Old Santa Fe Trail
Frederic Remington

Couverture : When the Tracks Ran Out, Robert McGinnis, 1926