Tommy

Derrière les barreaux verts d’une cage sombre, exigüe et inhospitalière se détache une ombre intrigante. Un individu d’une vingtaine d’années, en pleine force de l’âge, vit à l’étroit dans cet espace peu accommodant. Son nom : Tommy. À la différence de vous et moi, Tommy ne sait ni lire ni écrire. Néanmoins, tout laisse à penser qu’il a conscience de son existence, se remémore son passé et surtout prépare son avenir, s’inquiète probablement de savoir comment pourvoir à ses propres besoins et, bien que peu bavard dans cet univers solitaire, souffre a fortiori de sa privation de liberté. Comme tout un chacun, en somme. Mais quel crime ou délit ce brave Tommy a-t-il commis pour mériter un tel sort ? Celui d’être le chimpanzé d’un cirque aujourd’hui disparu. Ce combat ne date pas d’hier. Steve Wise le prépare même depuis près de 40 ans. Après avoir rêvé dans son jeune âge de devenir un rockeur charismatique à l’époque où il combattait la guerre du Vietnam ou, plus prosaïquement, d’exercer la médecine, cet assoiffé de justice sociale a finalement opté pour les études de droit. Le diplôme d’avocat en poche, le jeune magistrat se lance d’abord dans les affaires de coups et blessures. Son intérêt pour les animaux, révélé depuis sa plus tendre enfance, prend soudain une autre tournure. L’omnivore qu’il était opte pour un régime végétarien, ne voulant plus soutenir, même indirectement, le traitement imposé aux animaux d’élevage.

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Singe en cage
Crédits : Neil McIntosh

La lecture du livre militant de Peter Singer La libération animale, paru en 1975, associé à ses convictions personnelles lui font prendre conscience que le meilleur moyen de se montrer utile dans son combat consiste à plaider la cause des bêtes : « J’ai réalisé que leurs intérêts ne seraient jamais préservés tant que les animaux seront considérés comme des objets d’un point de vue légal, pour ainsi dire nos esclaves, ou qu’on ne leur attribuera pas de personnalité », avoue-t-il. Un point de départ qui va nécessiter une longue préparation et un travail de recherches approfondi. Depuis lors, le défenseur du droit des animaux fourbit ses armes, et les aiguise au fur et à mesure de ses réflexions et des découvertes scientifiques. Il n’hésite pas à établir un parallèle entre la façon dont nous traitons nos compagnons à poils, à plumes ou à écailles et celle avec laquelle les maîtres dominaient leurs esclaves à toutes époques. Avant l’abolition, ces êtres humains ne valaient guère plus qu’une chaise ou qu’un lit douillet aux yeux des maîtres, car ils n’étaient que des objets, et non des individus. Comme les animaux aujourd’hui dans la plupart des pays. Nous serions même encore plus durs avec eux, selon les termes de l’avocat. Cependant, les archives judiciaires britanniques font naître en lui un peu d’espoir. En 1772, l’esclavagisme commençait à être remis en cause par les penseurs des Lumières. William Murray, alors Lord Chef de la Justice d’Angleterre et du Pays de Galles prend une décision inédite et lourde de conséquences. James Somersett, un esclave qui avait tenté de fuir la servitude avant d’être repris, a présenté une ordonnance d’habeas corpus ‒ qui énonce que chaque personne doit savoir de quel chef on l’accuse avant d’être emprisonnée et privée de libertés ‒ devant la Cour royale. Le juge a alors pris fait et cause pour l’homme à la peau noire, dénonçant l’absence de principes moraux et éthiques à l’origine de la promulgation de la loi établissant l’esclavage, instituée il y a bien des années. Une décision qui fera jurisprudence et qui accélérera fortement l’abolition du servage, définitivement adoptée en 1833 outre-Manche. Ainsi, cet Africain d’origine, qui ne jouissait d’aucun statut légal particulier, a pu recouvrir cette liberté fondamentale à laquelle il avait fondamentalement droit. Alors pourquoi ne peut-on pas étendre ces droits aux êtres non-humains ? Parce qu’ils ne peuvent prétendre disposer d’une personnalité ? Une fausse excuse pour l’avocat américain.

