Cache-cache

Alfred Anaya était fier de la générosité avec laquelle il gérait sa garantie de service. Bien qu’il fût le seul employé de sa société d’installation d’équipements stéréo, Valley Custom Audio Fanatics, basée chez lui à San Fernando en Californie, il offrait à tous ses clients une garantie à vie. S’il y avait le moindre problème avec l’un de ses produits, il le réparait sans poser de questions et ne faisait payer que le prix des nouvelles pièces.

ulyces-alfredanaya-01

Vallée de San Fernando
Crépuscule californien
Crédits

Les clients d’Anaya le prenaient généralement au mot. Quand leurs caissons de basse, qui avaient d’ordinaire une bonne acoustique, finissaient par rendre l’âme ou que leurs enceintes en fibre de verre commençaient à s’effriter, ils le contactaient sans attendre. Mais fin janvier 2009, un homme dont Anaya ne connaissait que le prénom, Esteban, lui téléphona à propos d’un produit moins ordinaire : un compartiment caché qu’Anaya avait installé sur sa camionnette Ford F-150. Ces dernières années, ces cachettes secrètes – qu’on appelle « planques » dans le jargon automobile – étaient devenues un luxe de plus en plus répandu chez ceux qui en avaient les moyens. Et chez ceux qui avaient des choses à cacher. Ce compartiment-là se situait derrière le siège arrière de la camionnette. La trappe était maintenue par un ensemble de vérins hydrauliques, reliés au système électrique du véhicule. La seule façon de faire avancer le siège, et ainsi d’en révéler son secret, c’était de presser simultanément et de maintenir quatre interrupteurs : deux d’entre eux contrôlaient le verrouillage électrique des portes et les deux autres celui des fenêtres. Esteban lui expliqua que le siège ne réagissait plus à la combinaison des interrupteurs et qu’il avait beau avoir tout essayé, rien ne se passait. Il supplia Anaya d’y jeter un coup d’œil. Anaya ne sut pas comment réagir à cette demande. Il avait des doutes sur la nature du métier qu’exerçait Esteban. Installer des planques n’était pas illégal en soi, elles étaient en général utilisées pour dissimuler des bijoux de valeur et des armes à feu détenues légalement. Mais l’activité violait la loi en vigueur dans l’État de Californie si l’installateur apprenait que ce compartiment servirait au transport de drogues. La peine maximale s’élèvait à trois années de prison.

Pour cette raison, Anaya décida de faire une entorse à ses habitudes et de se renseigner avant d’accepter d’honorer sa garantie. « Il n’y a rien là-dedans que je ne devrais voir, n’est-ce pas ? » demanda le fabriquant. Esteban lui assura qu’il n’avait aucune raison de s’inquiéter. Ce dernier conduisit alors sa F-150 chez Anaya. Sa maison, plutôt modeste, ressemblait à un ranch. Esteban gara son véhicule près du porche, à l’arrière de la demeure. Un de ses amis, qui disait s’appeler Cesar, le suivait de près dans son pick-up noir Honda Ridgeline. Anaya était un bel homme de 37 ans, qui paraissait plus jeune que son âge malgré ses tatouages représentant des dés et des motifs japonais sur le cou et les bras. Il testa les interrupteurs qui contrôlaient l’ouverture de la trappe. Les hydrauliques vrombirent, mais le siège ne bougea pas d’un centimètre. Il allait devoir faire usage de la force.

ulyces-alfredanaya-02

Des compartiments cachés
Sous les sièges d’une F-150
Crédits : DEA

Anaya perça un trou à un endroit précis dans le revêtement du siège, armé de sa perceuse 24 volts Makita. Il chercha les vis qui fixaient le siège aux hydrauliques. Quelques instants plus tard, il entendit un bruit sec. La perceuse semblait avoir perforé quelque chose de mou. Quand il arriva enfin à enlever le siège arrière, il vit ce qu’il avait touché : une liasse de billets d’une épaisseur de dix centimètres. Le compartiment entier débordait de liasses et quelques-unes atterrirent sur le sol. C’était en bourrant la trappe de billets qu’Esteban l’avait bloquée – il y en avait pour plus de 800 000 dollars au total. Anaya s’éloigna de la camionnette, livide, et manqua de trébucher. « Sors-moi ça de là ! » grogna-t-il à l’encontre d’Esteban. « Je ne veux rien savoir. Je ne veux pas de problème. » Esteban Magallon Maldanado et Cesar Bonilla Montiel se dépêchèrent de transférer l’argent du F-150 au pick-up noir. Ils voulaient à tout prix rester dans les bonnes grâces d’Anaya, car les virtuoses dans son genre étaient rares et très prisés dans le commerce illicite de stupéfiants. Pour distribuer les produits des grossistes aux détaillants, les organisations de narcotrafiquants avaient besoin de véhicules équipés de planques bien dissimulées pour que les chargements ne soient pas systématiquement saisis pendant le transport.

