Mauvaise surprise

Le jour de la mort de Kim Jong-il, le 17 décembre 2011, des torrents de larmes ont été répandues sur le sol nord-coréen. À genoux, le visage décomposé, le peuple est-asiatique pleurait son « père » face caméra, à la stupéfaction du reste du monde. Sur les images de la télévision d’État, il manquait cependant l’un de ses fils naturels. Loin de lui, et sans doute loin de montrer un tel degré d’affliction, Kim Jong-nam voyait son petit frère, Kim Jong-un, monter sur un trône qui lui était promis. Tombé en disgrâce dix ans auparavant, l’aîné vivait en exil à Macao. Un temps appelé à poursuivre l’effrayante course au nucléaire nord-coréenne, cet homme rond au crâne dégarni ne faisait dorénavant peur à personne. Lors de ses déplacements entre l’île chinoise et les autres pays de la région, il passait inaperçu. Fondu dans un banal costume gris, le voici qui s’avance parmi les voyageurs, peu avant 9 heures le 13 février 2017, dans le hall de l’aéroport de Kuala Lumpur, en Malaisie. Alors que Jong-nam se dirige vers le poste de contrôle d’Air Asia, une femme en jeans et pull sans manche débarque soudain dans son dos. Surprise ! Les bras de l’inconnue passent par-dessus ses épaules pour lui masquer les yeux puis descendent vers sa bouche. « Qui êtes vous ? » demande Jong-nam. « Pardon, pardon », se contente de répondre la jeune femme avant de s’évanouir dans la foule. Quelques secondes plus tard, la scène se répète. Une femme d’à peine 30 ans vêtue d’un blazer blanc siglé d’un LOL noir se glisse derrière le Nord-Coréen pour frotter ses mains contre sa bouche. Elle aussi s’éclipse en s’excusant. Sur l’enregistrement des caméras de vidéo-surveillance, on peut voir Jong-nam rebrousser chemin jusqu’à un petit groupe d’agents de sécurité. L’homme semble paniqué. « C’est très douloureux, c’est très douloureux, on m’a aspergé de liquide », s’agite-t-il. Le temps que l’un d’eux le conduise à la clinique de l’aéroport, le Nord-Coréen se frappe le visage en gémissant. Sous l’effet du mystérieux liquide, ses muscles se contractent, gênant sa démarche. À l’arrivée, il s’effondre sur une chaise, exténué. Transporté dans une ambulance et placé sous assistance respiratoire, le grand frère du dictateur nord-coréen meurt dans le véhicule, quinze minutes après l’empoisonnement. Il avait 45 ans. Les deux femmes sont rapidement interpellées. Âgée de 25 ans, la première est indonésienne et répond au nom de Siti Aisyah. Celle qui portait le t-shirt LOL s’appelle Doan Thi Huong. Elle a 29 ans. Ont-elles agi seules ? Les enquêtes de la police malaisienne et des services de renseignement sud-coréens s’accordent pour répondre non. Sept Nord-Coréens seraient impliqués, dont certains apparaissent sur les images de vidéo-surveillance. Beaucoup sont depuis retournés à Pyongyang mais l’un d’eux, docteur en chimie, a été arrêté.

Siti Aisyah, à gauche, et Doan Thi Huong, à droite

Le chemin des autres se perd aux frontières de l’ « État ermite » où Kim Jong-un règne sans partage. Le propre frère de Jong-nam l’a fait assassiner, est-on tenté de conclure. N’a-t-il pas déjà fait exécuter son oncle, Jang Song-taek, en décembre 2013 ? « Ce cas montre que la théorie d’un pouvoir strictement familial a ses limites », remarque Théo Clément, chercheur à l’Institut d’Asie orientale. « Être membre de la famille des Kim aide certainement, mais ne garantit absolument rien en termes de pouvoir. » Jang Song-taek serait mort pour avoir proposé à la Chine d’organiser l’éviction du dictateur au profit de Jong-nam. Ce qui, en soi, suffirait à expliquer l’assassinat de Jong-nam. Mais les circonstances racontent une autre histoire.

De la joie à la peur

Pour être précis, Jong-un et Jong-nam sont demi-frères. Le premier est né une douzaine d’années après, entre 1982 et 1984, de la deuxième maîtresse de Kim Jong-il. Or, ces relations extra-maritales ne plaisent guère à celui qui est encore au pouvoir à l’époque, c’est-à-dire leur grand-père, Kim Il-sung. Afin de mieux les taire, Jong-nam est envoyé en Russie puis en Suisse, où il arrive à 12 ou 13 ans. « C’était un enfant joyeux, amical, gentil et généreux », se souvient un ancien camarade de classe, Anthony Sahakian. À son grand étonnement, celui qu’on présente comme le fils de l’ambassadeur de Corée du Nord conduit une Mercedes 600 avant d’avoir l’âge pour passer son permis. Quand il était encore à Pyongyang, Jong-nam vivait, dit-on, dans un palace surveillé par 500 gardes et 100 serviteurs. Autant dire que personne n’aurait pu venir dans son dos pour lui faire une mauvaise surprise. Mais à son retour de Suisse, ce luxe sous surveillance ne lui convient plus. Le fils aîné du nouveau dictateur Kim Jong-il, qui a pris la succession d’Il-sung à sa mort en 1994, étouffe dans une Corée du Nord isolée et en proie à une crise sans précédent. La famine fait des millions de mort dans la deuxième moitié de la décennie. De son côté, Jong-un intègre une école publique suisse située proche de Berne en 1998. « Il est possible que les demi-frères n’aient jamais été proches, car potentiellement élevés séparément », indique Théo Clément.

