Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Arthur Scheuer et Tancrède Chambraud au cours d’un entretien avec James Fallon. Les mots qui suivent sont les siens.

Les prédateurs

Qu’est-ce qu’un psychopathe ? Le mot est employé à tort et à travers mais il recouvre un sens précis. Un psychopathe est avant tout un prédateur pour les autres êtres humains, ce qu’on appelle un prédateur intra-espèce. Comme un requin qui chasserait un autre requin. Mais la psychopathie dite primaire n’est pas ce qu’on croit. On pense généralement qu’elle se rapporte à la violence et au sadisme, mais ce n’est pas nécessairement le cas, car un psychopathe est doté d’une certaine forme d’empathie.

On distingue quatre types d’empathies répartis sur deux axes. À une extrémité du premier axe, on trouve l’empathie émotionnelle. À l’autre bout, l’empathie cognitive. L’empathie émotionnelle est ce qu’on ressent lorsqu’on est en présence de sa moitié ou de ses meilleurs amis. C’est ce qu’on ressent lorsqu’on est émotionnellement connecté avec une autre personne. Non seulement nous comprenons ce qu’elle ressent, mais on le ressent aussi. C’est comme si on pouvait lire dans ses pensées, ou plutôt dans ses émotions. On ressent soi-même les émotions qu’on perçoit chez l’autre.

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Le docteur James Fallon
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L’empathie cognitive, c’est lorsqu’on sait ce qu’une personne ressent mais sans le ressentir soi-même. Les gens dotés d’une forte empathie cognitive sont souvent attirés par la charité et l’altruisme. On pense à des gens comme Nelson Mandela, Gandhi ou Mère Teresa. Ils ont tous fait de grandes choses pour l’humanité. Pourtant, partager leur vie n’était pas une sinécure. Lors de la cérémonie funéraire de Nelson Mandela, sa fille à déclaré : « C’était un grand homme, mais vous n’auriez pas aimé être sa fille. » La femme de Gandhi a dit la même chose à propos de son mari, et être en relation directe avec Mère Teresa était semble-t-il difficile. Ces trois figures historiques étaient dotées d’une grande empathie cognitive mais d’une faible empathie émotionnelle. C’est également le cas des psychopathes. Ils ne ressentent pas votre douleur car ils n’ont que très peu d’empathie émotionnelle.

Le second axe est celui de l’empathie ingroup (ou endogroupe) et outgroup (exogroupe). Elles vous permettent de sentir que vous appartenez à un groupe. Certains marxistes croient à une communauté humaine globale et internationale. Cet internationalisme est un genre particulier d’empathie : leur monde est un exogroupe, il englobe toute l’humanité. L’empathie endogroupe est l’opposé de ce sentiment et se caractérise par le fait de ne s’intéresser qu’à soi, sa famille ou son clan – la famille élargie. Les psychopathes ont une empathie endogroupe très développée mais le groupe en question n’est composé que d’une personne : eux. C’est une forme extrême d’endogroupe.

Cela nous permet déjà d’y voir plus clair : les tueurs de masse ne sont pas des psychopathes car ils ont la plupart du temps une grande empathie exogroupe. Ils croient à l’existence de grands groupes, qu’il s’agisse de la France, de l’État islamique ou des Américains. Un psychopathe est donc doté d’une faible empathie émotionnelle, d’une empathie cognitive très prégnante et de l’autre côté, d’une empathie endogroupe poussée à l’extrême et d’une absence d’empathie exogroupe. Chez un psychopathe, ce schéma empathique est bien plus déterminant que le fait d’être violent.

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L’examen de scanners cérébraux aide à détecter la psychopathie
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Il faut ajouter à cela que les psychopathes font preuve d’une résistance hors du commun à l’anxiété et à la souffrance. Ils ne sont jamais inquiets, ce sont des gens très détendus. Rien ne les perturbe émotionnellement et surtout, ils n’ont aucune envie de mourir ! Les psychopathes n’ont pas de tendance suicidaire, ils cherchent avant toute chose à se préserver. Je suis moi-même atteint de psychopathie et c’est un des traits de personnalité les plus présents chez moi.

