Foule de mouvements à Doha. Bousculé par le blocus de ses voisins et isolé au milieu du golfe arabo-persique, le Qatar panique. Quand l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU), le Yémen, Bahreïn, l’Égypte et les Maldives ont annoncé lundi 5 juin rompre toute relation avec la petite monarchie, ses habitants se sont rués dans les supermarchés de la capitale pour stocker les produits de première nécessité. Prêt à sacrifier ses exportations, Riyad a accusé le Qatar d’accueillir « divers groupes terroristes pour déstabiliser la région, comme la confrérie des Frères musulmans, Daech, Al-Qaïda et des groupes soutenus par l’Iran dans la province de Qatif. » Avec ses alliés, elle a publié quatre jours plus tard une liste de 59 individus et 12 institutions « liées au Qatar et au service d’un programme politique suspect ».

Depuis sa création en 1981, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) n’avait jamais connu pareille crise. Alors que la bourse chutait et que ses diplomates faisaient leur bagages, l’État incriminé n’a pas tardé à dénoncer « une campagne de mensonge qui a atteint un degré d’invention complet ». Vendredi 9 juin, Donald Trump enfonçait le clou : « Le Qatar, malheureusement, a historiquement financé le terrorisme à un très haut niveau. » On peut bien sûr renvoyer l’Arabie saoudite à ses démons du 11 septembre 2001, qui rendent sa critique mal placée. Sans doute est-elle plus inquiète de la proximité du Qatar avec l’Iran et de son indocilité que du terrorisme. Mais le Qatar finance-t-il néanmoins le terrorisme comme elle le prétend ?

Un supermarché de Doha le 5 juin
Crédits : Twitter/shalome05

La rançon

Vues d’Arabie saoudite, les côtes iraniennes qui s’étendent de l’autre côté du Golfe seront toujours trop proches. Les deux géants se tiennent à distance. Alors quand l’émir Al-Thani du Qatar a fait un pas vers l’est, qualifiant la république islamique « de force régionale qui ne peut être ignorée », Riyad s’est agacé. D’autant qu’il avait appelé son président, Hassan Rohani, pour le féliciter de sa réélection quatre jours plus tôt. Rapportée par l’agence nationale QNA et ses comptes Twitter le 24 mai, la phrase est le fruit de « hackers » s’est défendu Doha, confessant ainsi ne plus bien contrôler ses médias. Ils ont donc été interdits de diffusion en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis et à Bahreïn. Depuis sa création en 1996, le plus connu d’entre eux, Al Jazeera, n’a jamais été vu d’un bon œil dans la région, notamment pour « ses sympathies à l’égard de mouvement islamistes », observe le journaliste Georges Malbrunot, auteur des livres Qatar, les secrets du coffre-fort (2013) et Nos très chers émirs (2016).

Vendredi 9 juin, la chaîne de télévision se disait victime de « tentatives systématiques et continues de hacking ». Accusée de recevoir les Frères musulmans, elle a également été bannie en Égypte. Depuis qu’Abdel Fattah Al-Sissi y a renversé la confrérie, il la pourchasse jusque sur les écrans. C’est pourtant au bord du Nil qu’elle fut créée en 1928 afin de promouvoir un islam politique. Considérée comme une menace par l’Arabie saoudite, elle a été aidée par le Qatar au moment des Printemps arabes et continue de l’être.

La rédaction d’Al Jazeera sous la menace du piratages
Crédits : Al Jazeera

Mais cette série d’événements médiatiques éclipse des tractations plus décisives en coulisse. En décembre 2015, l’antenne irakienne du Hezbollah, une milice chiite financée par l’Iran, a pris en otage un groupe d’une vingtaine de Qataris partis à la chasse aux faucons en Irak. Certains sont membres de la famille royale. D’après deux diplomates, l’objectif des ravisseurs était de les monnayer contre des combattants chiites retenus prisonniers par un groupe syrien lié à Al-Qaïda, Tahrir al-Sham.

En avril 2017, le Qatar aurait remis près d’un milliard de dollars dont 400 millions à l’Iran, 300 à ses alliés et autant aux djihadistes. « L’émirat s’est fait une spécialité de payer des rançons aux preneurs d’otages », explique Georges Malbrunot. « Ça a déjà été le cas plusieurs fois avec des groupes liés à Al-Qaïda.  » Si le circuit de la rançon demeure trouble, les autorités irakiennes ont intercepté 500 millions de dollars dans un avion en provenance du Qatar, le 15 avril. Disposé dans 23 grands sacs et enveloppé dans une matière imperméable aux rayons X, l’argent a été saisi quoique le Qatar ait ensuite précisé qu’il était destiné à une rançon. « Des millions pour des groupes armés, est-ce acceptable ? » a fustigé le Premier ministre irakien, Haïder al-Abadi lors d’une conférence de presse. Visiblement, il n’est pas le seul à penser que non.