Crédits : The Asahi Shimbun

La même année, Jong-nam est nommé à un poste important du ministère de la Sécurité publique. Un marche-pied pour succéder à son père. Mais il est plus intéressé par l’étranger que par le pouvoir, si l’on en croit Antony Sahakian.

En 2001, le dauphin est arrêté à l’aéroport Narita de Tokyo en possession d’un faux passeport dominicain sur lequel figure le nom de Pang Xiong, qui veut dire « gros ours » en mandarin. Pang Xiong, donc, voulait se rendre à Disneyland. Au lieu de cela, il est envoyé en exil à Macao, avec la bénédiction de Pékin. Son train de vie ostensiblement luxueux et ses nombreux voyages à l’étranger, qui ne laissent pas d’agacer le régime, se poursuivent à l’extérieur de la république populaire. Jong-nam est parfois vu attendant un avion dans tel ou tel aéroport asiatique ou dînant dans un restaurant parisien. Chaque fois, il sourit poliment et prend soin de préciser qu’il n’a pas fait défection. Mais il n’est clairement plus en odeur de sainteté à Pyongyang.

En 2010, un agent nord-coréen aurait tenté de le tuer en demandant à un conducteur de taxi chinois de provoquer un accident. Cela expliquerait un certain froid : l’arrivée au pouvoir de son frère à la mort du père, Kim Jong-il, le 17 décembre 2011, n’est pour lui qu’une « blague pour le reste du monde », écrit-il dans un e-mail à un journaliste japonais. « Le régime de Jong-un ne durera pas », prédit-il. Un an plus tard, l’exilé se montre moins affirmatif. Après avoir été la cible d’une deuxième tentative d’assassinat, il fait parvenir une lettre au leader nord-coréen : « S’il vous plaît, retirez l’ordre de nous punir moi et ma famille, nous n’avons nulle part où nous cacher. La seule échappatoire est le suicide. » Resté en contact avec lui, Anthony Sahakian décrit un homme paranoïaque, qui vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. « Bien sûr qu’il était inquiet », insiste son ancien camarade suisse.

Agent trouble

La mauvaise surprise réservée à Kim Jong-nam porte un nom : VX. Appelée « le plus puissant des agents innervants » en Corée du Nord, cette substance chimique est considérée comme une arme de destruction massive par les Nations Unies. Pour les deux femmes qui l’ont porté au visage de la victime, Siti Aisyah et Doan Thi Huong, ces consonnes ne signifient pourtant rien. Aux enquêteurs, chacune déclare qu’elle pensait faire une farce. Dès lors, pourquoi avoir pris la précaution de se laver les mains ? C’était, prétendent-elles l’une comme l’autre, ce qu’on leur avait intimé de faire. Malgré cette précaution, les experts estiment que le VX aurait dû les atteindre. Mais la substance avait été séparée en deux éléments inoffensifs, en sorte que seule leur combinaison a pu réagir et tuer. Dans sa cellule, Siti Aisyah paraît tout ignorer du stratagème. À l’écart des flash infos qui ne cessent de rapporter le décès, elle demande candidement quand viendra sa libération. « Les quatre premières fois que je lui ai rendu visite », raconte à GQ l’ambassadeur indonésien en Malaisie, Andreano Erwin, « elle pensait que le fait d’être en prison faisait partie de la blague. La quatrième fois, lorsque nous lui avons montré un journal attestant de la mort de Kim Jong-nam, elle s’est mise à pleurer ». Comme Doan Thi Huong, qui était escort à Hanoï, Siti Aisyah gagnait sa vie en tant que prostituée. En plus des prestations qu’elle proposait au spa de l’hôtel Flamingo, à Kuala Lumpur, l’Indonésienne descendait certains soirs au Beach Club, un bar kitsch fréquenté par les touristes et, d’après d’après trois membres du personnel, par Jong-nam. Le Nord-Coréen n’était pas là, la nuit du 4 au 5 janvier 2017. Aucun client, d’ailleurs, n’avait sollicité les services de Siti Aisyah. Mais lorsque la jeune femme sort du Beach Club, un conducteur de taxi qu’elle connaissait, John, la hèle. Cette connaissance lui propose une affaire à 100 dollars, alors qu’elle avait l’habitude de n’en gagner que 15 par passe. Il lui fait rencontrer « James ». Ce « Japonais » de 30 ans se présente comme le producteur d’une émission de caméra cachée diffusée sur l’archipel et en Chine. Il lui propose de s’exercer sur des clients du Pavillon Mall avec une huile bénigne et de partir en s’excusant. Quelques jours plus tard, une scène doit être filmée à l’aéroport. Siti Aisyah, qui a toujours voulu être actrice, n’a aucune raison de refuser. Née en 1992 à Ranca Sumur, village conservateur du plus grand pays musulman au monde, l’Indonésie, elle porte le nom de la femme favorite du prophète, la « Mère de tous les croyants ». Initiée entre l’école religieuse et la mosquée, sa jeunesse se poursuit auprès de son père, à récolter gingembre et curcuma. Il n’y a pas de collège à Ranca Sumur. Mais la capitale, Jakarta, lui est « irrésistible », confie sa mère. À 14 ans, Siti Aisyah commence à y travailler 13 heures par jour dans une fabrique de vêtements. Deux ans plus tard, elle marie le fils du propriétaire et embarque avec lui vers Kuala Lumpur, où la production est délocalisée. Leur divorce en 2012 provoque son retour à Ranca Sumur. Mais comme Jong-nam ne supporte pas de revenir en Corée du Nord, Siti Aisyah ne peut demeurer au village. Elle lui envoie de l’argent, à partir de 2015, depuis Kuala Lumpur. Et, le 13 février 2017, à l’aéroport de la plus grosse ville de Malaisie, l’exilée croise un autre exilé, Jong-nam, pour la première et la dernière fois.