En Californie, il se murmurait parmi les trafiquants qu’Anaya installait les meilleurs compartiments. Perfectionniste, il s’assurait que ses cachettes secrètes restent indétectables, même aux yeux des experts. Maldanado et Montiel étaient des acteurs clés dans ce réseau de contrebande, qui introduisit de larges quantités de cocaïne et de méthamphétamines dans le Midwest américain. Ils voulaient pouvoir faire à nouveau appel aux services du technicien. Une fois tout l’argent transféré dans la Ridgeline, Anaya, maintenant plus serein, accepta de réparer la trappe de la F-150 pour 1 500 dollars. C’était à peine un tiers de ce qu’il avait facturé à l’origine. Il proposa même d’améliorer le compartiment en ajoutant un interrupteur de plus à la séquence qu’il fallait réaliser pour déverrouiller la trappe, le bouton servant à incliner le siège. Reconnaissant, Maldanado demanda à Anaya s’il pouvait aussi installer une planque sur la Ridgeline. La Honda en possédait déjà une, mais elle avait été fabriquée par un novice – un simple trou dans le sol du pick-up. Maldanado souhaitait une trappe électronique comme celle du F-150. Il proposa à Anaya de lui avancer l’argent nécessaire pour pouvoir acheter les hydrauliques. Déjà profondément endetté auprès de nombreux créanciers, Anaya décida d’accepter la tâche. Il n’avait pas encore entièrement pardonné à Maldanado de ne pas l’avoir prévenu pour les liasses qu’il avait trouvées dans la trappe, mais il pensait respecter la loi à la lettre. Il n’avait effectivement vu aucune drogue, et Maldanado ne lui avait pas dit comment il avait amassé cette petite fortune. Dans ces conditions, Anaya supposait qu’il était irréprochable d’un point de vue légal en installant ses ouvrages minutieux. Après tout, il n’était qu’installateur.

Patte blanche

Alfred Anaya raconta qu’il avait détruit l’aspirateur de sa mère à l’âge de huit ans, pour améliorer ses connaissances. « Je l’ai démonté parce que je voulais trouver le moteur », se souvenait-il. « J’étais jeune, je croyais que le moteur allait fonctionner tout seul, même après l’avoir enlevé de l’aspirateur. Je n’avais pas réalisé qu’il fallait le brancher pour ça. » Sa mère s’était mise en colère, bien sûr, mais n’avait pas été surprise de trouver son aspirateur en pièces détachées. Elle savait déjà que son plus jeune fils était du genre curieux. Alfred avait démonté par la suite des baladeurs Sony et des radios-réveils pour pouvoir remplir son tiroir préféré de toutes sortes de circuits imprimés, dont la complexité l’hypnotisait littéralement.

« On travaille pour les retours, et pour l’adrénaline. » – Alfred Anaya

Anaya avait toujours idolâtré son père, Gabriel, émigré du Mexique devenu maçon-cimentier, dont le travail était apprécié. Alfred n’était même pas adolescent qu’il séchait déjà les cours pour pouvoir aider son père à couler du béton dans les centres commerciaux. Il utilisait le matériel qui ne servait plus sur ces sites pour pouvoir construire des cabanes complexes à l’arrière de leur maison de San Fernando. En empruntant de temps à autre la scie circulaire de son père, il avait équipé ses structures de ponts à bascule fonctionnant à l’aide de poulies, de trappes se fondant dans le décor et de pièces secrètes où il invitait des filles à le rejoindre dans le dos de ses parents. Un peu plus tard dans son adolescence, Anaya avait développé une obsession pour les voitures. Il avait économisé près de 500 dollars pour acheter une très vieille coccinelle Volkswagen 1963. La restaurer de ses propres mains était un vrai bonheur. Après avoir abandonné le lycée, il avait commencé à traîner dans une boutique d’équipements stéréo du coin, Super Sound Electronics. Il nettoyait gratuitement le sol et les voitures des clients, et en échange de ses services, il était autorisé à observer la façon dont les installateurs fabriquaient des enceintes et acheminaient les câbles à travers les parois des véhicules. Il avait réussi à persuader le propriétaire du Super Sound de le prendre comme apprenti, puis il était rapidement devenu l’étoile montante de la boutique.

