Né en prison

À Buffalo, dans l’État de New York, l’horloge de l’Erie County Hall est enfin à l’heure juste. Sur le parvis de ce grand bâtiment en granit construit en 1875, au pied du cadran, Valentino Dixon recouvre la liberté d’un pas léger. Pour cet homme proche de la cinquantaine, dont l’allure athlétique sourd d’un t-shirt cintré noir, le temps s’est arrêté il y a 27 ans, quand on l’a mis en cellule pour un crime qu’il n’avait pas commis. Une éternité : « J’ai passé tellement de temps en prison que j’ai l’impression d’y être né », confie-t-il. Ce 19 septembre 2018, en descendant les marches, le père de famille arbore un visage radieux, légèrement hébété. Il plane en direction d’une statue de George Washington, icône de la liberté américaine, quand une femme le prend dans ses bras. C’est sa mère venue l’enlacer. « Je n’ai pas de mot », sanglote-t-elle.

La fille de l’ancien détenu n’est pas moins émue. « Papa, il est temps que nous commencions à vivre ensemble, dans le vrai monde », lance Valentina en souriant, ses jumeaux de 14 mois dans les bras. Entouré d’une nuée de journaliste lors de ce moment « incroyable », Valentino Dixon retrouve vite ses esprits. « Nous devons sortir de l’incarcération de masse et trouver une solution pour ne pas défavoriser les pauvres », harangue-t-il. « Sans argent, c’est difficile d’obtenir justice car le système n’est pas fait pour donner aux pauvres un procès équitable. » Dans son cas, l’institution judiciaire américaine a commis une erreur grossière.

Deux jours après le meurtre dont on l’a accusé, un autre homme a publiquement avoué sa culpabilité. Lui aussi présent à Buffalo ce 10 août 1991, Lamarr Scott « a confessé depuis le 12 août 1991 », souligne aujourd’hui la procureure adjointe du district, Sara Dee. « Il l’a fait au moins dix fois. » Condamné à 38 ans de prison, sans chance de sortie avant 2030, Valentino Dixon a toujours pensé qu’il finirait par être innocenté. « Il me disait que nous allions nous en sortir et qu’il fallait rester forts dans notre combat », se souvient sa fille, qui n’avait que quelques mois lors de son incarcération. « Ses encouragements, son enthousiasme et son endurance nous ont permis d’être là aujourd’hui. » Mais il y a aussi et surtout son art.

Ancien étudiant de la Buffalo Academy for the Visual & Performing Arts, Valentino Dixon continue à peindre derrière les barreaux, sans attirer d’autres attention que celle des gardiens. Un jour, en 2011, l’un d’eux lui suggère de reproduire une photo du douzième trou d’un terrain de golf des Masters, l’Augusta National. Pour une raison qui lui échappe, l’homme commence alors à ne plus peindre que des grandes pelouses parcourues de petites balles blanches. Intrigué par cette singulière passion, le mensuel Golf Digest lui propose d’écrire un article. Et la lumière vient enfin à lui.

Dans les locaux du magazine, le journaliste Max Adler se rend compte que l’enquête comporte de nombreuses incohérences. « Il y a beaucoup d’éléments qui, pris à part, font de Valentin le coupable, mais, si on les met bout à bout, je suis convaincu qu’il est innocent », pense-t-il. Au lieu de démontrer définitivement la culpabilité de Dixon, un rapport de 2009 présente « de nombreuses failles logiques », observe-t-il. Marc Morjé Howard fait le même constat. En janvier 2017, ce professeur de l’université de Georgetown soumet le cas à ses étudiants. « Il y avait des éléments pour le disculper mais ça n’avait abouti à rien », se souvient-il. Valentino Dixon est-il innocent comme il le clame dans le magazine ? Très vite, les aspirants juristes en acquièrent la conviction.