Donald Trump lors de son voyage en Arabie saoudite
Crédits : Saudi Foreign Minister

Tout porte à croire que l’Arabie saoudite a peu apprécié que l’argent du Qatar aille garnir les poches iraniennes et djihadistes. Elle a alors semblé faire monter les enchères. Après la visite de Donald Trump, le 20 mai, un responsable de la Maison-Blanche a annoncé la signature de contrats de vente d’armements d’une valeur de 110 milliards de dollars pour « soutenir à long terme la sécurité du royaume et de la région du Golfe face aux menaces de l’Iran ».

À ceux qui pouvaient encore douter de la solidité de l’alliance américano-saoudite, Donald Trump a envoyé un message sur Twitter, le lendemain de l’annonce du blocus. « Au cours de mon récent voyage au Moyen-Orient, j’ai déclaré qu’il ne pouvait plus y avoir de financement pour l’Idéologie Radicale. Les dirigeants ont désigné le Qatar – Voyez ! » Comme souvent, il a mis dans l’embarras son administration. Si « les États du Golfe profitent du soutien américain pour rogner les ailes aux Qataris », note le journaliste, l’engouement de Trump a été refréné pas ses secrétaires d’État. « Ils lui ont dit : Attention, nous avons besoin de Doha.” » Car les États-Unis disposent d’une base militaire au Qatar. Ils n’ont du reste pas signé l’accord évoqué par la Maison-Blanche, d’après un expert du Brooking Institute. « Il n’y a pas de contrat, c’est une fake news ». Enfin, il existe une différence entre payer une rançon et financer le terrorisme. Sans quoi, on pourrait dire que beaucoup de pays de l’OTAN y apportent leur concours.

Duplicité

En enquêtant sur les chemins du terrorisme international, les élus du Congrès américain tombent sur un double-fond en 2003. Derrière la gigantesque pétromonarchie saoudienne, alliée historique mais berceau d’Oussama Ben Laden, se cache un petit État riche en gaz, où une pagaille de fonds de charité blanchit l’argent d’Al-Qaïda. Pour faire le ménage, le Trésor sanctionne notamment Abd al-Rahman bin Umayr al-Nuaymi, désigné comme un « terroriste financier basé au Qatar qui a fourni de l’argent, du matériel et des moyens de communication à Al-Qaïda et ses affidés en Syrie, en Irak, en Somalie et au Yémen pendant une décennie ». Il n’est certes pas lié au gouvernement mais n’avait jamais été inquiété. Alors que des sympathisants du groupe continuent de transiter sur son territoire impunément, le pays est en pleine offensive diplomatique et médiatique. Déjà, Al Jazeera a imposé sa liberté de ton au monde arabe.

Fondée en 1996 par l’émir Al-Thani à partir d’une chaîne qui n’avait pas fonctionné en Arabie saoudite, elle irrite Ryiad et Washington en donnant la parole à des extrémistes saoudiens et en diffusant des communiqués d’Al-Qaïda. Son bureau à Kaboul a d’ailleurs été bombardé par les Américains en 2001. Deux ans plus tard, au moment où ils envahissent l’Irak, l’audience est à un pic jamais atteint. Nommé directeur en 2003, le frère musulman palestinien Wadah Khanfar fait passer le micro au Hamas, dont le chef du bureau politique, Khaled Mechaal, vient de se réfugier à Doha.

Cheikh Tamim ben Hamad Al Thani, actuel émir du Qatar
Crédits : AP

Si cela déplaît à Israël, le Qatar veille toujours à conserver ses relations avec l’État hébreu comme avec quiconque. Il offre l’asile aux anciens diplomates de Saddam Hussein ainsi qu’à sa femme sans jamais rompre avec les États-Unis. « Notre politique, c’est d’être ami avec tout le monde. Nous recherchons la paix », déclare Al-Thani en 2010. « Cela ne veut pas dire que si deux camps s’affrontent, nous devons prendre parti en faveur de l’un des deux. Non, nous aimons être en liaison avec les deux parties. » Au Yémen, cette duplicité est ponctuée par un échec. L’argent versé à l’opposition pour l’apaiser fomente une rébellion armée qui déstabilise le pouvoir et les soldats saoudiens voisins. Lorsque éclatent les Printemps arabes, le Qatar s’érige en véritable sponsor de l’islam politique. Il soutient notamment les soulèvements en Tunisie, en Égypte et en Libye.

En 2011, Doha livre carrément des armes aux milices armées libyennes. « Le Qatar a envoyé des missiles français Milan aux rebelles à Benghazi », indique le ministre des Affaires étrangères en avril. Mais Washington redoute qu’elles aient été mises entre de mauvaises mains. Le groupe qui a tué son ambassadeur en 2012, Christopher Stevens, est une scission de Rafallah al-Sehati, une milice alimentée en armes par le Qatar. De la rébellion au terrorisme, il n’y a qu’un pas.

