Robert J. Lang a été l’un des rares Américains à avoir participé à la guerre des Insectes dans les années 1990. Ce Californien longiligne était au front tout du long : de la bataille des Scarabées-rhinocéros japonais à la bataille des Mantes menaçantes en passant par la bataille des Guêpes aux longues jambes. La plupart des combattants de la guerre des Insectes, qui était en réalité des compétitions d’origamis, faisaient partie des « Origami Detectives ». Les Origami Detectives étaient un groupe d’artistes japonais qui tentaient de se surpasser les uns les autres en réalisant des œuvres complexes à partir de sujets assignés. La guerre des Insectes a commencé lorsque l’un des Détectives a déployé ce que le site internet du groupe a appelé une « arme secrète incroyable ». Il s’agissait d’un scarabée cornu aux ailes déployées, confectionné à partir d’une simple feuille de papier. « Ensuite la guerre des origamis d’insectes est devenue totale », explique le site traduit en anglais. « Ils comparaient leurs meilleures productions lors de rencontres mensuelles et les perdants se retiraient avec déception. » Pendant la guerre, Lang n’était pas encore un artiste professionnel d’origami : il était chercheur dans les laboratoires Spectra Diode à San Jose et faisait du pliage pour le plaisir. Son travail l’occupait beaucoup. En 1993, par exemple, année de la bataille des Mantes menaçantes, il brevetait un résonateur laser à faisceaux collimatés et travaillait sur des réseaux de fibre optique destinés aux satellites. Il ne pouvait donc pas souvent se rendre au Japon pour présenter sa création du mois. À la place, il envoyait le patron de l’insecte par mail à un allié à Tokyo, qui le repliait ensuite et le présentait aux Détectives sous l’étiquette de Lang. À cette époque, Lang avait une trentaine d’années. Cela faisait 25 ans qu’il faisait des origamis et 20 ans qu’il fabriquait ses propres modèles.

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Origami de Taureau par Robert J. Lang
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Les origamis consistent à donner forme à des morceaux de papier sans utiliser ni colle, ni ciseaux. Lang a toujours été passionné d’insectes mais ses premiers modèles n’en représentaient pas. Dans les années 1970, il a ainsi inventé l’origami de Jimmy Carter, de Dark Vador, d’une nonne, d’un lapin gonflable et d’Arnold le Cochon. Il aurait aimé compter des insectes en papier dans sa collection, mais à cette époque, faire des insectes ou des crustacés semblait mission impossible. En effet, personne ne savait encore comment faire pour plier le papier afin d’obtenir une silhouette avec des corps imposants et des extrémités très fines. La plupart du temps, le visage des origamis, y compris celui des personnalités de la télévision et des hommes d’État, avait toujours la même forme : il ressemblait aux grues en papier japonaises du XIXe siècle. Puis, quelques individus disséminés dans le monde se dirent que le pliage du papier, en plus d’être un divertissement plaisant, possédait peut-être aussi des propriétés qui pourraient être analysées et codifiées. Certains ont étudié le pliage sous un aspect purement mathématique, d’autres, dont Lang, ont combiné les différents outils mathématiques pour aboutir à des créations plus abouties. Tout cela a permis le développement de techniques de pliage toujours plus complexes. En 1970, personne ne savait comment confectionner des origamis d’araignées crédibles. Par la suite, les origamistes savaient non seulement plier des araignées ressemblantes, mais aussi n’importe quelle espèce d’araignées. Ils savaient désormais fabriquer des araignées avec n’importe quelle longueur de patte mais aussi des cigales avec des ailes, ou encore des longicornes. Pendant des siècles, les modèles d’origamis comprenaient au plus 30 étapes. Aujourd’hui, ils peuvent en atteindre des centaines. Et au vu de la complexité croissante des origamis, certains ont commencé à y voir un intérêt pratique. En effet, les scientifiques ont commencé à appliquer ces méthodes de pliage à des versants très divers comme le domaine médical, électrique, optique, mais aussi aux appareils de nano-technologie et même aux branches d’ADN (qui ont une forme et une taille fixe mais qui ont besoin d’être fermement comprimés et de façon ordonnée). À la fin de la guerre des Insectes, les origamis avaient considérablement évolué, tout comme Robert Lang. En 2001, alors qu’il travaillait à JDS Uniphase, une entreprise de fibre optique à San Jose, il quitta son travail pour plier du papier à plein temps.