Dès lors, sous une pression croissante, la justice ne peut plus rejeter les demandes de nouveau jugement comme elle s’est acharnée à le faire jusqu’à présent. Le détenu a le droit à une deuxième chance grâce au golf, un sport qu’il n’a pourtant jamais pratiqué. En fait, il s’est simplement mis à dessiner des terrains car la nature y est apaisée. « Les seuls moments de paix que j’avais, c’était quand mon père m’emmenait pêcher », décrypte-t-il. « Les dessins de golf me rappellent ça. »

Crédits : Valentino Dixon

Quelqu’un de spécial

Dans les quartiers est de Buffalo où grandit Valentino Dixon, seuls le football américain et le basket ont droit de cité. « Vous risquiez de vous faire tirer dessus si vous parliez de golf à un voisin », plaisante-t-il. Mais ce n’est qu’à moitié pour rire : il y a tant d’affaires criminelles près de chez lui que le jeune homme s’estime heureux d’éviter les problèmes jusqu’au bac. Sa passion pour le dessin le protège. « J’ai enseigné à des milliers d’élèves et je ne pense pas avoir jamais eu quelqu’un comme Valentino Dixon », vante Charlotte Ross, son ancienne professeure d’art. « Je pense que c’est quelqu’un de spécial, comme ces bons chanteurs ou ces bons écrivains. »

Tout juste diplômé de la Buffalo Academy for the Visual & Performing Arts, le jeune peintre rencontre une fille dont les deux frères vendent de la drogue. En devenant son petit ami, il s’y met aussi. « C’était ce qu’on faisait dans mon quartier pour gagner de l’argent », souffle-t-il. Grâce à la cocaïne, « je me suis assez enrichi pour conduire des voitures rutilantes et aider des potes – pas plus », ajoute-t-il. « Je me déplaçais avec une arme, comme tout le monde. » Inculpé pour son implication dans deux fusillades liées au trafic de stupéfiant, Dixon est en liberté sous caution la nuit du 10 août 1991. Il a 21 ans et sa vie va basculer.

Ce jour-là, deux semaines après une dispute à propos d’une fille, le grand frère de Torriano Jackson échange des amabilités avec trois membres de la famille Dixon. Sur ces entrefaites, l’homme de 20 ans va chercher son benjamin. Alors qu’il descend Bailey Avenue, vers 1 h 30 du matin, les duo est repéré par ses adversaires. Valentino a été rameuté. Les insultes fusent, puis les balles. « Il y a eu des tirs constants, bang, bang, bang », racontera plus tard l’aîné des Jackson. « J’ai senti des balles sur tout mon corps et mon frère a été touché à la main. J’ai crié : “Torry, casse toi, court !” » À l’arrivée de la police, Torriano est à l’article de la mort.

Bailey Avenue à Buffalo, dans l’État de New York

« J’étais dans un magasin de bière quand j’ai entendu les coups de feu », raconte Valentino Dixon. « J’ai couru à l’extérieur, et j’ai fui avec mon demi-frère. Je ne voulais pas être impliqué. J’étais en liberté sous caution et je ne voulais pas laisser je ne sais quel drame amoureux m’envoyer en prison. » Sur place, les forces de l’ordre trouvent un 4×4 rouge criblé de balles, une arme de poing de calibre .32 dont le propriétaire demeure inconnu et les douilles d’une mitrailleuse Tech-9 volatilisée. Pour aider l’enquête, les parents éplorés des Jackson racontent le lendemain que Valentino Dixon épiait leurs fils depuis qu’il avait eu maille à partir avec eux à propos d’une fille. Il est arrêté ce samedi 11 août 1991, vers 14 heures.

Présent cette nuit-là, Lamarr Scott est un ami de Valentino Dixon. À 18 ans, ce colosse d’1,88 m pour 90 kg peut éviter une trop longue peine, à la différence de son compère de 21 ans. Alors, le lundi 12 août, il retourne sur Bailey Avenue et confesse devant les caméras de la chaîne de télévision WGRZ être l’auteur des tirs mortels. Interrogé par l’agent Mark Stambach, il lui raconte qu’il se promenait ce soir-là avec une mitrailleuse pour protéger ses amis. Il ne s’en est servi, d’après ses dires, qu’en réponse aux tirs de Torriano Jackon. Mais pour la police, Scott ment afin de couvrir son ami, Valentino.