De coupable à plaignant

Par le passé, dès le Moyen-Âge en réalité, certaines cours de justice du Vieux Continent ont organisé les procès de tout un tas de créatures diverses et variées, du cochon à la mouche, en passant par les anguilles, les ours ou les sangsues. Tous figuraient systématiquement sur le banc des accusés, ayant commis des méfaits bien différents, avec des peines allant de l’excommunication jusqu’à la mort après d’insoutenables tortures, en réparations des dégâts occasionnés. Une histoire que Steve Wise maîtrise bien, et qu’il évoque en 2000 dans l’un de ses ouvrages, Rattling the cage: toward legal rights for animals. Comme il le précise, « ces procès n’ont rien à voir avec mon travail actuel ». Effectivement, la situation s’inverse : dans son idée à lui, l’animal ne se trouve plus dans la position du bourreau. De coupable il passe au rang de victime, car il possède des droits qu’il ne faut pas bafouer. « Les animaux non-humains devraient être traités comme des enfants humains ou d’autres personnes jugées incompétentes, ou non-maîtresses de leurs actes », s’insurge l’homme à la robe noire. « Ceux-ci disposent de divers droits fondamentaux légaux, mais pas pour autant de devoirs. » Une forme d’immunité, en somme. Le Nonhuman Rights Project qu’il dirige, en compagnie de Natalie Prosin et d’autres collaborateurs, cherche donc à obtenir cette reconnaissance pour les animaux. Lui qui fut l’un des tout premiers à donner des cours de droit des animaux dans l’enseignement supérieur américain a déjà compté parmi ses clients des êtres non-humains. Il faut pour cela revenir 20 ans en arrière. Au début de l’automne 1993, Steve Wise représentait un dauphin, nommé Kama, épaulé par diverses associations impliquées dans la défense du bien-être animal. Ensemble, ils refusaient le transfert du cétacé depuis l’Aquarium de Nouvelle-Angleterre, basé à Boston (États-Unis), vers l’US Navy, la marine militaire américaine, où il serait entraîné pour devenir une arme de guerre, selon les craintes des accusateurs.

« Un mur légal épais existe depuis longtemps entre les hommes et les créatures non-humaines. » — Steve Wise

Autre grief : les blessures occasionnées lors de l’extradition. Une procédure qui est tombée à l’eau lorsque le juge a conclu que ces poursuites n’entraient pas dans la démarche réglementaire de ce qui s’appelle en droit l’intérêt à agir : pour éviter que n’importe qui s’en prenne à tout le monde, le plaignant doit avoir quelque chose à y gagner, tandis que l’acte désintéressé est perçu comme un abus de droit. Dans ces conditions et pour faire valoir ce principe, le cétacé aurait dû s’expliquer lui-même sur les blessures que lui auraient infligées la défense et expliquer par quels moyens y remédier. Évidemment, Kama ne s’est pas montré très bavard à la barre. Néanmoins, cette affaire a conforté Steve Wise dans ses convictions : l’animal non-humain se trouve privé de libertés et la route est encore longue avant que la situation n’évolue enfin. La preuve une nouvelle fois 18 ans plus tard, dans une action intentée par la PETA, l’association de défense des animaux. L’affaire remonte à 2011 et concerne cette fois cinq orques vivant dans des parcs aquatiques : les SeaWorld de San Diego et d’Orlando (États-Unis). Sollicité, Steve Wise s’opposait à l’argumentaire mis en place par les activistes. Ceux-ci se référaient au 13e amendement de la Constitution américaine, qui prévoit l’abolition de l’esclavage, ce que le juge en charge du conflit, Jeffrey Miller, n’a pas accepté, expliquant que cet amendement se limite aux personnes humaines, et non aux êtres non-humains, comme les orques. « Un mur légal épais existe depuis longtemps entre les hommes et les créatures non-humaines », reprend l’avocat. « D’un côté de cette frontière, on ne trouve que notre espèce. L’autre regroupe tous les autres représentants du règne animal, soit plus d’un million d’espèces. Ce mur est totalement arbitraire et injuste, si bien qu’il doit être abattu. Et nous essayons de le faire en défendant l’idée, argumentée par des éléments scientifiques, que les grands singes, les cétacés ou les éléphants au moins, disposent d’une personnalité. » Car tout l’enjeu du procès de Tommy repose sur cet argumentaire. C’est pourquoi, aux yeux du défenseur des animaux, seule une ordonnance d’habeas corpus semble indiquée pour atteindre l’objectif visé. Comme pour cet esclave nommé James Sommerset, le juge qui établit le verdict se laisse parfois emporter par ses émotions et éclairer par des valeurs éthiques et morales, si bien que l’équipe du Nonhuman Rights Project mène l’enquête sur les magistrats qui officient, de façon à déterminer lesquels seraient les plus disposés à accorder le retour à des conditions de vie plus appropriées à ce primate, qui pourrait, au lieu de subsister dans une modeste cellule, finir ses beaux jours dans un sanctuaire pensé pour lui. En d’autres termes, Wise et le Nonhuman Rights Project cherche le William Murray de notre siècle.