Après avoir passé des années à lire des plans avec son père, il avait développé un don pour trouver la meilleure façon de fondre chaque système stéréo dans le contour naturel des voitures. « Quand on customise des voitures, il faut avoir de l’imagination. Il faut pouvoir voir ce que ça va donner après avoir terminé d’installer le système de son », expliquait Tony Cardone, ami d’enfance d’Anaya, lui aussi devenu installateur de systèmes audio. « C’est une chose pour laquelle Alfred a toujours eu un don. » Anaya excellait dans la fabrication de caissons de basses couleur bonbon aux courbes voluptueuses. Il arrivait souvent au résultat escompté en recouvrant l’ossature en bois de tissus molletonnés, puis en versant dessus une résine fondue qui durcissait en refroidissant. Anaya avait aussi appris à dissimuler son travail pour obtenir de meilleurs résultats. « Le son sonne bien mieux quand on ne sait pas d’où il vient », avait-t-il constaté. « L’idée, c’est qu’ils aient l’impression d’écouter de la magie. » Pour répondre aux besoins des clients qui préféraient que le système audio soit plus discret que tape-à-l’œil, Anaya s’était mis à construire des haut-parleurs pouvant se glisser dans les espaces irréguliers situés derrière le panneau des portes et des sièges arrière. Ces compétences lui servirent quand ses clients commencèrent à lui demander de fabriquer des planques, vraisemblablement pour y cacher des armes, du liquide ou de l’herbe aux yeux des policiers comme des voleurs. Anaya était heureux de leur proposer ses services. Ces cachettes réveillaient de façon excitante la part malveillante qu’il avait toujours eu en lui. La première trappe qu’il avait vue avait été installée par l’un de ses supérieurs de Super Sound, dans le tableau de bord d’une voiture. Son ouverture dépendait d’une antenne, qui pouvait être déployée ou rétractée par commande électrique.

ulyces-alfredanaya-04

B-Real de Cypress Hill, en couverture de Lowrider

Anaya avait hâte de pouvoir construire lui aussi des compartiments similaires, pour éblouir les passionnés d’automobile avec son ingéniosité. Ces derniers semblaient toujours fascinés par ce qui avait l’air de sortir d’un James Bond. « Pouvoir en mettre plein la vue à tout le monde, c’est ce qu’il y a de plus gratifiant dans notre profession. On travaille pour les retours, et pour l’adrénaline », confessait Anaya. « Je voulais que mes compartiments secrets soient les plus élaborés du marché. »

En 2002, Anaya était devenu l’un des installateurs les plus recherchés en Californie du Sud. Dans sa liste de clients, on trouvait des rappeurs, des joueurs de basket professionnels et des stars du porno. Mobile Electronics l’avait placé dans le top 100 des meilleurs installateurs des États-Unis. Des magazines comme Lowrider et Lug avaient parlé de ses systèmes audio dans leurs pages truffées de bikinis. En exploitant sa célébrité, Anaya avait économisé assez pour pouvoir ouvrir sa propre boutique à San Fernando : Valley Custom Audio Fanatics. Un an plus tard, peu de temps après avoir épousé une jeune femme nommée Aimee Basham, Anaya avait persuadé un investisseur de l’aider à déménager dans des locaux plus grands, au nord d’Hollywood. Ravi de l’opportunité qui lui était donnée, il avait passé un mois à créer la pièce maîtresse de sa nouvelle boutique, une vitrine en fibre de verre de 3,65 mètres de haut ressemblant à la colonne vertébrale d’un extraterrestre. Son père, Gabriel, qui souffrait d’un cancer du côlon en phase terminale, avait visité la boutique juste avant son inauguration. En déballant du matériel, Alfred avait vu son vieux père s’asseoir sur un haut-parleur et rayonner de fierté devant tout ce que son fils avait accompli. « C’est peut-être le meilleur souvenir que j’ai de lui », racontait Anaya. Ce moment de joie fut rapidement éclipsé quand Valley Custom Audio commença à avoir des ennuis financiers. Comme la plupart des artistes, Anaya avait beaucoup de mal à gérer son temps et son argent. Il avait commencé trop de projets en même temps et n’avait pas réussi à surveiller ses dépenses. Stressé par toutes les charges qui incombaient au directeur d’une entreprise, il avait commencé à boire, trop souvent, bière après bière, et à avoir du mal à finir les voitures qui avaient déjà des semaines de retard… Ses finances personnelles l’avaient également mis dans une situation difficile, notamment à cause d’une hypothèque dévastatrice et de dépenses excessives en motos, bars à strip-tease et sorties camping avec ses deux jeunes garçons (l’un d’eux était issu d’une relation antérieure à son mariage avec Basham).

En 2007, Anaya avait été obligé de délocaliser son entreprise en difficulté chez lui – ce qui avait beaucoup ennuyé Basham, car elle détestait le vacarme constant des générateurs provenant du garage. Mais les problèmes d’Anaya ne s’étaient pas arrêtés là : des clients louches l’avaient arnaqué de milliers de dollars et pourtant, malgré son surendettement, il continuait à acheter les meilleurs haut-parleurs Rockford Fosgate et les outils de chez Snap-on.