Créer des insectes

Lang a l’habitude de surprendre son monde. Quelques années auparavant, il était l’invité mystère d’un jeu télévisé appelé Naruhodo! Za Warudo. Il avait bluffé le public et les autres candidats parce que personne ne croyait qu’un Américain pouvait être expert en origami. Les gens qui le connaissaient en tant que scientifique ont été estomaqués d’apprendre qu’il était l’un des principaux artistes concepteurs d’origamis. D’ailleurs, beaucoup ne savaient pas que des artistes professionnels dans cette discipline existaient. Les gens, du moins les Japonais, le trouvent excentrique et considèrent que ses réussites professionnelles et ses manières d’Américain sont particulièrement déconcertantes. Récemment, Lalique, une entreprise française de verrerie, l’a chargé de présenter la technique du pliage lors du lancement d’une nouvelle collection de vases ondulés et plissés à la manière d’origamis. Le lancement a eu lieu par une froide veillée de Noël dans un Neiman Marcus à Troy dans le Michigan. Seuls les clients les plus fidèles du Neiman Marcus pouvaient y assister. On y jouait de la musique et des serveurs distribuaient hors d’œuvres et verres de vin.

« Mon Dieu, regarde », dit-elle, désignant Lang. « Il est en costume. »

Lang était installé dans le rayon verrerie chinoise derrière un bureau imitation Régence. D’un côté du bureau se trouvait un tas de feuilles fines à carreaux pour origamis aussi colorées que des confiseries. Il avait amené avec lui un ordinateur portable, et pendant une pause, il m’a montré un logiciel qu’il était en train de créer avec son frère, un professeur de botanique. Ce logiciel accélérerait la croissance des cerisiers et permettrait aux fermiers de tester des techniques d’élagage et de fertilisation sur leur ordinateur plutôt que dans leur verger. Lang a maintenant 45 ans. Ses fines mains ont toujours fière allure, il porte une barbe taillée à la mode de la Silicon Valley surmontée d’un regard aiguisé de ranger. Ce soir-là, il portait une veste de sport en tissu Prince de Galles, une cravate et un pantalon. Il était assis sur sa chaise et commençait à plier une feuille de papier qui allait peut-être se transformer en oiseau, ou en dinosaure ou en tarentule. Une femme, habillée d’un manteau en peau retournée descendant jusqu’aux genoux, s’est rapprochée pour regarder. Elle a fixé les mains de Lang puis l’a dévisagé dans son intégralité. Après un certain temps, elle a interpellé son mari, qui se tenait à côté d’elle et qui commençait à crouler sous le poids de quatre sacs de course. « Mon Dieu, regarde », dit-elle, désignant Lang. « Il est en costume. » Land s’arrêta de plier et leva les yeux vers elle. « C’est juste que… voir un artiste tout propre et bien habillé, et en costume en plus, bafouilla-t-elle. — Eh bien mon kimono était à la machine à laver », dit Lang en souriant. Il recommença alors à plier. « Vous êtes fort en origami, dit-elle. Vous avez travaillé dans d’autres secteurs ? — Oui en effet. Pendant des années, j’étais physicien », répondit Lang. « Oh mon Dieu ! », émit la femme en attrapant de nouveau le bras de son mari. Pendant qu’elle reprenait ses esprits, deux hommes sont apparus. « Est-ce qu’il y a des gens qui achètent ce que vous faites ? », questionna l’un d’eux. Avant que Lang n’ait pu répondre, l’autre, qui tenait une côtelette d’agneau de lait, lui demanda s’il savait comment faire la Statue de la Liberté. « Oui, répondit Lang, je ne vais pas la faire maintenant mais je sais comment la réaliser. » Il mit alors la pièce qu’il était en train de faire de côté et prit une nouvelle feuille de papier du tas. Il plissa la feuille, l’enroula et la replissa. Ensuite, il allongea les angles, lissa les côtés puis en étira certains autres. Il étira enfin le tout vers un côté. Il procéda avec des mouvements rapides et méticuleux, ses mains passant successivement devant et derrière la feuille comme si elles suivaient une mélodie. Soudain la feuille de papier se referma avant de se redéployer : elle avait alors la forme d’un petit violoniste jouant de son instrument. « C’est un truc de fou, mec », dit l’homme qui tenait la côtelette d’agneau. « Je veux dire, wow. » Lang a grandi dans la région d’Atlanta. Quand il avait six ans, son professeur, qui avait déjà usé de tous les stratagèmes pour le garder occupé pendant les cours de maths, lui a donné un livre d’origami. Lang s’y est alors immédiatement intéressé. Il était fasciné par le nombre infini de possibilités offertes, ce qu’on ne s’imagine d’ailleurs pas au premier abord. Il pensait à tous les personnages et à toutes les créatures qu’il pouvait presque, comme par magie, faire venir à la vie à partir d’un simple morceau de papier. Il a travaillé en ce sens à partir de dessins qu’il faisait et qu’il compilait dans un livre, puis un autre et encore un autre. Il avait beaucoup de centres d’intérêts : les timbres, les pièces de monnaie, les plantes, les insectes et même la boue. Il était, selon son père Jim Lang, « un super magicien des maths », accro à la chronique mathématique de Martin Gardner dans le Scientific American. Mais le pliage de papier a pris le dessus sur ses autres passions. Il a commencé à créer ses propres modèles d’origamis quand il a eu une dizaine d’années. Modèles ensuite illustrés en détails dans une lettre dont l’en-tête était celle de la Chrysler Corporation Airtemp Division où son père était commercial.