Si ma femme me surprenait au lit avec une autre, je nierais avec aplomb. Je lui dirais : « Tu préfères croire qui ? Moi ou tes yeux menteurs ? » Et je serais très convaincant. Fort heureusement, je ne ferai jamais une telle chose, mon épouse est une Irlandaise très coriace ! Quand j’étais jeune et que j’avais des ennuis avec l’autorité (mes parents, mes professeurs, la police), je donnais toujours l’impression d’être innocent, j’étais très détendu. Je n’étais pas anxieux du tout. Si on m’informait soudainement que 5 000 personnes sont attroupées devant chez moi pour que je leur parle de la création des montants compensatoires monétaires, j’improviserais sans être intimidé le moins du monde.

C’est une aptitude naturelle qu’on retrouve chez beaucoup de psychopathes – ils adorent ça. Les gens prennent ce trait de personnalité pour du charisme. On leur prête des talents innés pour le leadership car ils ne connaissent pas la peur. La plupart du temps, quand quelqu’un vous ment, il finit par s’arrêter. Pas eux. Ils mentent avec la plus grande désinvolture. C’est mon cas. J’ai progressivement réalisé que je me moquais éperdument du fait de blesser les autres quand je leur parle. Je peux les froisser sans me poser de question. La plupart des gens se demandent s’ils sont en train de faire du mal à leur interlocuteur. C’est le signe d’une conscience morale innée. Les psychopathes n’ont aucun sens inné de la morale.

Cela s’explique car c’est la partie basse de leur cerveau qui est « désactivée », le système limbique – ou cerveau émotionnel. Les psychopathes ne ressentent donc aucune émotion mais ils peuvent les feindre. Ils n’ont pas l’air de s’ennuyer une seconde. Ils ont l’air très vivants et sont toujours enclins à vous parler, car ils savent qu’ils doivent le faire. C’est que pour être un bon escroc, il faut agir de la façon la plus naturelle possible et ne pas avoir l’air de mentir. Ils font ça très bien car aucune émotion ne vient les perturber.

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Le cerveau de James (Jim) Fallon comparé à ceux de ses proches
Crédits : James Fallon

À tout cela, il faut parfois ajouter un haut degré d’agressivité. Mais l’agressivité ne signifie pas nécessairement que la personne est violente. Elle peut être agressive au sens compétitif du terme, dans ses paroles, dans sa façon de faire du sport… il faut toujours qu’ils gagnent. Ce tempérament agressif est une autre caractéristique clé de la psychopathie. Elle donne parfois lieu à des comportements violents, mais chez beaucoup de psychopathes ce n’est pas le cas. Cela fait d’eux des prédateurs sans cœur qui donnent l’impression d’être amicaux. Et ils le sont vraiment, c’est pour ça qu’ils réussissent. Ce sont là les caractéristiques principales de la psychopathie primaire, à laquelle on fait le plus souvent référence.

Sociopathes

Les vrais psychopathes développent généralement très tôt dans leur vie les schémas cérébraux qui conduisent à cette absence d’émotion et cette agressivité. Ce qui les distingue véritablement, c’est que cette agressivité – qui est par ailleurs une réaction normale et répandue – est enclenchée constamment. Leur cerveau social est tout le temps câblé de cette façon. C’est apparemment dû à un traumatisme précoce survenu entre la naissance (parfois même avant) et trois ans. Les premières années de la vie sont une période critique pour les traumatismes, qu’ils soient psychologiques, sexuels ou liés au sentiment d’abandon. Ces traumatismes ont visiblement la capacité de réagencer les gènes et leurs régulateurs selon un schéma psychopathique. C’est ce qu’on appelle l’épigénétique. Vos cellules allument et éteignent certains gènes et ceux qui restent allumés définissent votre comportement.

Chez un psychopathe, certains traits de personnalité qui surviennent par intermittence chez une personne normale sont bloqués pour toujours dans une certaine position. Comme si on se retrouvait figé dans un contexte précis, quel que soit le contexte. Les psychopathes se sentent constamment attaqués et cela explique leur besoin de se comporter en prédateur vis-à-vis des autres. Et comme tous les prédateurs, ils y prennent du plaisir. Ils sont manipulateurs et tentent d’obtenir des choses des autres parce que cela fait partie du jeu.

Ces gens sont capables de dresser un mur entre leur vie normale et leurs actes violents.