Washoe

Depuis peu, Steve Wise pense que l’heure de tenter sa chance est arrivée. Pourquoi seulement maintenant ? Car aujourd’hui, la littérature scientifique s’est enrichie de nombreuses études éthologiques, psychologiques et génétiques montrant l’étendue de l’intelligence de certains animaux au moins, qu’ils soient grands singes, dauphins ou orques. Dans le dossier des plaignants, les juristes n’ont pas hésité à faire référence à de nombreuses recherches scientifiques menées par des éminences grises, telles Jane Goodall ou Sue Savage-Rumbaugh, attestant des capacités intellectuelles de nos cousins à poils ou à plumes. Depuis les cinq dernières décennies, notre connaissance sur l’intelligence animale, et notamment celle des chimpanzés, s’est nettement accélérée. Nous n’avons pas l’apanage de la culture ni de la conception d’outils, capacités que ces primates sont capables d’enseigner et de transmettre aux générations qui leur succèdent. Eux aussi se reconnaissent dans un miroir, se projettent vers l’avenir et souffrent même de la crise de la quarantaine. S’ils ne disposent pas de la physionomie adéquate pour émettre un langage articulé, ils communiquent malgré tout via un système de sons et de gestes complexes, et peuvent maîtriser, parfois, des mots humains. Le cas le plus célèbre, car faisant figure de précurseur, est celui de Washoe, une guenon qui s’exprimait à travers 250 lexigrammes utilisés dans la version américaine de la langue des signes.

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Sans oublier leur sens du rire et de l’humour. La liste de leurs facultés cognitives se révèle bien plus longue encore, et continue, découverte après découverte, de se compléter. La recherche a pu montrer que nos plus proches parents, partageant 98,7 % de notre ADN, disposent de beaucoup de nos capacités, y compris ce qui vient du cerveau. Fort de ce dossier dûment rédigé, Wise et collaborateurs se sont alors lancés dans une aventure loin d’être terminée. D’abord pour défendre Tommy face à la Cour Suprême de l’État de New York. Le procès s’est tenu le 2 décembre dernier, à 14 heures dans le fuseau horaire de Fonda, où se déroulait la séance. Nerveuse, l’accusation l’était. Ils savaient que ce combat n’était pas gagné d’avance, car dans ces tribunaux qui traitent souvent des affaires les moins graves, les juges suivent généralement les lois dans toute leur rigueur et mettent de côté leur interprétation personnelle ou leur ressenti. Face à eux, Joseph Sise, amené à prendre une décision après l’audition. L’enquête menée par Natalie Prosin sur sa vie et son passé le présente comme un quinquagénaire fils de juge et frère de juge. Une histoire de famille donc. Sa tendance politique : républicain conservateur. Difficile de voir en lui le progressiste qui pourrait faire avancer la cause animale. Cependant, son amour pour les bêtes pourrait finir par jouer en leur faveur. L’avocat a tenté de s’exprimer durant les 20 minutes d’audience, mais il fut régulièrement interrompu par les coups de marteau du magistrat qui tentait de comprendre la démarche sans se perdre dans les détails. Wise argumentait du mieux possible, si bien que Sise le félicita de la solidité de sa plaidoirie. Sans lui donner gain de cause pour autant, selon le prétexte que l’article 70 du Code civil auquel l’avocat cherchait à faire référence ne peut s’appliquer aux chimpanzés. Après l’avoir invité chaleureusement à poursuivre son aventure, le juge se retira. Tommy reste donc enfermé. Dans les jours qui ont immédiatement suivi le cas Tommy, le Nonhuman Rights Project devait faire face à deux refus similaires, défendant cette fois les intérêts de trois autres chimpanzés : Kiko, mâle de 26 ans, anciennement utilisé dans l’industrie, aujourd’hui enfermé lui aussi dans une cage exiguë, et Leo et Hercules, ayant tous deux fait l’objet de recherches sur la locomotion par le passé et manquant aujourd’hui d’espace vital, selon la plaidoirie. « Comme nous l’attendions, les juges ont rejeté notre demande », reprend Wise. « Mais nous avons la possibilité de faire appel de ces décisions, et c’est d’ailleurs ce que nous avons fait. »

Un justiciable ?