Frères de sang

Le Japonais qui se présente à Siti Aisyah sous le nom de James est en fait un Nord-Coréen baptisé Ri Ji-u. Il aurait simplement fait la connaissance de John en prenant un taxi. Entre le moment de leur rencontre et l’assassinat, Ri Ji-u est allé jusqu’à emmener la jeune Indonésienne au Cambodge pour y répéter dans l’aéroport. Jong-nam était probablement attendu à Phnom Penh, ville où il venait parfois jouer au casino. L’attaque aura finalement lieu à Kuala Lumpur. « À partir du moment où Jong-nam est parti de Macao, les Nord-Coréens le suivaient », indique le professeur sud-coréen Nam Sung-wook, qui a dirigé des recherches avec les services de renseignement de Séoul. « Ils avaient un groupe dans son avion. À Kuala Lumpur, un autre groupe a pris la relève. Ils ont continué à le surveiller même pendant son sommeil. » Dans l’aéroport, cinq agents au moins auraient été présents au moment de l’empoisonnement. Pourtant, « il est difficile de savoir avec certitude que Kim Jong-en est le commanditaire direct », note Théo Clément. « D’un point de vue plus international, c’est très discutable : faire assassiner un homme sous protection chinoise en Malaisie par une Indonésienne et une Vietnamienne, soit les quatre pays d’Asie avec qui Pyongyang a des relations qui fonctionnent à peu près, c’est plutôt un mauvais calcul. »

Siti Aisyah n’aurait pas risqué de finir sa vie en prison pour 100 dollars.

Fin juillet, Siti Aisyah a affirmé avoir été trompée à la cour. La jeune femme a fondu en larmes. « C’est là qu’elle a pleinement réalisé que c’était sérieux », observe l’ambassadeur indonésien, Andreano Erwin. À l’ouverture du procès, lundi 2 octobre 2017, elle et Doan Thi Huong ont plaidé non coupables. Dans l’épais dossier que manipule le juge, un seul élément paraît accréditer l’idée qu’elle savait ce qu’elle faisait : l’Indonésienne s’est lavée les mains. C’était une consigne assortie d’aucune indication concernant le liquide, rétorque son avocat. Un élément troublant demeure. Avant de passer à l’acte, la jeune femme aurait glissé à une amie qu’elle allait devenir célèbre à Pyongyang. Son avocat soutient pourtant qu’elle était « incapable de faire la différence entre la Corée du Sud et la Corée du Nord ». L’amie en question affirme que si l’État de la victime a bien été évoqué, Siti Aisyah croyait vraiment participer à une caméra cachée. En attendant l’avis de la justice, celle-ci a écrit à ses parents pour leur demander de la pardonner. À Ranca Sumur, tout le monde espère son retour. « C’était notre petite fille, nous l’aimons plus que notre propre vie », s’émeuvent ses parents. Siti Aisyah, cela ne fait guère de doute, n’aurait pas risqué de finir sa vie en prison pour 100 dollars. Pyongyang a-t-il profité de sa naïveté ? Et si oui, pourquoi ? Les autorités malaisiennes rapportent avoir trouvé 120 000 euros divisé en quatre paquets de coupures de 100 dollars dans le sac à dos de Jong-nam. Avant sa mort, ce dernier aurait rencontré « un homme étroitement associé à une agence de renseignement américaine » dans un hôtel de luxe. Quelques semaines plus tard, Pyongyang a triomphalement déclaré avoir « déjoué un complot vicieux » de la CIA et des services secrets sud-coréens contre Kim Jong-un. Mais impossible de savoir comment. https://www.youtube.com/watch?v=FKHwPmuiGRY


Couverture : Reconstitution du drame. (DR/Ulyces.co)