La boîte noire

Le lieu du crime
Crédits : Trooper Johnna Batiste

Un vélo désarticulé gît dans l’herbe jaunâtre le long de la Route 7, au sud de Seattle. À quelques dizaines de mètres de là, le corps non moins meurtri d’une sexagénaire est retrouvé sans vie ce 9 août 2018. Le matin-même, alors qu’elle pédalait près de son domicile d’Eatonville, dans l’État de Washington, Susan Rainwater a été percutée par un véhicule, peu avant 9 h 30. Le conducteur a pris la fuite. Quelques heures plus tard, la police a enfin été alertée par un promeneur. Sur place, elle découvre le vélo désarticulé, un corps et un petit morceau de carénage couleur huile. Sous ses air anodins, ce dernier jouera en fait le rôle de boîte noire, avec l’aide d’Internet.

« Les enquêteurs cherchent un véhicule noir soupçonné d’être responsable de la mort tragique de la cycliste », tweete Johnna Batiste, la chargée de communication de la zone concernée pour la police de l’État de Washington. Son message est accompagné d’une photo de la sombre pièce à conviction. Elle tient dans la main. C’est peu mais suffisant pour qu’un réseau improvisé de détectives s’active en ligne. Sur le forum Reddit, où le cliché est partagé, les internautes envisagent plusieurs types de véhicules avant qu’un ancien inspecteur de l’État du Maryland identifie une Chevrolet Silverado de la fin des années 1980. Bingo.

Sur la foi de cet indice, un témoin local oriente la police vers un suspect possédant ce type de véhicule, en l’occurrence une Chevrolet K-10 de 1986. Et, dès le 14 août, Johnna Batiste annonce son arrestation. « Une personne est morte et le responsable aurait pu s’en tirer si le hasard n’avait pas fait que j’étais connecté quand quelqu’un a partagé la photo », observe l’ex-policier. Internet triomphe, une fois de plus. En janvier, les utilisateurs de Reddit avaient déjà confondu le propriétaire d’une Toyota Camry rouge, dont un débris avait été ramassé près d’un cycliste renversé dans la région de Tampa, en Floride.

L’indice
Crédits : Trooper Johnna Batiste

« Il s’agit d’une dynamique relativement nouvelle », indique Henderson Cooper, ancien officier de la CIA et membre de la police de Los Angeles, aujourd’hui reconverti dans le conseil en sécurité. « À l’époque de l’affaire O.J. Simpson [ce joueur de football américain accusé d’un double meurtre en 1994], Internet existait mais les réseaux sociaux n’avaient pas l’importance qu’ils ont aujourd’hui. Les fuites d’informations et les reportages de la presse étaient les seules sources similaires à celles des réseaux sociaux actuels. Facebook et les autres plateformes ont mis du temps a être utilisés pour cela. Mais les vannes sont maintenant ouvertes. »

En France, la police en appelle aux réseaux sociaux afin de retrouver les propriétaires d’un butin saisi chez des voleurs ou pour traquer un fugitif. Dans ce dernier cas, elle peut demander l’aide d’Europol (Office européen de police). Cette agence qui fait le lien entre les forces de l’ordre des Vingt-Sept a contribué à l’arrestation de 56 personnes depuis début 2016, dont plus de 17 grâce à des renseignements en provenance du public. Le 13 août 2018, elle a publié sur son compte Twitter la photo d’un lieu où a été perpétré un abus sexuel sur un mineur. En quelques heures, un internaute a reconnu un hôtel de Taiwan.

« Ces moyens sont utilisés pour relancer des enquêtes qui n’avancent plus », explique la porte-parole d’Europol, Claire George. « Lorsque des équipes d’analystes n’ont pas réussi à identifier des éléments de preuves, l’aide du public est un outil supplémentaire. » Si Europol souligne le « sérieux » du public européen quand il est mobilisé sur Internet, il reconnaît aussi que « les États-Unis sont assez doués avec ce genre de méthodes ». Car elle s’est d’abord déployée de l’autre côté de l’Atlantique.