Plier avec le monde

« Je pense qu’à l’époque, je me disais que c’était un passe-temps datant de mon enfance qui tardait à prendre fin. » — Robert Lang

Lang est allé à Caltech, l’université de technologie de Californie, où il a étudié l’ingénierie électrique. « Caltech, c’était très dur, très intense », m’a-t-il révélé récemment. « C’est pourquoi j’ai fabriqué encore plus d’origamis. Cela me permettait de relâcher la pression de l’école. Je faisais du pliage avec n’importe quoi, je les notais ensuite, puis je jetais le modèle. » Il n’a rencontré personne d’autre là-bas qui faisait des origamis, et n’a jamais rien dit à personne à propos de son passe-temps. Sa femme, Diane, rencontrée à Caltech alors qu’ils jouaient tous deux dans une pièce organisée par le campus et intitulée Music Man, se rappelle lorsqu’elle est venue pour la première fois dans son appartement à Pasadena. Elle y avait trouvé des petites fourmis en papier alignées sur une étagère. « Je pense qu’à l’époque, je me disais que c’était un passe-temps datant de mon enfance qui tardait à prendre fin », confie Lang. « Cela m’embarrassait un peu. » Au dos de l’un de ses livres d’origami, il avait écrit le nom et l’adresse de l’Origami Center of America qu’avait fondé Lilian Oppenheimer, et qui était l’ancêtre de l’Origami USA, l’organisation nationale rassemblant les passionnés d’origami. Grâce à ce groupe basé à New York et qui rassemble désormais près de 2 000 membres, Lang a rencontré d’autres amateurs de pliage réputés dans le monde des origamistes pour être des « maîtres ». Parmi eux, on compte Michael LaFosse, John Montroll, Joseph Wu et Paul Jackson. LaFosse a suivi une formation de biologiste marin mais a quitté son travail de responsable environnemental en 1994 pour ouvrir la toute première galerie nationale d’origamis, à Haverhill, dans le Massachusetts. Il a par ailleurs reçu des commandes estimées à plus de 20 000 dollars, consistant par exemple à reproduire un Pégase pour la vitrine d’une boutique Hermès sur Madison Avenue. Wu était un graphiste au Canada qui faisait la plupart du temps des origamis. Jackson, qui vit désormais en Israël, était un artiste qui travaillait avec du papier pliable. Montroll, le fils d’un célèbre physicien, avait aussi quitté son travail d’ingénieur électrique pour devenir éditeur de livres d’origamis afin de soutenir son activité de pliage. C’est Montroll qui a inspiré Lang : ses animaux étaient beaux et fidèlement reproduits et son approche de la conception était tout à fait originale. Il a aussi mis au point des modèles d’origamis de polyèdres complexes qu’on disait irréalisables. « John a fait les modèles d’origamis de toutes les figures d’Archimède ! Mais aussi de toutes les figures de Platon ! De toutes les figures de Johnson ! » dit Lang avec excitation. « Il a fait tous les polyèdres ! » Lang continua à faire du pliage pendant qu’il préparait son master en ingénierie électrique à Stanford et son doctorat en physique appliquée à Caltech. Pendant qu’il travaillait son sujet de mémoire, Les Lasers semi-conducteurs : Nouvelles Géométries et Propriétés Spectrales, il a créé un origami de bernard l’hermite, un origami de souris dans une souricière, un origami de fourmi, un origami de mouffette et encore une cinquantaine d’autres. Ils étaient solides, impeccables, faits avec minutie mais semblaient en plus tous dotés d’une personnalité propre à leur espèce. Ses insectes étaient particulièrement beaux. Lorsqu’il s’est rendu en Allemagne pour son travail de fin d’études, lui et Diane ont observé beaucoup de pendules à coucou dans la Forêt Noire : les contours