La promesse

Au bout de Long Island, dans l’est de New York, le village de Port Jefferson est à des années-lumière de Buffalo. Ici, « il ne se passe pas grand-chose, les crimes sont rares », indique Marc Morjé Howard. Le professeur de droit a grandi dans ce village tranquille aux côtés de Martin Tankleff, rencontré à l’âge de 3 ans. Une décennie et demi plus tard, les parents de cet amis sont violemment mis à mort. Et avant d’en avoir terminé avec le lycée, Martin Tankleff perd sa liberté. En 1990, il est reconnu coupable du double meurtre et condamné à 50 ans de prison.

Crédits : Valentino Dixon

À cette période, Marc Morjé Howard préfère la presse aux tribunaux. Dans le journal de son lycée, il partage sa conviction profonde : Martin Tankleff est innocent. Mais constatant que ces mots n’ont guère de poids, il entame des études de droit. « Je ne l’aurais pas fait sans sa condamnation », confie-t-il. « C’était pour le sortir de prison, j’étais lancé dans cette quête de justice. » Ce fils d’une libraire française et d’un philosophe américain doit s’armer de patience. Devenu professeur, il garde contact avec son ami, le visite en 2004 et lui promet de le disculper.

Finalement, en 2007, lors d’un 19e appel, la justice donne raison aux deux hommes. « Je pensais dès le départ que le coupable était l’associé du père et on a su plus tard qu’il avait embauché des tueurs », raconte-t-il. Howard se trouve à Paris avec sa famille lorsque le jugement auquel il a contribué est rendu, le 27 décembre 2007. Aussitôt, il traverse l’Atlantique pour enfin voir son ami libre et l’aider à se remettre sur pied. À 36 ans, Tankleff a passé la moitié de sa vie en prison. « J’ai ressenti la même émotion quand Valentino est sorti », explique le professeur de droit.

Mais pour l’heure, l’enfant de Buffalo use ses pinceaux contre les barreaux. En 2010, son bon comportement lui permet d’entrer dans une section privilégiée de la prison, réservée aux 145 détenus les plus sages. « Nous pouvions nous doucher chaque jour, passer des coups de téléphones et nos cellules étaient souvent ouvertes de sorte que nous pouvions discuter, jouer au cartes et aux échecs », remet-il. « J’achetais du riz, des haricots et du poulet pour cuisiner sur des plaques avec d’autres. » Tous les deux mois, il peut sortir pour rendre visite à sa mère, à ses trois filles et à sa femme, Louise, avec laquelle il s’est marié en prison.

Crédits : Valentino Dixon

Valentino Dixon tue le temps en travaillant comme barbier, en faisant des pompes ou en lisant. Plusieurs fois, il parcourt l’ouvrage Découvrir un sens à sa vie : avec la logothérapie, dans lequel Viktor E. Frankl raconte son expérience du camp de concentration. Il faut trouver un sens dans la souffrance, enseigne l’auteur autrichien. Cela n’empêche pas des moments de découragement ou d’amertume. Après quelques heures ou quelques jours, toutefois, Dixon reprend le pinceau.

La lettre et l’esprit de la loi

Ce matin de 2012, une lettre blanche attend Max Adler sur son bureau. Au dos de la missive, le journaliste de Golf Digest découvre que l’expéditeur est domicilié au centre correctionnel d’Attica, une prison de l’État de New York célèbre pour une mutinerie de 1971. « Je n’avais aucune idée de ce que j’allais trouver à l’intérieur », souligne-t-il. Sur les 2 200 détenus, il y en a apparemment un qui est abonné au magazine de golf et suit par conséquent sa chronique « Golf saved my life ». Max Adler se rend alors compte que son correspondant a réalisé quelque 130 peintures de terrain de golf. Certaines sont inspirées de photos, d’autres complètement inventées. « Je ne l’explique pas, mais je ne voulais plus faire autre chose », glisse Dixon.

