La dernière sorcière

Sous les cimes blanches des montagnes, dans le canton suisse de Glaris, quelques moutons foulent les dernières étendues d’herbes. Là-haut, les bêtes doivent savourer le bruit de cloche qui parvient de la vallée, en contrebas, où un troupeau de vaches va passer l’hiver. En ce mois d’octobre 2018, la concurrence pour les pâturages est loin. Mêmes les hommes commencent à se faire rares, préférant rester dans des chalets aux airs de pendules à coucou. Il n’y aurait rien d’étonnant à retrouver des photos du coin en tapant le mot « bucolique » dans un moteur de recherche. Internet ne l’avoue pas d’instinct, mais Glaris est pourtant associé à un imaginaire bien moins amène.

Les montagnes de Glaris

Dans le village de Mollis, un chemin porte le nom d’Anna Göldi, rappelant à ses 3 000 habitants une histoire chargée de sang et de mystique. Il y a plus de deux siècles, le 13 juin 1782, la tête de cette femme roulait sur l’herbe suisse, y déposant une coulée vermillon. Elle venait d’être coupée par un bourreau au sommet du bûcher où le reste de son corps se consumait. Dans les archives de Glaris, on trouve une trace de la sentence prononcée lors de l’exécution. « Quiconque ose condamner, dénigrer ou tenter de venger la mort d’un pauvre pêcheur, aujourd’hui ou demain, ou de diffamer, haïr ou dénigrer quelqu’un pour cela, il ou elle, d’après notre code pénal, suivant les pas du pauvre pêcheur, sera traité de la même manière et condamné à la même sentence. »

Les juges veulent faire taire les critiques car les procès pour sorcellerie sont passés de mode en Europe. Anna Göldi est ainsi surnommée « la dernière sorcière », d’après le roman inspiré de sa vie publié en 1982 par Eveline Hasler. En consultant des documents d’époque, cette historienne de la région est la première à revenir sur les circonstances de sa mort, mises en images par Gertrud Pinkus 11 ans plus tard. Lui aussi originaire de Glaris, le journaliste Walter Hauser tombe sur des archives différentes en 2006. Alors qu’il fait des recherches sur sa famille, il découvre les carnets de voyage d’un reporter ayant couvert l’affaire, Heinrich Ludewig Lehmann. Puis la pelote se dévide.

Son enquête pousse le parlement suisse à réexaminer le cas, en septembre 2007. Un an plus tard, la motion du député Fritz Schiesser visant à déclarer la pauvre femme innocente est approuvée. Alors, grâce à une subvention de 74 320 euros, une comédie musicale narrant sa vie est mise sur pied et un musée ouvre à Mollis. La réhabilitation aurait pu s’arrêter là, mais la flamme de Walter Hauser ne veut pas s’éteindre, rallumant les braises du bûcher. En 2013 et en 2016, coup sur coup, le natif de Glaris publie deux ouvrages à propos d’Anna Göldi. Un autre musée est inauguré l’année suivante. En février 2018, il reçoit un don anonyme d’un million de francs suisses.

Dans son malheur, la Suissesse a pour ainsi dire de la chance. Les sorcières ont le vent en poupe. « Qu’elles vendent des grimoires sur Etsy, postent des photos de leur autel orné de cristaux sur Instagram ou se rassemblent pour jeter des sorts à Donald Trump, les sorcières sont partout », constate la journaliste genevoise Mona Chollet dans son livre sur le sujet sous-titré La Puissance invaincue des femmes. Mais Anna Göldi n’est pas seulement une des ces « rebelles obstinées, insaisissables », dont on a voulu se débarrasser parce qu’elles gênaient la société patriarcale ou le capitalisme – comme le postule Silvia Federici dans Caliban et la sorcière. C’est aussi le personnage principal d’une histoire « qui a tout d’une bonne série : de l’amour, de la force, de l’intrigue et la mort  », observe Walter Hauser.

Un marteau pour la chasse

Anna Göldi ne savait pas lire. À l’heure de se défendre des accusations de sorcelleries, ça a bien sûr été un inconvénient. Mais au moins est-elle passée à côté d’une œuvre assez désagréable, Le Champion des dames, écrit en 1441 par un Français alors basé en Suisse, Martin le Franc. « Ce grand poème idéologique a beaucoup tué », accuse l’historien Guy Bechtel, auteur du livre La Sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers. Car c’est le premier à avoir dessiné la sorcière sur son balai.

Avant lui, le terme de « sorcière » apparaît pour la première fois dans Le Roman d’Énéas, une adaptation de l’Énéide de Virgile. Ce texte publié quelques décennies avant la naissance de Jésus-Christ s’inspire lui-même de l’Iliade et de l’Odyssée. Le hasard n’y est pour rien : la mythologie grecque fait références à différentes femmes dotées de pouvoirs magiques telles que Circé ou Médée, chez Ovide. Au Moyen Âge, cependant, les personnes accusée de sorcelleries sont en majorité des hommes, remarque Maxime Gelly-Perbellini, doctorant en histoire médiévale, auteur d’une thèse sur l’image de la sorcière. Rien n’unit les accusés, dont les métiers ou les statuts varient. « On ne peut alors pas véritablement parler de chasse aux sorcières », précise-t-il.