taillés avec minutie, les maisons en forme de pommes de pin, les pendules et les oiseaux qui en sortaient. Cela ne semblait pas être le domaine de prédilection des origamistes, mais Lang voyait les choses autrement. Il commença à travailler au Jet Propulsion Laboratory de la NASA à Pasadana en 1988, peu de temps après avoir fini de construire un origami de pendule à coucou taille réelle. Cela prit trois mois pour le dessiner et six heures pour le plier. Ce travail permit à Lang de devenir célèbre dans le milieu des origamistes. Les Japonais ont plié du papier en guise de passe-temps depuis au moins 400 ans. Pendant les 200 premières années, les créations étaient limitées à un petit nombre de formes basiques : des boîtes, des bateaux, des chapeaux, des grues. Plier des milliers de grues – en papier blanc puisque c’était le seul papier utilisé – était censé porter chance. Le principe était simple. La feuille de papier était l’essentiel : peu importe la forme qu’elle prenait ensuite, cela restait toujours une feuille. Le pliage japonais ne s’est pas directement répandu à l’extérieur. Il n’y a pas de date précise concernant les débuts de cette pratique. Cependant, David Lister, un notaire retraité de Grimsby en Angleterre, et auteur de plus d’une centaine d’essais à ce sujet, considère que cette activité de pliage de papier s’est développée indépendamment, suivant les pays, partout dans le monde. Au XIXe siècle, des écoliers en Allemagne, en France et en Angleterre faisaient des chevaux en papier avec des cavaliers les montant, mais aussi des attrape mouches. Le pliage de papier était aussi très populaire dans les villages espagnols et dans les prisons.

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Insecte par Robert J. Lang
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En 1837, un professeur allemand, Friedrich Frobel, a introduit l’idée radicale d’un apprentissage dès le plus jeune âge, dans les kindergarten – l’équivalent des garderies. Le cursus comprenait trois sortes de pliage de papier : « Les Plis de la Vérité », « Les Plis de la Vie » et « Les Plis de la Beauté » pour enseigner aux enfants les principes des mathématiques et de l’art. Le mouvement kindergarten a fait des émules partout dans le monde, y compris au Japon où les pliages simples de Frobel se sont joints aux traditionnels origamis. Les magiciens japonais ont aussi commencé à faire des tours incluant du pliage de papier. À la fin des années 1960, qui marque la fin de l’isolationnisme du Japon, et au cours des décennies suivantes, ces magiciens ont voyagé en Europe et aux États-Unis pour pratiquer ces tours. Soudain, le kindergarten dévoilait ses mystère et sa magie. Un morceau de papier ordinaire plié et froissé semblait donner vie à une mouette en action. Une feuille de parchemin pouvait prendre la forme d’un lion ou d’un machaon. Les magiciens professionnels d’Europe et des États-Unis ont adoré les origamis et certains d’entre eux ont écrit des livres dessus. En 1922, Harry Houdini a publié Houdini’s Paper Magic: The Whole Art of Performing with Paper, Including Paper Tearing, Paper Folding and Paper Puzzles. Il réalisait souvent un tour de magie appelé « Troublewit » (« Problème de l’esprit »), qui consistait à transformer un morceau de papier en un nombre infini de formes sans aucun découpage. En 1928, les fameux magiciens William Murray et Francis Rigney ont publié le livre Fun with Paperfolding. On retrouve dans cet ouvrage des chapitres sur le pliage des carrés, des diagonales et un programme par étapes pour faire un origami complet intitulé « How Charlie Bought His Boat ».

