« Laissez-moi vous montrer quelque chose », lance Jeff Bezos, s’éloignant avec une assurance toute chorégraphiée. D’un geste théâtral, il indique le rideau noir qui s’élève dans les ténèbres de la salle bondée. Un claquement sec fait sursauter l’assemblée et le tissu part à toute vitesse vers le plafond, révélant une grande ossature blanche. Sous des applaudissements nourris, la salle reprend alors sa respiration pour émettre quelques beuglements.

En dévoilant ainsi Blue Moon le 9 mai dernier, le patron de Blue Origin, qui a fait fortune grâce à Amazon, vient de rebattre les cartes de la conquête spatiale. Fonctionnant à l’hydrogène liquide, cet alunisseur n’est pour l’instant qu’une maquette sur une scène illuminée avec goût, mais, Bezos l’assure, il sera bientôt sur la Lune. 

Crédits : Blue Origin

Pour l’homme le plus riche du monde, coloniser le Système solaire permettrait de « sauver la Terre » car « nous allons manquer d’énergie ». Après avoir utilisé toutes les ressources de son environnement direct, l’être humain irait pomper celles d’autres planètes ou d’astéroïdes. Bezos espère installer une base sur la Lune pour y installer une vaste industrie d’exploitation humaine ; une opération qui fait trembler certains scientifiques.

Le milliardaire vient aussi d’annoncer qu’il enverrait une constellation de satellites dans le ciel, comme Elon Musk et Richard Branson avant lui. « Même si le Système solaire est grand, on connaît déjà le film et on ne veut pas que cela se termine comme ça », se récrie le Pr Tony Milligan, philosophe au King’s College de Londres.

Les zones sauvages de l’espace

Chercheur en éthique et philosophie de la religion, l’Écossais Tony Milligan plaide pour la protection des planètes et de leurs ressources. Pendant deux ans et demi, il s’est penché avec l’astrophysicien Martin Elvis sur l’impact qu’aurait cette industrie sur le système solaire. Leur article, « Quelle partie du Système solaire devrions-nous laisser à l’état sauvage ? » a été publié en avril 2019 dans la revue scientifique Acta Astronautica.

Les deux chercheurs appellent à la protection de plus de 85 % du Système solaire. Afin de protéger les corps célestes de toute forme d’exploitation industrielle effrénée, ces vastes étendues pourraient être préservées en tant que « zones sauvages de l’espace ». 

Avec un taux de croissance annuel de 3,5 %, le secteur minier utiliserait ainsi un huitième des « ressources réalistes » du Système solaire en 400 ans. Par « ressources réalistes », les deux hommes entendent les corps célestes (astéroïdes, Lune, Mars ou d’autres planètes constituées de roches) qui sont des cibles plus réalistes pour les mineurs spatiaux que le Soleil ou qu’une planète gazeuse comme Uranus. Ils n’ont toutefois pas encore précisé quelles zones il faudrait épargner en priorité.

Crédits : NASA

« Le but avec cette étude était tout d’abord éminemment égocentrique : je voulais avoir une voix », plaisante Milligan. Plus sérieusement, « nous sommes dans une période de grands changements qui vont transformer à jamais notre monde et notre façon de l’appréhender. » L’espace en fait partie. Qu’il s’agisse de la NASA ou de l’ESA, « les agences spatiales veulent être certaines qu’elles avancent sur de solides bases éthiques », assure-t-il. « Celles-ci sont essentielles pour voyager dans l’espace. »

Certain-e-s craignent que l’on cherche à reproduire ce qu’on a fait sur Terre, pour le meilleur comme pour le pire. « Si nous n’y pensons pas maintenant, nous irons de l’avant, comme d’habitude, et dans quelques centaines d’années, nous ferons face à une crise extrême, bien pire que celle qui règne actuellement sur la Terre », poursuit Martin Elvis. « Une fois que vous aurez exploité le Système solaire, il n’y aura nulle part où aller. » Cela n’a pas l’air de décourager ces entreprises privées qui, avec de riches entrepreneurs de la tech à leur tête, se lancent à l’assaut de l’espace.

La nouvelle ruée vers l’or

D’un même mouvement, la population de la Terre augmente et ses ressources diminuent. « Il nous faudrait aujourd’hui l’équivalent d’1,7 terre pour subvenir à nos besoins », souligne WWF dans un communiqué de juillet 2018, « à cause de la surconsommation et du gaspillage ». L’ONG réagit également à l’établissement de plus en plus précoce par Global Footprint Network du « Jour du dépassement ». Lancé en 1970, celui-ci symbolise le moment de l’année où l’être humain a consommé toutes les ressources que la planète pouvait renouveler en un an. En 1970, la date retenue était le 29 décembre, alors qu’en 2018, l’humanité avait vécu à crédit à partir du 1er août.

