LISEZ ICI LE PREMIÈRE PARTIE DE L’HISTOIRE

Divins félins

Dans le cas de Ruthven, le business du sauvetage de chats a des motivations spirituelles et personnelles. Elle a demandé à ses adeptes de devenir vegan pour ne faire qu’un avec Mère Nature. Faire du volontariat dans les refuges animaliers du coin est aussi devenu une pratique spirituelle. Jusqu’au jour où le chat de Ruthven, Ève, est mort, la laissant dans un désespoir total. Elle a vu dans cette mort le signe qu’elle devait créer sa propre association pour sauver des chats. « Elle est morte lors du solstice d’hiver », écrit Ruthven dans sa description des fondements de L’Éden d’Ève. « La mort est venue et je dois maintenant embrasser la vie. Comment peut-on expliquer un tel amour à un monde qui ne voit les animaux que comme des animaux ? Comme je l’ai étudié dans l’art de l’alchimie des Égyptiens et enseigné aux miens, je vénère les Félins en tant que vaisseaux capables de nous guider vers l’autre vie. »

Pour les disciples de Ruthven, cette nouvelle direction se traduisait par accueillir des chatons et des chats chez eux par dizaines. À un moment donné, Lamphier a eu plus de 40 chats chez elle. Idem pour les Gunderson. Dans ces familles d’accueil, les chats mangeaient en premier, même avant les enfants. « Nous devions les révérer plus que nous-mêmes et nos propres familles », dit Rachael Gunderson. Et si les chats n’étaient pas traités avec suffisamment de déférence, Ruthven réprimandait ses fidèles. « L’Éden d’Ève n’est pas un club de causerie mondaine », a-t-elle écrit dans un email en 2013. « C’est le Temple de Dieu. Vous devez y entrer avec la révérence qui convient à ce que renferment ses fondations, ses murs et chaque Félin. Vous devez entrer dans un état d’émerveillement. Vous devez percevoir chaque client avec discernement… est-il un Élu ? » S’occuper des chats permettait d’atteindre deux objectifs. Les fidèles de Ruthven amélioraient leur karma en faisant le bien et ils se préparaient aussi pour l’Apocalypse. Ruthven leur avait appris que les chats étaient des êtres surnaturels déguisés, portant les 144 000 âmes mentionnées dans l’Ancien Testament. Ces êtres divins viendraient à la rescousse des disciples de Ruthven pendant l’Apocalypse.

blaine_cats_1-source-prod_affiliate-39

Un lieu innoffensif en apparence
Crédits : DR

« Tant que vous vous occupez d’eux, vous pouvez être sûrs que le jour où vous en aurez besoin, ils se transformeront et s’occuperont de vous », dit Gunderson. Au début, L’Éden d’Ève a reçu le soutien des gens, qui n’y voyaient qu’un énième refuge inoffensif pour chats. Gunderson et d’autres membres réalisaient des vidéos de chats pour promouvoir leur travail. La belle fille de Ruthven, Nicole Walker en était la directrice. Elle donnait des interviews au sujet du refuge en laissant de côté la spiritualité sous-jacente. Le seul signe de leurs croyances religieuses était leur logo, qui avait la forme de la déesse-chat égyptienne Bastet. Au sein du groupe, cependant, les choses allaient de mal en pis. Cela faisait des années que Ruthven se battait avec son ex-mari, Marc Walker, promoteur immobilier de Washington. Elle l’accusait d’abus et l’avait fait arrêter. Les charges n’avaient pas été retenues mais ils avaient divorcé. Marc s’est ensuite remarié et lui et sa seconde épouse ont commencé à communiquer à nouveau avec des membres de la famille qui avaient été évincés du groupe des fidèles de Ruthven.

blaine_cats_127-source-prod_affiliate-39

Les chats avaient l’air de s’y plaire
Crédits : DR

D’autres adeptes du groupe se disputaient aussi avec Ruthven et se voyaient priés de s’en aller. Rachael Gunderson a commencé à fréquenter un homme du Tennessee sans l’approbation de Ruthven. Alors qu’ils se parlaient au téléphone, elle a évoqué le fait qu’elle travaillait sur une vidéo pour L’Éden d’Ève. Aux yeux de Ruthven, il s’agissait d’une trahison impardonnable car elle avait ordonné à ses fidèles de garder ses prophéties secrètes. Elle a donc banni Rachael du groupe. Mary Gunderson a déménagé de la maison qu’elles partageaient et a coupé les ponts avec sa sœur. « Tu n’avais aucun droit de prendre ce qui m’appartient, à moi, la prophétesse, pour en faire don à quelqu’un d’autre », a dit Ruthven à Rachael dans un email. « Tu as utilisé mes révélations et ma vérité comme si elles étaient tiennes et tu les as données à la noirceur… à présent, elles seront utilisées contre nous. »