Découper au laser

Au milieu des années 1940, l’Américain folkloriste Gershon Legman commença à étudier les origamis. Legman était intéressé par plusieurs choses : collectionneur de limericks grivois, il a écrit un livre ayant trait aux techniques de plaisir sexuel oral, et aurait été l’inventeur du premier vibromasseur alors qu’il n’avait que 20 ans. Après avoir commencé à s’intéresser aux origamis, il a contacté des plieurs de papier du monde entier, et notamment Akira Yoshizawa, un prodige japonais qui, avant d’être reconnu pour son incroyable talent, vivait chichement à Tokyo en vendant au porte-à-porte des amuses-bouche à base de poisson. Ce qui faisait de Yoshizawa un être extraordinaire, c’est qu’il présentait pour la première fois une forme d’art qui pouvait à la fois être créative et expressive. Il a fabriqué des dizaines de milliers de modèles et était particulièrement reconnu pour ses gorilles. En 1955, Legman organisa la première exposition des travaux de Yoshizawa au musée Stedelijk d’Amsterdam. Yoshizawa connut un succès encore plus grand l’année suivante lorsque Robert Harbin publia son livre Paper Magic. Harbin était alors le magicien le plus reconnu de Grande-Bretagne, il fut le premier à apparaître à la télévision et l’inventeur du classique « Zig-zag girl », tour de magie dans lequel l’assistante du magicien est mise dans une boîte puis découpée en trois parties. Son livre fut un best-seller, il encensait Yoshizawa, et ses débuts dans cet art relativement nouveau étaient si impressionnants qu’il semblait impossible de faire mieux avec une simple feuille de papier et des pliages. Il y a quelque temps, par une journée fraîche et ensoleillée, j’ai rencontré Lang à Squid Labs, une entreprise de recherche et de développement high-tech soclée dans un immense immeuble bétonné à côté d’Oakland, jadis partie prenante de la base aérienne d’Alameda. Lang, sa femme et leur fils vivent à une trentaine de kilomètres d’Oakland dans une confortable maison ressemblant à un ranch. Au fond du jardin se trouve un petit studio où Lang travaille parmi des piles de livres de mathématiques, des guides sur les coquillages, des ordinateurs et une ménagerie d’animaux en papier. Il passait la journée à Squid Labs afin d’utiliser leur laser industriel à découpe qui devait l’aider à réaliser des pliages compliqués. Il disait qu’il était sans doute le premier origamiste à utiliser la découpe laser. Pour ce faire, il diminue la puissance au maximum afin que le laser n’incise plus qu’il ne découpe le papier.

« Licencier des gens était bien moins drôle que d’inventer des choses. » — Robert Lang