L’arme du crime
Crédits : Trooper Johnna Batiste

Facebook contre le Taliband

Au milieu des années 2000, Halloween n’est jamais vraiment terminé à Northside, dans la banlieue de Cincinnati. Le même crâne de squelette assorti d’une croix en os, pareil à ceux des pirates, prolifère sur les murs du quartier. Mais cette décoration-là n’a rien de festif. C’est le signe d’un gang versé dans le trafic de drogue et le vol, qui se fait appeler le Taliband. Pour s’en protéger, les habitants du coin ont pris l’habitude de s’envoyer des chaînes de SMS. Mais cela n’enraye pas les violences, alimentées par la rivalité avec un autre groupe, le Hawaiian Village Posse. Entre 2000 et 2005, le nombre d’homicides augmente de 49 % dans l’État d’Ohio.

En avril 2007, les autorités locales lancent une « Initiative pour réduire la violence à Cincinnati » (CIRV) sur le modèle du « Gun Project » mis en place à Boston dans les années 1990. Ce plan faisant la part belle à la dissuasion doit enrayer la dynamique des gangs. Constatant que le Taliband est le groupe le plus violent et le mieux organisé de la ville, il lui prête une attention toute particulière à partir de mai 2008. Ses membres, découvre-t-on alors, ne laissent pas seulement des traces sur les murs ; ils se répandent aussi à travers les réseaux sociaux.

En collaboration avec l’Institut de science criminelle de l’université de Cincinnati, la police élabore une base de données compilant les informations sur le Taliband. Sur Myspace, où il publie des morceaux de rap, elle met au jour les liens entre les uns et les autres. Cette plateforme spécialisée dans la musique « était littéralement remplie d’informations sur l’activité du gang », se souvient le capitaine Daniel W. Gerard. En outre, « une fille de 22 ans, qui connaissait mieux Facebook que Mark Zuckerberg, nous a dit de nous intéresser à cet autre réseau social. »

Ces recherches permettent à la police d’avoir une bonne vision du réseau criminel. À la fin de l’enquête, 71 membres du Taliband sont arrêtés. « Les réseaux sociaux sont aujourd’hui une dimension des investigations », précise Daniel W. Gerard. « L’information qui y est trouvée doit être vérifiée par d’autres moyens afin de pouvoir engager des poursuites contre un suspect. Cela dit, ça peut être un bon point de départ qui va orienter un enquêteur dans une direction vers laquelle il ne serait pas allé avec des moyens conventionnels. » Les policiers ont beaucoup à gagner à chercher le sens de la marche dans les limbes des réseaux sociaux. Et c’est encore mieux quand on la leur indique.

En décembre 2010, la police canadienne de Vancouver relance sa page Facebook et s’inscrit sur Twitter, juste à temps pour les playoffs de la Stanley Cup. Elle y donne des conseils de sécurité ou des informations au public. En détournant une pub, elle devient même virale : « Boire en public : 230 dollars. Uriner en public : 230 dollars. Regarder un match des playoffs avec des centaines de nouveaux amis : ça n’a pas de prix », indique-t-elle dans un tweet repris par la presse nationale. Mais son ton n’est pas toujours aussi enjoué. Le 15 juin 2011, après une défaite des Canucks de Vancouver à domicile, une émeute éclate. Les incidents sont encore en cours quand le compte Twitter de la police demande à ceux qui le suive d’envoyer des vidéos et photos de l’enceinte afin d’identifier des délits. Il gagne 16 000 followers et reçoit plus de 1 000 messages en quatre jours.

Crédits : Twitter

Dans l’Ohio, la police poursuit sa plongée des réseaux sociaux. En 2012, elle se réfère aux photos et vidéos d’une soirée postées sur Instagram, YouTube et Twitter pour arrêter les suspects d’un viol collectif commis lors d’une soirée lycéenne. Ivre, la victime était incapable de reconnaître ses agresseurs le jour suivant. Deux adolescents sont finalement reconnus coupables. Une étude de LexisNexis Risk Solutions révèle alors que 4 policiers américains sur 5 ont déjà eu recours aux réseaux sociaux pour une enquête. L’année suivante, l’Association internationale des chefs de la police démontre que 96 % des services de police se servaient des médias sociaux et que 80 % s’en sont servis pour résoudre une affaire.