Le 20 mai 2012 le prisonnier et le journaliste cosignent un article titré « Dessiner depuis la prison ». En première partie, le travail du premier est présenté avec force détails. Puis arrive l’histoire de sa condamnation et enfin une question qui semble contenir sa réponse : « Dixon est-il innocent ? » Max Adler plonge dans les circonstances du procès afin d’étayer sa thèse. Il raconte que deux témoins ne se sont pas présentés au tribunal, de peur de voir leur peine aggravée pour parjure. Lamarr Scott était lui bien présent. Mais il avait entre-temps changé de version.

Crédits : Valentino Dixon

Le procureur Christopher J. Belling, justifiera-t-il plus tard, « m’a informé qu’il était dans mon intérêt de témoigner et de dire que Valentino avait commis le crime ». Pire, l’inspecteur Stambach « m’a plusieurs fois menacé de mort si je ne venais pas devant les jurés ». Les deux hommes nient. Malgré les aveux initiaux de Lamarr Scott, Belling a en tout cas mis toute son énergie à prouver la culpabilité de Valentino Dixon. Même si ce dernier « avait peut-être été arrêté de bonne foi », veut croire Howard, « le procureur a absolument tenu à gagner le procès de peur d’avoir à reconnaître une erreur ». En 1993, après la condamnation de l’artiste, Lamarr Scott est arrêté pour avoir tiré au visage d’un jeune de 16 ans qu’il venait de voler. La victime est restera tétraplégique et l’adepte de la gâchette est condamné à au moins 25 années de prison.

Max Adler ne se contente pas des comptes-rendus d’audience. Il repère de nombreuses zones grises dans les différentes expertises qui appuient la sentence. « Si la liberté de quelqu’un n’était pas en jeu, ce serait comique », raille-t-il. « Mais dans son cas, je pense que le système n’était pas prêt à admettre une erreur. » Son article de 2012 est repris par des médias nationaux comme NBC, CRTV ou Fox Sports. Les doutes déjà émis par The Buffalo News dans une série d’enquêtes parues en 2004 se propagent, et Valentina Dixon lance une collecte de fonds pour soutenir son père. Las, en décembre 2017, les recours sollicités par le détenus restent sans réponse.

Engagé en faveur des prisonniers innocents, Martin Tankleff parle alors de cette affaire à son ami Marc Howard. Elles est proposée par ce derniers à ses étudiants parmi huit cas que la justice pourrait être bien avisée de juger à nouveau. Dans le trio qui s’en occupe finalement figure une Française d’un peu plus de 20 ans, Julie Fragonas. Avec deux camarades, la jeune femme interroge Christopher J. Belling. Le procureur admet face caméra que les expertises balistiques n’ont permis de retrouver aucun résidu de tir sur les vêtements de Valentino Dixon. L’information n’avait jamais été communiquée à la défense.

Sur la base de ces nouvelles informations, l’enquête est relancée. De manière « un peu miraculeuse, car tout s’est fait très vite », dixit Howard, le père de trois enfants est finalement disculpé. Julie Fragonas « a joué un rôle important », félicite son professeur. « Pour elle, c’est un accomplissement extraordinaire d’avoir aidé quelqu’un à sortir de prison. Je crois qu’elle ne s’en rend pas tout à fait compte. » Devant la façade en granit de l’Erie County Hall, ce 19 septembre 2018, l’étudiante française pose aux côtés de Valentino Dixon. Comme lui, elle arbore un visage radieux mais légèrement hébété.

Marc Howard, Julie Fragonas, Valentino Dixon, Ellie Goonetillake et Martin Tankleff
Crédits : WBFO

Couverture : Golf Digest/Change.org