Lang travaillait sur des prototypes pour deux commandes, la première visait à créer un objet de design d’intérieur en métal et l’autre un accessoire de mode en cuir. Il travaillait également pour une pièce qu’il faisait pour lui, mais dont il ne voulait pas parler, au cas où il échouerait. Ces trois formes étaient si complexes que cela lui aurait pris des heures à simplement inciser le papier pour préparer les plis finaux. Il utilisait de grands carrés de papier Hanji mauve de Corée, semblables à du tweed, qui sont solides mais légèrement transparents comme la peau d’un poisson. C’est l’un de ses papiers préférés, qu’il achète en gros sur Internet. D’autres types de papiers qu’il aime et qu’il achète dans des papeteries d’art de San Francisco ou du Japon sont l’iokta du Népal, l’unryu de Thaïlande, le kozo et le gampi du Japon. Lorsqu’il réalise ses insectes les plus complexes, il utilise des papiers faits à la main par le studio de Michael LaFosse. Pendant quelque temps, Michael LaFosse avait même un type de papier en stock appelé « le papier à insecte Robert Lang ». Lang était, de toute évidence, un scientifique prolifique : il a écrit plus de 80 articles de recherche et détient 46 brevets sur les lasers et l’optoélectronique. Pendant qu’il faisait cela, il essayait de se dégager du temps pour pouvoir publier des livres sur les origamis. Il en publia plusieurs lorsqu’il travaillait encore dans le monde des lasers, et notamment The Complete Book of Origami en 1989. Il savait cependant qu’il faudrait qu’il se consacre à temps plein à ce qu’il avait en tête : plutôt que de confier des modèles à plier, à la manière d’un guide pratique, il voulait enseigner aux gens comment fabriquer leurs propres origamis. Avec l’éclatement de la bulle internet, le timing était parfait. Au début des années 2000, JDS Uniphase, qui fabriquait des composants pour les entreprises informatiques, était en perte de vitesse. Le travail de Lang, consistant à superviser la recherche et le développement, prit une autre tournure : gérer les réductions de salaires et les fermetures d’usine. « Licencier des gens était bien moins drôle que d’inventer des choses », dit-il. « De nombreuses personnes étaient dans le business du laser. Ce que je pouvais faire dans le monde des origamis, j’étais le seul à pouvoir le faire. Ma démission était une décision réfléchie mais c’était également une conséquence de ce qui arrivait à mon entreprise. » Au vu de sa personnalité, calme, modéré et minutieux, cela semblait être incroyablement audacieux. L’histoire recense de nombreuses personnes ayant abandonné des carrières bien avancées pour devenir poètes ou musiciens de jazz. Mais il y a des marchés plus porteurs que d’autres. Devenir un plieur de papier professionnel est plus risqué : il n’existe pas de marché d’art dédié aux origamis, et jusqu’à il y a peu, ce n’était même pas considéré comme un art. Yoshizawa avait publié des livres de ses réalisations mais n’avait jamais vendu aucun pliage. Je me suis demandé si la famille de Lang s’était mise en colère contre lui lorsqu’il leur annonça ses plans. Ce qu’il décida, finalement, était comparable au fait de quitter son travail de neurochirurgien pour devenir un tricoteur professionnel. Diane dit que même si cette transition aurait dû être effrayante pour eux, elle ne le fut pas. Ses parents étaient aussi de nature optimiste. Ils avaient connu une expérience similaire avec la sœur de Lang qui, alors qu’elle était en master de microbiologie, arrêta ses études pour devenir architecte d’intérieur. La mère de Lang, Carolyn, se souvient : « Je crois que je lui ai dit en plaisantant : “tu vas pouvoir nourrir ta famille ?” Mais je connaissais Robert et je savais qu’il avait tout prévu. »

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Origami de minotaure
Crédits : Gerwin Sturm

La première partie de son plan était d’écrire le livre auquel il avait pensé alors qu’il était toujours chez JDS Uniphase, Origami Design Secrets. Il fut publié en 2003 et expose les principes sous-jacents des origamis et des techniques de construction. Il s’est ensuite consacré à plein temps à dessiner de nouveaux modèles et à améliorer ses anciens. Finalement, Lang n’est pas totalement sorti du monde de la science : il fut nommé rédacteur en chef du Journal of Quantum Electronics, publié par l’Institute of Electrical and Electronics Engineers, et est consultant à temps partiel pour Cypress Semiconductor. Il se charge également de plusieurs commandes d’origamis à vocation scientifique. La plupart des commandes concernent des objets nécessitant d’être compacts et pliés et dépliés à cette fin. Il a été chargé notamment de dessiner un sac pour des instruments médicaux stériles qui pouvait être ouvert sans qu’aucune surface non stérile ne touche une surface stérile, ainsi qu’une antenne qui devait pouvoir se ranger à l’intérieur d’un téléphone portable.