Faut-il vraiment insister devant une justice qui ne semble pas résolue à leur donner raison ? Les défenseurs des animaux ne désespèrent pas et misent d’ailleurs plus sur ces nouveaux procès. Les échéances sont désormais connues : la première session argument devrait se dérouler en octobre ou novembre, tandis que la deuxième est planifiée pour décembre. Quant au troisième procès, l’appel a été annulé pour des raisons techniques, mais les démarches sont déjà entreprises pour gommer les erreurs. Partie remise ! De nouveau, les arguments seront affûtés pour un débat qui sera cette fois davantage soumis à la subjectivité du juge, et moins à la lecture rigoriste de la loi. Du moins le croient-ils. « Nous, au cœur du Nonhuman Rights Project, sommes convaincus que nos arguments légaux et scientifiques sont si puissants qu’il nous paraît inévitable que les animaux non-humains soient considérés comme des personnes légales, et non plus comme nos esclaves, dans un laps de temps relativement court. » Néanmoins, de l’aveu de l’avocat lui-même, un tel changement dans la société n’interviendra pas à la fin de l’année 2014. « De mon côté, je table sur un succès pour le droit des animaux dans une trentaine d’années. Nous n’en sommes pour l’heure qu’aux prémisses »précise-t-il. Sans savoir ce qu’il adviendra de Tommy et des autres en attendant.

Toute la société humaine et les longs millénaires à vivre en tant que nomades chasseurs-cueilleurs ne seraient-ils pas remis en cause ?

Évidemment, comme à chaque fois que quiconque tente de remettre en cause l’exception humaine, l’engagement de Wise lui vaut de nombreuses critiques. Parmi les contre-arguments que les opposants estiment fondés, on trouve une inquiétude pour l’avenir de l’élevage et de la pêche si les droits devaient s’étendre aux animaux. Toute la société humaine et les longs millénaires à vivre en tant que nomades chasseurs-cueilleurs ne seraient-ils pas remis en cause ? Cet aspect dérange. D’autres s’étonnent en lui faisant remarquer une certaine discrimination dans le choix de ses clients : pourquoi se limiter à certaines espèces et ne pas s’ouvrir à toutes ? Steve Wise avait déjà anticipé la question. « Nous défendons l’idée d’une personnalité chez les animaux pour lesquels des preuves scientifiques empiriques existent. À l’heure actuelle, celles-ci ont été formellement établies pour un groupe restreint d’espèces, auxquelles nous accordons tout notre intérêt. » Le nombre de dossiers potentiels pourrait donc être amené à augmenter drastiquement dans les prochaines décennies si les découvertes se poursuivent. Pas plus tard qu’en 2012, une étude scientifique émanant de l’université de l’Illinois révélait que nos abeilles à miel, Apis mellifera de leur nom scientifique, disposaient d’une personnalité, dans le sens où certains insectes se montraient plus hardis que leurs congénères en certaines circonstances. Pourra-t-on plaider leur cause contre les producteurs d’insecticides pour autant ? Une autre idée pourrait lui être soufflée par Jean Bruller, alias Vercors, auteur d’un roman l’année où naissait Steve Wise, en 1952. Dans Les Animaux dénaturés, il fait le récit de la découverte d’une nouvelle espèce animale très proche de l’Homme, qu’il nomme Paranthropus (signifiant étymologiquement « à côté de l’Homme » et qui n’a rien à voir avec les espèces d’australopithèques robustes aujourd’hui éteintes et décrites ultérieurement au cours d’expéditions scientifiques). Jusqu’à quel point sont-ils nos semblables, s’interroge le narrateur. Les industriels les moins scrupuleux y voient surtout une main d’œuvre à moindre coût, puisqu’aux yeux de la loi ces tropis – leur surnom – ne sont pas nos égaux. Avant que le personnage principal ne monte un stratagème faisant de lui un assassin pour pousser la justice à trancher sur leur statut. Ce sacrifice que le romanesque permet est bien loin de l’issue légale recherchée par maître Steve Wise pour ses clients bien réels.


Couverture : Nils Fieseler.