L’exode

C’est à cette époque que Ruthven a planifié ce qu’elle appelait son « exode » vers le Tennessee. Le déménagement a entre autres été précipité par les conflits qui grandissaient du fait des détracteurs. Elle a également dit à ses fidèles que la fin approchait. Elle voulait qu’ils déménagent dans le Tennessee et commencent à se préparer pour l’Apocalypse. Cela signifiait acheter des fermes où ils pourraient vivre de la terre quand la société s’effondrerait. Ruthven a tenté d’échapper à toute controverse. Les adeptes devaient dire que L’Éden d’Ève fermait ses portes et qu’elle s’était retirée en Écosse. « S’il vous plaît, ne me faites pas regretter de vous avoir ouvert mes portes en vous proposant de m’accompagner dans le Tennessee », a écrit Ruthven dans un email. « Je vais recommencer à zéro, sans que personne ne sache rien de moi, du culte ou de l’église. » Son souhait aurait bien pu être exaucé si elle n’avait pas changé d’avis et choisi de réinstaller L’Éden d’Ève dans le Tennessee.

ulyces-apocalypsemiaou-02

Crédits : Bob Smietana

Peu après leur arrivée, Ruthven et ses disciples ont ouvert un petit refuge dans le centre-ville de Columbia. Ils se sont ensuite procuré une caravane climatisée pour organiser des journées d’adoption devant les magasins du coin. Voyant cela, d’anciens adeptes et membres de la famille évincés ont commencé à bloguer au sujet de leur expérience avec Ruthven. Leur page Facebook, nommée « Y-a-t-il une secte à Columbia, Tennessee ? », a touché une corde sensible. Les deux groupes s’affrontent, surtout en ligne, depuis plusieurs années et malgré quelques éclats ici et là, leur conflit est passé relativement inaperçu. Jusqu’à juillet dernier, quand Rachael Gunderson a raconté son histoire dans un podcast et a attiré l’attention sur les réseaux sociaux.

~

Michelle Breedlove, qui a adopté un second chaton de L’Éden d’Ève début juillet, dit qu’elle a entendu parler d’une controverse sur Internet mais que ça ne l’empêchera probablement pas d’adopter un autre chaton venu de chez eux dans le futur. Elle dit que les volontaires du groupe ont l’air gentil et que les chats qu’elle a adoptés étaient en bonne santé. Elle aime l’idée que les chats vivent dans des familles d’accueil et pas dans des cages. Et aucun volontaire n’a jamais mentionné quoi que ce soit de religieux.

bwevaseden50

Georgia Snow veille sur un chat du refuge
Crédits : DR

« Si personne n’est blessé et qu’ils sont juste bizarres, ça me va », dit-elle. « Il y a des énergumènes partout. » Quand elle a reçu une demande d’interview au sujet de leurs croyances religieuses, la directrice du refuge, Nicola Walker, a répondu dans un email qu’il lui faudrait contacter le FBI, le shérif local et leurs avocats avant de faire des commentaires. Elle dit que L’Éden d’Ève a été harcelé par le passé et que le groupe envisage des recours légaux face à ses détracteurs. « Merci de votre compréhension », disait son mail du 11 août. « Je reviens vers vous dès que possible. » Le lendemain, L’Eden d’Ève fermait sa page Facebook et son site Internet. Georgia Snow, la trésorière du groupe, dit qu’elle ne sait pas si le sauvetage des chats va continuer. Snow, qui est la mère de Ruthven, dit qu’elle en a assez de voir sa fille critiquée. « Peut-être que nous sommes fatigués d’être persécutés », dit-elle. « Parce que tout cela n’est qu’un tissu de mensonges, rien n’est vrai. » Snow dit que sa fille n’est plus pasteur et que l’église n’existe plus. Tout ce qu’ils veulent à présent, c’est secourir des chats. « Nous ne faisons que le bien », dit-elle. « Mais il y a tout de même des gens qui essayent de détruire ça. » Mary Gunderson ne voit pas de problème dans le fait d’aider les chats. Les animaux du refuge sont bien traités et sans leur aide, beaucoup auraient été euthanasiés. Mais être gentille avec les chats n’efface pas pour autant les pêchés de son ancien pasteur. « Toute cette attention, tout cet amour témoigné à ces animaux fait que lorsqu’ils sont adoptés, ils sont une bénédiction pour leur nouvelle famille », dit Gunderson. « Mais cela n’efface en aucun cas des années et des années d’abus spirituels. »


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « Apocalypse Meow: How a Cult That Believes Cats Are Divine Beings Ended Up in Tennessee », paru dans Nashville Scene. Couverture : Chat divin avec éclairs. (Ulyces)