Manipuler le papier

Une entreprise de fabrication de matériel médical l’a même engagé pour chercher à plier un implant vasculaire, une sorte de filet destiné à soutenir le cœur pour les personnes ayant fréquemment des arrêts cardiaques. Il devait être assez compact pour pouvoir être implanté via un tube fin, mais, une fois sorti du tube, se déploierait proprement autour du cœur. Le Lawrence Livermore National Laboratory le fit travailler sur un problème similaire, mais cette fois, ce qui devait être plié était un télescope comprenant une lentille de 100 mètres de diamètre qui devait pouvoir tenir dans une fusée et être envoyé dans l’espace. De nombreuses commandes sont moins techniques que celles-là. Récemment, il a dessiné des origamis d’animaux en papier toilette pour une publicité Febreze, qui ont ensuite été pliés par une collègue origamiste, Linda Mihara. L’année dernière, toujours assisté par Mihara, il a créé un monde en origami pour une autre publicité : des forêts, des champs, des rênes, des maisons victoriennes et un dragon. Il a dessiné également un Drew Carey à taille humaine pour le Drew Carey Show et des sièges d’avion pour Onboard, un magazine consacré aux sièges pour avions, ainsi que des pliages de billets de dollars pour un cadeau d’anniversaire destiné à un célèbre couturier. Il vend quelques pièces à des aficionados des origamis. La plus célèbre est sans doute un caribou en papier Hanji qui mesure une vingtaine de centimètres de haut et qui est vendu sur son site pour 800 dollars. Sa commande préférée a été de plier un insecte en voie de disparition, le Cicindela nevadica lincolniana pour un entomologiste qui collectionne les œuvres autour de cet insecte. « Pour moi, cette commande était une aubaine venue du ciel », dit-il. « Il y aura toujours des insectes à dessiner. » Le laser continuait sa découpe sur un des papiers Hanji de Lang. Il pianotait sur son ordinateur. Sur l’écran, on pouvait distinguer une forme géométrique dentelée. Lang l’avait dessinée avec un logiciel qu’il avait commencé à créer en 1990, TreeMaker, bien connu parmi les origamistes. C’était le premier logiciel qui pouvait transformer des formes de graphes, comme les hommes ou les insectes, en motifs pliables. Un autre logiciel qu’il a conçu, ReferenceFinder, convertit le motif en des instructions de pliage étape par étape. Ces logiciels lui ont assuré sa place de maître ès technologies pour ce qui a trait aux origamis. En 2004, il était en résidence au MIT et donna des cours désormais célèbres à propos des origamis et de leurs relations avec les mathématiques, comme le théorème de Koebe-Andreev-Thurston ou la théorie des graphes. Brian Chan, un doctorant en dynamique des fluides du MIT m’a confié récemment : « C’était un cours fabuleux. Tout le monde en parlait. » Inspiré par Lang, Chan mit de côté son hobby pour la forge et commença les origamis. Lui et Lang participent désormais régulièrement à une compétition annuelle qui est une poursuite amicale de la guerre des Insectes. Le thème de l’année dernière était les bateaux à voiles. Lang n’était pas satisfait de ce qu’il avait produit, un navire avec les voiles affalées qui révélaient ses mâts squelettiques, mais parlait avec enthousiasme de celui de Chan. Avec une seule feuille, Chan avait créé un brick toutes voiles dehors qui se faisait attaquer par un calamar géant.