Viennent ensuite les sociopathes, qu’on appelle aussi psychopathes secondaires. Les sociopathes ne sont pas dotés de traits psychopathiques génétiques, mais ils peuvent agir similairement. Ils peuvent se montrer très antisociaux et très violents, mais ce n’est pas nécessairement à cause de dysfonctionnements génétiques ou cérébraux. On peut prendre l’exemple d’une personne pauvre ayant vécu très jeune certains traumatismes. Il ne s’agit pas véritablement d’un psychopathe, pourtant sa rage la consume également. Ces gens ont le sentiment d’une injustice dirigée contre eux et ils demandent rétribution. C’est ce qui engendre les terroristes et les tueurs de masse. La plupart d’entre eux ne sont pas des psychopathes. Les psychopathes sont plutôt attirés par le un contre un, ils aiment se retrouver face à face avec leur proie dans une pièce close. Ils ont pourtant certains traits en commun : un terroriste est la plupart du temps une personne dotée d’une très faible empathie émotionnelle, tout comme les psychopathes.

Cependant, ils sont dotés d’une grande empathie exogroupe, c’est-à-dire qu’ils ont le sentiment d’appartenir à une vaste communauté – c’est vrai pour les fanatiques religieux comme pour les nazis. Ce n’est pas le cas d’un psychopathe. Les tueurs de masse et les terroristes ont des convictions qui les obsèdent, un genre de trouble obsessionnel compulsif qui empire avec le temps. Notons aussi que ceux qui mènent les attaques sont souvent plusieurs. Le chef de l’organisation est peut-être un authentique psychopathe, mais il n’a aucune envie de se faire attraper ou de faire le sale boulot. Les leaders excellent en revanche à attirer auprès d’eux des losers frustrés et en colère.

Charles Manson, par exemple, est un véritable psychopathe, mais il a gagné à sa cause de jeunes losers qui avaient subis des abus en tous genres. La plupart avaient été abandonnés ou se sentaient mis au ban de la société. Ils en avaient après leurs parents, après l’école, après tout. Ceux-là sont facilement transformables en sociopathes, mais ce ne sont pas des psychopathes à proprement parler. Ils sont le plus souvent utilisés par un psychopathe pour mener les attaques. En 2002, deux tueurs en série ont sévi à Washington D.C., les « snipers de Washington ». Le plus vieux, John Allen Muhammad, était un authentique psychopathe. Le plus jeune, Lee Boyd Malvo, était un sociopathe, un loser à la personnalité fragile qui avait été abusé pendant sa jeunesse et abandonné par ses parents. La plupart des individus qui perpètrent ces attentats et ces meurtres ont des personnalités fragiles et se soumettent devant une autorité. À vrai dire, ils recherchent cette autorité – un chef religieux, un groupe terroriste dont faire partie. L’emploi du mot « loser » peut sembler étonnant mais c’est le terme générique pour les qualifier.

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Lee Boyd Malvo et John Allen Muhammad

Ces gens sont capables de dresser un mur entre leur vie normale (aller au travail, avoir une famille…) et leurs actes violents. Ils mènent une vie secrète. Beaucoup sont en apparence des pères de famille exemplaires alors qu’ils peuvent être en réalité de vrais sadiques, comme on le voit souvent chez les leaders religieux, les politiciens ou les chefs de grandes entreprises.

C’est un autre point commun des tueurs de masse, des terroristes et des psychopathes. Ils sont capables de séparer leur vie secrète de leur vie de tous les jours. Les terroristes y parviennent grâce à une idée fixe sur laquelle ils sont focalisés. Il s’agit généralement de prendre une revanche et leur comportement compulsif conduit à des violences répétées. La violence peut alors devenir une habitude et ils y recourent comme on déclenche un automatisme. Ils sont désensibilisés à la violence.

Pourtant, la combinaison de ces différentes caractéristiques ne suffisent pas à faire un psychopathe, malgré ces traits communs. Des sous-groupes s’opposent : psychopathes vs. sociopathes, tueurs de masse vs. tueurs psychopathiques. Certains tueurs sont seulement impulsifs, ce qui est très différent. J’ai examiné les scanners cérébraux de tueurs impulsifs et le problème est d’une autre nature : les circuits sont coupés dans leur cortex orbitofrontal et leurs lobes frontaux.

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COMMENT DÉTECTER LA PSYCHOPATHIE ?

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Traduit de l’anglais par Valentine Lebœuf et Nicolas Prouillac d’après l’interview d’Arthur Scheuer et Tancrède Chambraud.  Couverture : James Fallon.