~

Le seul point positif pour Valley Custom Audio, c’était l’essor de son commerce dans les planques. Anaya ne faisait pas de publicité pour ce service, mais les clients satisfaits en parlaient à leurs amis. Il facturait entre 4 000 et 5 000 dollars le compartiment, c’était bien plus que ce qu’il gagnait habituellement quand il installait un système stéréo. Mais le mieux, c’était que les clients le réglaient en temps et en heure, en petites coupures. Vers fin 2008, la construction de planques occupait plus ou moins 70 % de la charge totale de l’activité d’Anaya.

ulyces-alfredanaya-03

Un système audio impressionnant
Coffre d’une Honda
Crédits

Il savait très bien qu’il flirtait avec le danger. Il était conscient que certaines de ses planques pouvaient servir au commerce illégal. Mais selon lui, la loi sur les compartiments cachés en Californie, une des seules du pays, était très claire : construire une planque était illégal si, et seulement si, elle était construite avec « l’intention d’entreposer, de dissimuler ou de transporter des substances illicites ». Il avait demandé l’avis de ses confrères installateurs et en avait déduit qu’il ne franchirait cette ligne que si l’un de ses clients lui parlait très précisément de drogues. Anaya avait donc adopté la même politique que les boutiques qui vendent des pipes à eau : il refusait d’installer une planque à ceux qui parlaient le jargon habituellement utilisé dans le milieu de la drogue quand ils passaient commande. Tant qu’un client restait discret, Anaya ne refusait jamais son argent.

Au plus malin

Le tout premier à fabriquer des planques modernes était un mécanicien français du nom de Claude Marceau (sans doute un pseudonyme). Selon un rapport du ministère de la Justice daté de 1973, Marceau avait lui-même dissimulé 72 kg d’héroïne dans le châssis d’une limousine Lancia, envoyée aux États-Unis en 1970 – un des gros triomphes de la French Connection, organisation mafieuse internationale dont l’histoire inspira le film du même nom. Les planques comme celles de Marceau pouvaient être difficiles à détecter, mais exigaient beaucoup plus de temps et de savoir-faire. La seule façon de charger et décharger ces compartiments « à la con », c’était de démonter le véhicule pièce par pièce. Sur le plan économique, la chose était rentable pour les organisations multinationales comme la French Connection, qui transportait à faible fréquence des quantités massives de stupéfiants d’un continent à un autre. Mais pour les trafiquants du pays, qui devaient transporter de petites quantités d’une ville à une autre de façon régulière, il était impossible de sacrifier une voiture à chaque livraison. Ils devaient pouvoir entreposer et retirer leur contrebande facilement, puis réutiliser le véhicule pour réitérer le processus.

ulyces-alfredanaya-05

De la drogue planquée dans un pneu de rechange
Crédits : U.S. Customs and Border Protection

Auparavant, les trafiquants de drogue cachaient leurs chargements dans des endroits flagrants : dans le logement d’un pneu, une roue de secours, dans les recoins d’un bloc-moteur… Au début des années 1980 cependant, ils avaient troqué leur système contre ce que la Drug Enforcement Administration (DEA) appellait les « planques urbaines » : des compartiments de taille moyenne, dissimulés derrière des façades et contrôlés électroniquement. Les premières planques du genre se trouvaient généralement dans les portes de berlines de luxe. Ceux qui installaient ces cachettes étaient en général des spécialistes en carrosserie et travaillaient au noir. Ils coupaient les panneaux de portes en deux, puis les reliaient aux fonctions qui servaient à baisser et remonter les fenêtres. Après cela, ils étaient passés aux trappes dans les tableaux de bord, les sièges et les toits. Elles s’ouvraient avec un bouton et possédaient un système de verrouillage magnétique. Peu à peu, ce système aimanté avait été remplacé par un ensemble de vérins hydrauliques, beaucoup plus difficiles à débloquer pendant les inspections de police. Au début des années 1990, les trafiquants de drogue avaient découvert que ces compartiments avaient deux gros problèmes de conception. Le premier, c’était que les commandes qui permettaient d’ouvrir les trappes étaient ajoutées au véhicule d’origine. Ces pièces étaient trop facile à identifier – la police était formée pour reconnaître chaque gadget ne provenant pas de la chaîne de montage. Le second, c’était qu’ouvrir les trappes ne représentait aucun défi pour les policiers, une fois le bon bouton identifié : il suffisait d’une seule manipulation pour que la porte du compartiment s’ouvre. Il était même arrivé que la police découvre des cachettes par hasard. Il suffisait qu’un genou ou un coude se frotte à l’interrupteur pendant la fouille pour qu’une brique de cocaïne apparaisse, comme par magie ! Pour répondre aux plaintes des trafiquants, les fabricants de planques s’étaient retrouvés à exploiter le système électrique interne des voitures. Ils avaient commencé par connecter les compartiments à ces systèmes à l’aide de relais électriques et de commutateurs électromagnétiques. Grâce à cela, des circuits à faible consommation avaient pu contrôler des circuits à plus forte consommation. C’était grâce aux relais qu’on pouvait, par exemple, démarrer un moteur en tournant une simple clé de contact.