Face à des ressources amoindries, des entreprises ont déjà commencé à lever les yeux vers les étoiles. Elles jettent tout d’abord un regard avide vers le fer et les métaux précieux emprisonnés dans les astéroïdes (notamment du platine ou de l’or). En outre, les scientifiques ont estimé que la Lune présentait de l’eau en quantité suffisante pour d’éventuelles exploitations. « Les zones du pôle nord et du pôle sud auraient en effet de l’eau glacée très convoitée », explique Tony Milligan. Hydrogène et oxygène pourraient être extraits dans des stations alimentées par l’énergie solaire ; le premier deviendrait carburant quand le deuxième serait réservé aux explorateurs-rices spatiaux-ales. « Cette combinaison “énergie et eau” est très intéressante parce qu’elle rendrait la Lune viable sans qu’on doive transporter ces constituants depuis la Terre, ce qui coûte très cher. »

« Le Système solaire peut supporter une industrie un milliard de fois plus grande que celle de notre planète », précise Phil Metzger, physicien planétaire à l’université de Floride centrale. « Lorsque vous atteignez des échelles de civilisation beaucoup plus vastes, au-delà de l’échelle qu’une planète peut supporter, le type de choses que la civilisation peut faire est incompréhensible pour nous. » Cinquante ans après les premiers pas sur la Lune de Neil Armstrong, des milliardaires comme Elon Musk, Jeff Bezos et Richard Branson sont donc entrés dans la danse.

Si Mars devient une colonie minière

Les trois hommes sont attirés par l’espace pour différentes raisons. La première est culturelle : « Tous les trois sont des orphelins d’Apollo », explique Maxime Puteaux, consultant chargé de problématiques économiques liées aux activités spatiales pour Euroconsult. « Ils ont grandi dans cette soupe culturelle qui leur promettait un futur flamboyant dans l’espace et surtout une présence permanente. » Comme tout le monde, ils ont été confrontés à la dure réalité : la promesse d’un développement fulgurant de la conquête spatiale a fait long feu.

Ensuite, « dans les années 2000, tous les trois sont devenus riches et les agences spatiales se sont ouvertes à des entreprises du secteur privé qui avaient en plus une grande maturité technologique ». Parmi les autres raisons évoquées, le Maxime Puteaux fait allusion à la vision personnelle de chacun du déploiement de l’humanité dans l’espace. « Pour la NASA, l’objectif depuis 30 ou 40 ans est d’envoyer un être humain sur Mars, pour le progrès, même si cet horizon est sans cesse repoussé. » Mais ces milliardaires sont animés par des moteurs quelque peu différents. « Bezos veut réduire le coût d’accès à l’espace et y transférer les activités polluantes pour sanctuariser la Terre, alors qu’Elon Musk veut réduire ce coût d’accès parce que l’humanité s’étend et qu’il veut augmenter son espace vital. »

Il reste bien sûr du travail et du temps avant que cette industrie se développe. Mais « si tout se passe bien, nous pourrions envoyer nos premières missions minières dans l’espace d’ici dix ans », précise Elvis. « Une fois que cela commencera et que quelqu’un réalisera un profit énorme, il y aura l’équivalent d’une ruée vers l’or. Nous devons le prendre au sérieux. »

« Aujourd’hui, ce sont eux qui donnent le tempo, alors qu’autrefois c’étaient les agences gouvernementales », ajoute Maxime Puteaux. « Sur le court terme, Bezos, Branson et Musk concurrencent les entreprises établies. » Sur le long terme, leur ambition pose question : Veut-on leur permettre d’obtenir davantage de pouvoir qu’ils n’en ont déjà sur Terre ? « Doit-on forcément aller dans leur sens ? »

Protection solaire

Le premier des cinq traités internationaux concernant l’espace, signé 1967, pose le principe de sa non-appropriation. En 1979, l’accord sur la Lune de 1979 l’érige en patrimoine commun de l’humanité, de même que tout autre corps céleste. Ce dernier texte n’est que peu ratifié. Par ailleurs, l’accélération des initiatives visant à privatiser l’espace encourage certains États à élaborer des législations spécifiques, comme le Space Act de 2015, qui donne le droit aux citoyens américains d’exploiter les ressources spatiales.

Pour Tony Milligan, le risque de voir des entreprises s’approprier l’espace est pour l’heure digne d’un film de science-fiction. Car « dans la réalité, le secteur privé collabore avec le secteur public parce que cette conquête spatiale nécessite de nombreuses infrastructures », sourit le chercheur. « Mais de toute façon, le défi principal dans la conquête spatiale est l’absence de monopole. » Selon lui, il faut surtout veiller à ce qu’il n’y ait aucun monopole, tant public que privé.

« Il faut reconnaître à ces milliardaires une prise de risque et une capacité d’atteindre leurs objectifs », ajoute le consultant. « Sans Elon Musk, nous n’aurions jamais eu de lanceur réutilisable. » Reste à savoir comment encadrer leurs activités. « On peut imaginer que le jour où ces milliardaires deviendront trop gros, ils seront obligés de vendre une activité pour ne pas arriver à une situation de monopole. »

Pionnier de l’industrie pétrolière, John Rockefeller avait ainsi dû se délester d’une partie de ses actifs. En 1911, la société Standard Oil que le milliardaire avait fondée en 1870 a été scindée en 34 sociétés car elle était considérée en situation de monopole. « C’est un discours qu’on entend déjà aujourd’hui dans la Silicon Valley avec Google et Facebook », abonde Puteaux. Mais pour l’heure, malgré leur puissance hégémonique, ils conservent leur intégrité tout comme Microsoft avait pu le faire au début des années 2000.

Milligan appelle donc lui aussi à une régulation, car l’exploitation minière pourrait se révéler problématique pour les générations futures. « Il faut être certain-e que cette expansion soit durable, sans surexploitation ou crise à venir »,  souligne-t-il. « Les préoccupations environnementales doivent être au centre de notre réflexion pour protéger ces objets célestes. » Car il n’est pas sûr qu’elles guident les milliardaires de l’espace.


Couverture : DR/Ulyces