Il faut une autorité pour ouvrir la saison. La papauté endosse ce rôle. Alors que la « tradition théologique qui parle du sorcier (et de la sorcière), est née dans les élites ecclésiastiques, notamment autour de Jean XXII (1316-1334) », précise l’historienne Catherine Kikuchi, Innocent VII va plus loin. En publiant une lettre contre la magie noire en 1484, il donne les coudées franches aux inquisiteurs allemands Jacques Sprenger et Henry Institoris dont le livre Malleus Maleficarum (« Marteau des sorcières »), paru deux ans plus tard, met les femmes au centre du problème. Cette discrimination « se sédimente dans les procédures judiciaires au XVIe siècle », ajoute Maxime Gelly-Perbellini. Si les évêques traquent le mal avec leurs propres tribunaux, la sorcellerie n’est jamais aussi sévèrement punie que par le pouvoir politique. Ou par la rue.

Une sorcière sur son balais
Angleterre, vers 1720

La popularisation de la figure de la sorcière engendre son lot de lynchages qui troublent l’ordre public et, partant, ses dépositaires. « Il y a une myriade d’affaires qui relèvent de l’altercation entre voisins, de tension intracommunautaires », précise le chercheur. Contre les « démonologues », le Parlement de Paris refuse de créer un crime d’exception. « Les tribunaux laïcs commencent à trouver que les accusations sont trop irrationnelles. L’élite intellectuelle se rationalise et l’imagerie diabolique a moins de prise », synthétise Catherine Kikuchi. À l’aube du Siècle des Lumières, la société française se déprend peu à peu d’une vision magique du monde, peuplée de bons et de mauvais génies. La révolution cartésienne opère si bien qu’en 1682, la sorcellerie sort du registre des crimes. L’Allemagne suit l’exemple en 1738. Mais le mal est plus ancré en Suisse.

Des aiguilles dans le lait

Dans son roman, Eveline Hasler s’intéresse aux dernières années d’Anna Göldi, car sa jeunesse est peu documentée. Née le 14 octobre 1734 dans le district de Sax, la Suissesse grandit à Sennwald au sein d’une famille pauvre et d’un environnement conservateur. À 15 ans, elle gagne déjà sa vie en tant que femme de ménage. Elle attend toutefois d’avoir le double pour tomber enceinte de son premier enfant. Avant sa naissance, le père déserte la maison. Le bébé, ne reste pas longtemps non plus : il étouffe la première nuit. Anna Göldi se retrouve alors accusée de l’avoir tué. Mise au pilori et chassée de chez elle, la jeune femme se réfugie dans le canton de Glaris.

Du travail et, par la même occasion, un amant se présentent au sein de la riche famille Zwicky. Hélas, le fils de 11 ans son cadet avec lequel elle entretien une relation ne peut rien officialiser. Malgré les efforts du jeunes hommes, les conventions l’emportent et c’est un enfant « illégitime » qu’elle met au monde. On ignore les conditions de son décès. Toujours est-il que la Suissesse est encore une fois accusée d’infanticide, mise au pilori et contrainte à l’exil. « Elle est partie, revenue, a changé de travail plusieurs fois, ici, là et à un âge où les autres sont installés depuis longtemps, une femme ne devrait pas faire ça », pointe Eveline Hasler. Par son excentricité, Anna Göldi dérange l’ordre social.

Sous la torture, Göldi finit par incriminer son ami et le Diable.

En 1780, à 46 ans, elle est engagée en tant que femme de maison par la famille du physicien suisse Johan Jakob Tschudi. Un matin, la fille de ce notable de Glaris l’accuse d’avoir mis des aiguilles dans son bol de lait. Congédiée séance tenante, Göldi laisse 16 doublons à un ami, le ferrailleur Rudolf Steinmüller, lui demandant de lui faire envoyer quand elle aura trouvé un nouveau point de chute. Sauf que 18 jours plus tard, une autre fille de la famille se met à vomir des objets métalliques. Pour le père, elle a été ensorcelée. Puisqu’il est aussi maire de la ville, l’arrestation de la coupable idéale ne traîne pas.

L’étau se resserre sur la bonne. D’après un exorciste, elle est seule capable de soigner celle à qui elle a jeté un sort. Johan Jakob Tschudi lui propose alors un marché : soit elle tire sa fille d’affaire contre une remise de peine, auquel cas cela démontre qu’elle a des pouvoirs, soit elle refuse, et la torture l’attend. Coupable volens nolens, Anna Göldi obtempère finalement, tout en clamant son innocence. Miracle ou non, la petite Anna Migeli guérit. Remise sur pied, elle raconte qu’elle a été rendue malade par un biscuit magique cuisiné par Steinmüller et administré par Göldi. Quant aux aiguilles dans le lait, elles auraient été placées pour couvrir ce méfait.

Sous la torture, Göldi finit par incriminer son ami et le Diable, lequel lui dicterait sa conduite. Arrêté, Steinmüller se pend en prison. Avec les économies qu’il gardait, les élus de Glaris montent un bûcher à la sorcière. Dans la foulée de sa mise à mort, le docteur Tschudi « cherche à obtenir un document officiel attestant qu’il ne l’a jamais touchée », indique Walter Hauser. Car là est sans doute le nœud de l’affaire : avant d’être renvoyée, Göldi a accusé Tschudi d’agression sexuelle.

Le musée Anna Göldi, à Ennenda

Dans un article publié par le Göttinger Staats-Anzeigen le 4 janvier 1783, August Ludwig Shlozer qualifie la sentence de « meurtre judiciaire ». Comme Heinrich Ludewig Lehmann, dont Walter Hauser a retrouvé les notes, le journaliste a eu accès aux pièces du dossier grâce aux fuites du greffier, Johann Melchior Kubli. « Sans le courage de cet adversaire de la peine de mort, la vérité sur le procès biaisé n’aurait peut-être jamais été connue », conclue Walter Hauser.


Couverture : Portrait imaginaire d’Anna Göldi.