Pour les fabricants adeptes des relais, la seule limite à la complexité des séquences de déverrouillage des trappes était leur imagination.

Certains relais ne laissaient pas passer le courant si plusieurs circuits d’entrée n’avaient pas été fermés – en d’autres termes, si plusieurs actions distinctes n’avaient pas été réalisées. En reproduisant ce système dans les voitures, les installateurs avaient réussi à construire des compartiments pouvant être contrôlés à partir des commandes déjà présentes à l’usine, et non plus à partir de boutons ajoutés. « Avec les relais, on ne peut accéder au compartiment que si l’on fait une série de combinaisons, dans un ordre exact », expliquait Michael Lewis, shérif du comté de Wicomico, dans le Maryland. Après vingt-deux ans de carrière en tant que policier d’État, Lewis s’était spécialisé dans les planques et son expertise était reconnue au niveau national. Une séquence type consisterait à pousser différents interrupteurs un certain nombre de fois : le bouton qui actionnait les fenêtres trois fois, celui qui verrouillait les portes quatre fois, puis celui qui servait à dégivrer deux fois. Pour les fabricants adeptes des relais, la seule limite à la complexité des séquences de déverrouillage des trappes était leur imagination. Beaucoup trafiquaient le système électronique pour que les compartiments ne s’ouvrent que lorsque les portes du véhicule étaient verrouillées – ce qui n’arrivait presque jamais quand une voiture était fouillée. Une autre tactique consistait à relier la trappe à un capteur de pression derrière le siège du conducteur pour que le compartiment ne puisse s’ouvrir que si quelqu’un était assis.

Ces dernières années, les fabricants de planques étaient en compétition les uns contre les autres pour voir lequel d’entre eux pourrait inventer la technique d’ouverture la plus élaborée. Les maîtres incontestés de cet art étaient les installateurs du Bronx, d’origine dominicaine. Ils travaillaient dans les carrosseries sur la Jerome Avenue – un petit pôle sordide que les agents de DEA appellaient la Silicon Valley de la fabrication de planques. « Les Dominicains ont commencé à installer des logiciels d’activation vocale il y a six ans », expliquait Lewis, qui donnait des formations sur l’identification de planques aux organismes chargés de faire appliquer la loi à travers le pays. « Sur un de nos enregistrements, on voit la planque d’un Dominicain où il fallait activer le régulateur de vitesse, remonter une des fenêtres tout en en baissant une autre, et parler pour l’ouvrir. C’était la voix qui fermait le circuit et activait le compartiment. Plutôt cool. » Ce qui donnait le plus de valeur à un compartiment, ce n’était pas la difficulté qu’on avait à l’ouvrir, mais celle qu’on avait à le trouver. Si un policier ne devinait pas la séquence exacte qui déclenchait l’ouverture  d’une trappe, l’obstacle n’en était pas vraiment un s’il voyait clairement qu’il y avait compartiment. Il aurait pu le deviner à cause d’une faute découlant d’un mauvais savoir-faire – à cause d’un fil dépassant d’un coussin ou de la goutte d’un liant métallique laissée par inadvertance. Si les policiers avaient un doute sur la présence d’une planque, et qu’elle était confirmée par une preuve visuelle, ils pouvaient obtenir un mandat qui les autorisait à démonter le véhicule. Et même le compartiment le plus protégé du monde ne pouvait résister aux attaques de scies et de perceuses.

ulyces-alfredanaya-06

Exemple de séquence de déverrouillage
1. S’asseoir à la place du conducteur 2. Fermer toutes les portes 3. Allumer le dégivreur
4. Passer une carte magnétique devant le climatiseur 5. Relever le tableau de bord

Alfred Anaya possèdait à présent une clientèle fidèle car ses compartiments étaient impeccables, et donc indétectables. C’était quelqu’un d’extrêmement méticuleux, le genre d’homme à repeindre sa maison dix fois car il n’acceptait pas que la nuance de blanc ne soit pas parfaite. Ses clients, qui mettaient en jeu des centaines de milliers de dollars à chaque chargement, appréciaient grandement l’attention qu’il portait aux détails. Si Anaya s’était avéré moins prudent quant aux implications juridiques de son activité, ce n’était pas leur problème.