Le sprint après le marathon

Six ans après avoir inspiré Cincinnati dans sa lutte contre le Taliband, Boston s’en inspire à son tour. Le 15 avril 2013, à 14 h 49, deux bombes explosent dans la capitale du Massachusetts, près de la ligne d’arrivée du marathon, tuant trois personnes et en blessant plus de 260. Dans les dix minutes qui suivent la déflagration, le commissaire Edward Davis ordonne à ses agents de se rendre sur les réseaux sociaux et de partager l’information. Ils en profitent aussi pour rectifier les fausses rumeurs qui circulent. « Les autorités savent maintenant que les gens vont d’abord sur les réseaux sociaux dans ce genre de cas, pour savoir ce qu’il faut faire », reconnaît Bill Braniff, directeur du Consortium national pour l’étude du terrorisme et la réponse au terrorisme. « Les autorités peuvent présenter un plan clair de la marche à suivre. »

Trois jours plus tard, deux frères déclenchent une fusillade sur le campus du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Après avoir tué un policier, ils prennent la fuite à bord d’une voiture volée. Blessé, l’un d’eux est interpellé et meurt plus tard à l’hôpital. Une photo du second circule allègrement sur Twitter et Reddit. Croyant reconnaître un étudiant de l’université Brown, dans l’État de Rhode Island, qui a disparu au mois de mars, certains diffusent son nom. Ils se trompent. La police publie alors un démenti mais, pour sa famille, le mal est fait. Dans les jours qui suivent, le fugitif est finalement arrêté avec l’aide des réseaux sociaux, qui n’auront cessé de le traquer. Au moment de sa capture, le gouverneur de l’État ne s’y trompe pas, qui remercie la presse et le public d’un même souffle.

« Le crowdsourcing est une excellente solution, les gens veulent absolument trouver le malfaiteur. »

« L’importance des réseaux sociaux dans les enquêtes de police a connu une croissance exponentielle ces dix dernières années », indique Joshua Ritter, avocat à Los Angeles. Lorsqu’un dossier arrive à son cabinet, il n’est pas rare qu’il soit accompagné d’une grosse pile de données que la police a trouvées sur des plateformes en ligne. « C’est particulièrement le cas dans les affaires de gangs, les relations entre les suspects étant primordiales », ajoute Ritter. « J’ai vu beaucoup de suspects nier être impliqués dans un gang ou même connaître certains de ses membres. Quand vous essayez d’établir une relation entre deux personnes, les réseaux sociaux vous donnent une masse d’informations incroyable. »

À la fin de l’année, le responsable des opérations spéciales de la police de Los Angeles, Scott Edson, met sur un pied un « répertoire d’informations numériques sur les grands événements urgents » (LEEDIR). Cette application mobile permet aux citoyens de partager des photos ou des vidéos avec les services de police lors d’attaques terroristes, de catastrophes naturelles ou après qu’un crime soit commis. « Le crowdsourcing est une excellente solution, surtout quand une communauté est indignée par ce qu’il se passe, comme à Boston », observe Scott Edson. « Les gens veulent absolument trouver le malfaiteur. Sans cela, notre travail est plus difficile. »

Début 2016, Europol fonde sa propre plateforme, « EU most wanted », où des photos de fugitifs européens sont publiées afin que le public puisse aider à les retrouver. Le dispositif est couplé avec des campagnes de communication, comme un calendrier de l’avent remplis de photos de suspects ou des cartes postales en ligne. Un album Panini des personnes recherchées y paraît aussi à l’occasion de la Coupe du monde 2018. « Nous utilisons souvent l’humour afin que le contenu soit vu et partagé par le plus grand monde », explique Claire Georges. « Nous agissons toujours avec l’accord des États et les critiques de cette apparente légèreté ne résistent pas aux résultats obtenus. »

Crédits : Europol

À la différence des forces de l’ordre américaines, les policiers français ont tendance à faire appel aux réseaux sociaux en dernier recours lorsque les enquêtes sont d’importance. En mars 2018, ils ont annoncé avoir retrouvé un descendant de Poilu grâce à Twitter. Autant dire qu’on regarde plus dans le rétro en Europe qu’aux États-Unis.


Couverture : Un call center. (Wikimedia commons)