Le matin se lève sur Doha
Crédits : Francisco Anzola

Tombé avec Kadhafi, le chef des services de renseignement connaît un sort moins funeste : Moussa Koussa se réfugie dans les bras de l’émirat où le retrouve le gendre de Ben Ali, Sakhr el-Materi, à la chute du régime. « Le Qatar est notre associé dans la révolution », avait pourtant déclaré à deux reprises son porte-drapeau, le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi. À croire que la locution persona non grata n’existe pas au royaume. La même volatilité des groupes qu’en Libye opère en Syrie. Après quelques hésitations, Doha décide d’armer l’opposition à l’été 2012. « Lorsque un chef d’un groupe armé qui a cinquante ou cent hommes sous ses ordres refuse de travailler avec l’émissaire du Qatar qui vient le voir, celui-ci prend contact avec son adjoint et lui propose une importante somme d’argent », dit un expert en place à Damas cité dans le livre de Georges Malbrunot et Christian Chesnot, Qatar. Les secrets du coffre-fort. « En général, le numéro deux accepte, il fait scission et crée son propre groupe, ce qui renforce l’émiettement de l’insurrection. » Le chemin de l’argent n’en est que plus difficile à tracer.

 La guerre

« Notre politique, c’est d’être ami avec tout le monde », disait donc Al-Thani en 2010. « Nous recherchons la paix. » Plus de deux ans plus tard, il fait preuve d’une même générosité mais il est entré en guerre. En Syrie, l’émir met tout en œuvre pour faire tomber Bachar Al-Assad. Interrogé sur les groupes qu’il est disposé à aider, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Khalid bin Mohammad Al Attiyah, répond fin 2012 qu’il ne « veut exclure personne à ce stade, ni qualifier un groupe de terroriste, ni le relier à Al-Qaïda ». Propriétaire d’un restaurant en Syrie, Hossam se souvient que lorsqu’il a monté un bataillon avec quelques dizaines de personnes, les Qataris lui ont dit : « Envoyez-nous une liste de vos membres, de ce que vous voulez – les salaires et les besoins logistiques. »

Tout simplement.  À la même période, le cheikh va promener son sourire et son porte-feuille dans la bande de Gaza. Lors de cette visite historique, la première d’un chef d’État depuis que le Hamas en a pris le contrôle en 2007, il annonce faire passer l’investissement du Qatar de 254 à 400 millions de dollars. Avant d’abdiquer le 25 juin 2013 pour laisser la place à son fils, Al-Thani supervise l’ouverture d’un bureau des talibans afghans au Qatar. Vertement critiquée, cette décision est prise dans une optique de médiation. « C’est un faux procès car cela s’est fait avec l’aide des Américains », souligne Georges Malbrunot. « On est bien content de le trouver pour négocier en cas de prise d’otages. » L’émirat se garde de prendre contact avec l’état-major d’Al-Qaïda ou de Daech (alors État islamique en Irak et au Levant) puisqu’ils lorgnent ses richesses naturelles. En revanche, les financements privés à partir de son territoire dépassent ceux en provenance de l’Arabie saoudite en 2014, d’après le Trésor américain. « Les noms d’une demi-douzaine de responsables qatariens sont inscrits à titre privé sur la liste noire américaine », pointe Georges Malbrunot. L’un d’eux attire particulièrement l’attention de Washington. Employé au ministère de l’Intérieur, Salim Hasan Khalifa Rashid al-Kuwari a apporté une aide « financière et logistique », dénoncent les États-Unis. Avec un autre Qatari, il aurait convoyé plusieurs centaines de milliers de dollars vers des éléments de l’organisation en Iran.

Réunion de crise au Conseil de coopération du Golfe
Crédits : Reuters

Au-delà de cette « mansuétude » manifestée par les autorités qataries, c’est surtout leur « diplomatie attrape-tout et leur soutien aux Frères musulmans » qui exaspèrent les pays du Golfe à en croire Georges Malbrunot. Le 5 mars 2014, au terme d’une réunion « houleuse » du Conseil de coopération du Golfe (CCG), l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Bahreïn rappellent leurs ambassadeurs en postes à Doha. Pour mettre fin aux « ingérences directes et indirectes », le Qatar doit « fermer Al Jazeera, qui provoque la sédition, fermer les centres de recherches à Doha et livrer tout hors-la-loi », exigent-ils. En vain. « Le Qatar fait des gestes mais jugés insuffisants », constate Georges Malbrunot. Le rapport américain sur le terrorisme de 2015 pointe qu’en dépit de ses engagements, « des entités et des individus servent toujours de sources de financement à des groupes terroristes et extrémistes en particulier des affidés d’Al-Qaïda comme le Front Al-Nosra [renommé Front Fatah Al-Cham en juillet 2016] ». Mais ses voisins souhaitent surtout que Doha « rentre dans le rang », juge Georges Malbrunot. « Ils ne veulent pas qu’elle ait une position indépendante. » Pour contrer leur tentative d’encerclement, l’émirat dispose encore d’alliés et de quelques moyens.


Couverture : Doha soutient-il financièrement le terrorisme ? (Ulyces.co)