Sur écoute

Fin 2008, Anaya avait été appelé par un client vivant aux alentours de San Diego. Ce dernier souhaitait qu’Anaya répare une planque défectueuse à Tijuana. Anaya avait peur de s’aventurer de l’autre côté de la frontière. Ainsi, même s’il détestait ne pas honorer sa garantie, il refusa de se rendre au Mexique. Anaya pensait alors avoir évité les ennuis en refusant le travail, mais le mal était fait à la seconde où il avait répondu au téléphone. Ce client était au centre d’une enquête de la DEA. Les deux interlocuteurs ignoraient que leur conversation était écoutée par leurs agents. La DEA avait ainsi décidé de mettre le téléphone d’Anaya sur écoute en espérant pouvoir identifier d’autres trafiquants de drogue, qui utilisaient eux aussi Valley Custom Audio pour se faire poser des planques. Peu de temps après que l’écoute ait été activée, des agents entendirent Anaya déclarer le 30 janvier 2009 à Esteban Magallon Maldanado qu’il avait terminé de réparer la Ford F-150 – la camionnette dont l’amas de petites coupures avait fait dysfonctionner la trappe. Maldanado et Cesar Bonilla Montiel, son associé, avaient récupéré le véhicule ensemble car ils avaient une livraison importante à faire : leurs complices à Kansas City, au Kansas, attendaient la cargaison de 6 kg de cocaïne et de plus de 2 kg de méthamphétamine.

ulyces-alfredanaya-07-1

Kansas City
Crédits : U.S. Army Corps of Engineers

Acheminer de la drogue depuis la Californie du Sud jusqu’au Kansas était une entreprise très rentable pour Maldanado et Montiel. Les deux hommes avaient pour habitude de fréquenter des combats de coqs clandestins, où ils s’arrangeaient pour acheter de la cocaïne et de la meth à deux grossistes mexicains haut placés nommés Suki et Gordito. Après cela, ils engagaient des chauffeurs pour livrer la marchandise à Kansas City. La distribution était ensuite assurée par un jeune dealer effronté d’une vingtaine d’années, appelé Curtis Crow. Pour ce voyage de février 2009, Maldanado et Montiel avaient engagé un cocaïnomane du nom de Jaime Rodriguez. Il devait conduire la F-150 à Kansas City. Rodriguez avait presque terminé son voyage de près de 2 500 km, quand la patrouille routière du Kansas lui demanda de se ranger sur le bas-côté pour excès de vitesse. Un officier suspicieux mena le véhicule à un garage de Topeka pour qu’il soit fouillé par une unité spéciale. Le chien indiqua qu’il y avait probablement de la drogue à bord, aussi un gendarme passa-t-il chaque centimètre de la camionnette au crible. Il fit de son mieux, mais ne réussit pas à trouver la trappe dissimulée derrière le siège arrière. On autorisa donc Rodriguez à repartir avec plus de 8 kg de drogue toujours bien cachés. On ne pouvait pas trouver meilleure illustration du travail impeccable qu’effectuait d’Anaya, même si ce dernier n’avait aucune idée de ce qui avait failli être découvert ce jour-là. Au cours des semaines qui suivirent, Maldanado et Montiel demandèrent à Anaya de fabriquer des planques dans trois autres véhicules : la Honda Ridgeline qu’ils avaient déposée en faisant réparer la F-150, une Toyota Camry 2007 et une Toyota Sequoia 2008. La Ridgeline fit ensuite un trajet au Kansas en mars, alors que la Sequoia et la Camry firent partie d’un convoi en avril. Ces voyages permirent à Crow de récupérer 9 kg de cocaïne et 4 kg de méthamphétamine.

ulyces-alfredanaya-08

Saisie de drogue dissimulée dans une portière
Crédits : U.S. Customs and Border Protection