« C’est comme les maths. C’est là, prêt à être découvert. » — Robert Lang

L’apparente simplicité et les possibilités infinies des origamis attirent les gens. En 2003, le Mingei International Museum de San Diego organisa une exposition intitulée « Origami Masterworks » qui incluait plusieurs réalisations de Lang. Elle était supposée durer six mois, mais la fréquentation était telle qu’ils l’ont prolongée pendant six autres, puis à nouveau huit. Au Japon, l’émission TV Champion demandait souvent à ses participants de réaliser des origamis dans des conditions extrêmes, par exemple avec les mains emprisonnées dans une boîte, en étant en équilibre sur un tabouret avec la feuille suspendue au-dessus d’eux, ou en plongée dans un aquarium. Un nombre surprenant de pays compte des associations d’origamis. L’Origami Society des Pays-Bas compte plus de 1 500 membres, sans doute le nombre le plus élevé dans une association de ce type. Il y a un élément apaisant dans la monotonie du pliage et du dépliage. En fait, l’origami en tant que thérapie a ses défenseurs : en 1991, lors de la conférence sur l’origami dans l’éducation et la thérapie, un professionnel de la santé mentale a présenté un papier détaillant son travail sur les origamis avec des détenus. « L’expérience la plus gratifiante était d’observer les effets des origamis sur les tueurs psychopathes », dit-elle. Il y a quelques mois, je suis allée à une réunion de l’Orange County, un rejeton de la West Coast Origami Guild, un des nombreux clubs dans les environs de Los Angeles (leur devise : « Nous plions sous pression. »). Lang était un membre actif du club lorsqu’il était chez Caltech, et les membres parlent encore de lui avec admiration mais avec une certaine familiarité. L’un des aspects intéressants à propos des origamis est l’égalitarisme : les experts côtoient les passionnés et partagent les secrets de leurs travaux. La réunion avait lieu chez Carol Stevens, une grande dame enjouée qui enseigne l’art dans les écoles et les maisons de retraite.

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Champignons sculptés sur papier 
Crédits : Gerwin Sturm

Un membre du club m’avait indiqué l’itinéraire pour aller chez elle, et sa signature dans le mail était : « Joyeux Pliage ! » Lorsque je suis arrivée, Carol préparait les rafraîchissements. Quelques personnes travaillaient sur un livre intitulé Multimodular Origami Polyhedra: Archimedeans, Buckyballs, and Duality (« Origamis polyhèdre multimodulaires : archimédiens, footballènes et dualité »). « Nous savons les plier », me dit un des participants, « mais nous ne savons pas comment les appeler. » Un autre groupe feuilletait Jewish Holiday Origami, et un ingénieur informatique retraité nommé John Andrisan créait un soutien-gorge à partir d’un billet d’un dollar pour illustrer une histoire. À une autre table, un Japonais âgé montrait à d’autres comment réaliser une boîte tordue. « Madame », réprimanda-t-il une femme, « vous savez peut-être comment manipuler les hommes mais vous ne savez pas manipuler le papier. » Lors d’une pause, je lui ai demandé depuis quand il faisait des origamis et il me répondit : « En 1986 j’ai perdu mon fils, j’ai divorcé, ma vie… » Il s’arrêta et grimaça : « Les origamis m’ont sauvé. » Lang est persuadé qu’il y a encore beaucoup de choses à faire avec les origamis. « C’est comme les maths », me dit-il un jour, alors que nous mangions un hamburger près de son studio. « C’est là, prêt à être découvert. Ce qui est excitant c’est qu’on ne sait pas par où commencer. » Il voudrait améliorer ses origamis d’humains, travailler avec des pliages courbes et améliorer sans cesse ses insectes. Créer un piège à souris et une souris encore plus jolis. Son principal intérêt se trouve dans les origamis mais il a une grande foi dans le potentiel de ses applications pratiques : des navires à énergie solaire, des airbags, des conteneurs, abris, implants médicaux. Il a récemment reçu un message sur sa boîte vocale de quelqu’un qui voulait discuter avec lui de l’utilisation des origamis dans la fabrication de plastique. Nous allions quitter le restaurant pour retourner dans son studio, mais avant de partir, je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander de faire quelque chose de mignon avec le set de table. Ce n’était qu’un simple rectangle comportant des taches de graisse, mais il l’a retourné et l’a plié, la magie a fait le reste : il laissa à la serveuse un parfait bateau blanc.


Traduit de l’anglais par Gaetan Trigot et Pierre Laurent d’après l’article « The Origami Lab », paru dans le New Yorker. Couverture : Brett Jordan.