Mais les planques des véhicules, installées par Anaya, n’avaient bientôt plus réussi à duper les policiers lors des fouilles. Le 5 avril, par exemple, la patrouille routière de Californie avait arrêté la Sequoia. La planque avait été facilement trouvée. Résultat, les gendarmes avaient saisi plus de 106 000 dollars en petites coupures. Le 24 avril, la même patrouille arrêta la Camry, et trouva à nouveau le compartiment qui contenait presque 1 kg de méthamphétamine. C’était grâce à l’écoute placée sur le téléphone d’Anaya, combinée à la surveillance de son domicile, que la DEA avait récolté tous les éléments nécessaires pour pouvoir frustrer les clients de l’installateur. Puisqu’ils ignoraient manifestement que la DEA était en train de surveiller chaque fait et geste d’Anaya, Maldanado et Montiel s’étaient demandé si ce dernier n’était pas une balance. Ils avaient coupé tout contact avec le fabriquant et s’étaient débarrassés des véhicules qu’il avait trafiqués. Mais malgré ces précautions, l’opération Californie-Kansas n’avait pas été assez discrète pour pouvoir échapper encore longtemps aux autorités. Crow s’était montré particulièrement négligent : il avait volé d’autres dealers, engagé des amis toxicomanes et n’avait pas hésité pas à se servir dans la réserve de drogues qu’il devait revendre. Au moment où la DEA traçait un appel passé par Montiel au domicile qu’utilisait Crow pour entreposer ses drogues, le démantèlement de l’organisation n’était qu’une question de mois. L’inévitable fin arriva en septembre 2009, après l’arrestation d’un conducteur. Attrapé avec 8 kg de cocaïne, il accepta de coopérer avec la DEA. Les membres du réseau furent ensuite presque tous arrêtés, à part Maldanado, qui réussit à fuir. (Il fut finalement arrêté à Riverside, en Californie, en mars 2012). Anaya, bien sûr, n’eut pas vent de ces arrestations – il n’avait plus aucun contact avec Maldanado ou Montiel depuis le printemps. De son côté,  il avait lui-même d’autres problèmes : en premier lieu, une dette qui ne cessait de croître et qui s’élevait à présent à près de 55 000 dollars – sans compter son hypothèque –, et en second lieu, la dissolution de son mariage avec Basham. Elle ne supportait plus son addiction au travail et ses excès de boisson, et avait fini par demander le divorce. Le 18 novembre, Anaya quitta le parking d’un Home Depot à bord de sa Ford F-350. Il remarqua une berline noire, qui semblait le suivre dans une allée adjacente. Il se dit que la voiture appartenait peut-être à l’un de ses amis. Mais quand la berline s’arrêta devant sa voiture, deux hommes en sortirent qu’il ne connaissait pas. Ils déclarèrent être des agents de la DEA et lui ordonnèrent de descendre de son véhicule. « Vous savez pourquoi on est là », dit l’un des agents. C’était la première fois qu’Anaya se retrouvait menotté, il en resta abasourdi. « Vos compartiments. »

Le 10 décembre, Anaya fut arrêté, puis inculpé pour « installation de compartiments cachés ».

Les agents emmenèrent Anaya aux bureaux de la DEA à Los Angeles, où il fut longuement interrogé. Anaya parla librement des planques et estima qu’il en avait construit quinze en un an. Il se vanta aussi de son perfectionnisme, en soulignant qu’il faisait toujours attention à bien dissimuler les câblages. La DEA dit à Anaya qu’il pouvait éviter d’avoir des problèmes juridiques en leur rendant un service : ils lui demandèrent d’équiper les voitures de ses clients de traceurs GPS et de caméras miniatures pour pouvoir amasser des preuves contre des trafiquants présumés. Ils lui donnèrent quelques jours pour pouvoir réfléchir à cette offre et le remirent en liberté. Le jour suivant, ce fut un Anaya médusé qui se rendit sur la tombe de son père pour pouvoir méditer sur le choix qui s’offrait à lui. À genoux près de la pierre tombale, il eut une illumination. Et ce n’était pas rassurant. « J’ai l’impression que peu importe la décision que je prendrai, quelque chose de mal va arriver », dit Anaya à son père. « Je ne peux pas me permettre de mettre ma famille en danger. » Il songeait qu’il pourrait survivre à la prison, mais que les gros poissons que la DEA cherchait à attraper n’éprouveraient aucun remords avant de tuer ses enfants, ses nièces et ses neveux. Sa décision était prise. Quand Anaya confia à la DEA qu’il s’inquiètait trop de la sécurité de ses proches pour devenir un indic, les agents lui firent une nouvelle proposition, bien plus alléchante : ils pourraient offrir à Valley Custom Audio de nouveaux locaux, dans un immeuble luxueux, avec tout l’équipement nécessaire. Ils ne lui demanderaient pas de placer des objets de traçage dans les voitures, mais chaque recoin de la boutique serait surveillé par l’agence, du sol au plafond. Une nouvelle fois, Anaya refusa.

ulyces-alfredanaya-09

Les agents de la DEA viennent pour Anaya
Crédits : Michigan Spike TV

Le 10 décembre, Anaya fut arrêté, puis inculpé pour « installation de compartiments cachés » par la cour supérieure de Los Angeles. La libération sous caution lui fut tout d’abord refusée après la découverte d’un fusil d’assaut et d’un gilet pare-balles à son domicile lors d’une perquisition. « C’est que j’aime bien tirer à l’arme à feu », déclara-t-il sans paraître gêné le moins du monde – il avait deux gros pistolets tatoués sur le buste. Comme le casier judiciaire d’Anaya était vierge de toute condamnation, ses avocats pensaient qu’il ne devrait probablement pas passer trop de temps derrière les barreaux pour une infraction aussi bénigne. Mais en mars 2010, Anaya reçut des nouvelles à la fois tristes et surprenantes : le gouvernement fédéral reprenait l’affaire qui avait été traitée par l’État de Californie et engageait une procédure contre lui au Kansas, bien qu’il n’ait jamais mis les pieds là-bas.

Une question de responsabilité

Les fabricants de planques sont très rarement poursuivis. Sur le papier, il n’existe aucune loi fédérale interdisant la construction de compartiments secrets, même de ceux destinés au trafic de drogue. Le département de la Justice poursuit parfois ces fabricants pour infraction aux lois qui bannissent la vente de tout matériel nécessaire au consommateur de drogues. Cependant, ces dossiers sont difficiles à monter : ils nécessitent des preuves concrètes, comme un enregistrement audio qui prouverait qu’on a clairement dit à l’accusé de quelle façon ces compartiments allaient être utilisés. Anaya n’avait jamais été enregistré en train de parler de drogues. Mais le tribunal du Kansas accusa Anaya d’être coupable d’une infraction bien plus grave que celle de vendre du matériel pour consommateurs : il était accusé de faire pleinement partie de l’opération Californie-Kansas du trafic de drogues. Même s’il n’avait jamais vu ou touché de stupéfiant de sa vie et qu’il avait été mis de côté après avoir construit quatre planques pour moins de 20 000 dollars, Anaya faisait face aux mêmes chefs d’accusation que Maldanado, Montiel et Crow. Ce stratagème juridique agressif était presque sans précédent. Le seul cas similaire enregistré était celui d’un fabricant de planques new-yorkais, Frank Rodriguez Torres, extradé vers la Caroline du Nord en 1998. Il avait été condamné à cinq ans de prison.

ulyces-alfredanaya-10

Un compartiment secret conçu par Anaya
Utilisé pour planquer de l’héroïne
Crédits : State Highway Patrol

Au moment où Anaya fut placé en détention au Kansas en avril 2010, la presque totalité des vingt-trois accusés essayèrent de passer des accords. Mais Anaya ne suivit pas l’avis de son avocat commis d’office, qui lui conseilla de plaider coupable – il ne comprenait toujours pas en quoi construire des planques faisait de lui un trafiquant de drogue. Il était convaincu que les jurés auraient de la compassion pour la situation désespérée dans laquelle il se trouvait. Quand le procès débuta le 25 janvier 2011, le procureur présent, assistante du procureur général, nommée Sheri McCracken, affirma qu’Anaya était l’une des principales causes de l’évolution du petit trafic en entreprise d’une valeur de plusieurs millions de dollars. L’organisation était passée « au niveau supérieur quand ils avaient fait la connaissance de M. Anaya », avait-t-elle dit aux jurés. « Il a construit le nec plus ultra des compartiments, et à cause de ces planques, le transport de drogues s’est simplifié… Sans les compartiments de M. Anaya, les trafiquants auraient perdu beaucoup de marchandises. » La principale preuve retenue contre Anaya, c’est le témoignage de Montiel, qui avait accepté de coopérer avec le gouvernement. En prison au Kansas, Montiel avait déclaré sous serment qu’Anaya ne faisait pas partie du complot. Mais il s’est rétracté plus tard en affirmant qu’Anaya avait chargé un détenu de l’intimider pour qu’il ne signe pas le document – ce qu’Anaya niait formellement. À la barre des témoins, Montiel décrivit parfaitement l’incident de la trappe bloquée dans la F-150, au cours duquel Anaya avait pu apercevoir l’équivalent de 800 000 dollars en petites coupures. Le procureur soutenait que voir une telle somme équivalait à voir la drogue en elle-même, car Anaya avait forcément dû en déduire la source. Montiel partagea ensuite une anecdote qui accabla un peu plus le fabricant. Elle concernait les négociations sur la planque de la Honda Ridgeline. « On lui a demandé de nous construire une planque qui puisse contenir 10 kg », affirma-t-il. « Je me souviens qu’on s’est regardé quand il a demandé à quoi ressemblait exactement un kilo. J’ai vu une brique au sol et je lui ai dit que c’était un peu plus grand que ça et qu’il fallait que la planque puisse en contenir dix. »

ulyces-alfredanaya-11

Anaya a-t-il été témoin du transport d’armes et de drogue ?
Crédits : DEA

C’était la seule chose qui pouvait directement prouver qu’Anaya était lié au trafic. Mais il n’existait aucun enregistrement, c’était impossible à vérifier. L’avocat d’Anaya fit progresser l’affaire en assumant que Montiel devait être prêt à tout pour réduire sa peine (Anaya fit aussi remarquer, à juste titre, qu’il n’y avait aucune brique chez lui, à San Fernando). Bien que le dossier de McCracken soit largement basé sur des circonstances, elle réussit à démonter qu’Anaya avait vraiment pu profiter des avantages liés au trafic de drogue. Elle parla de ses « motos hors de prix et autres véhicules tout-terrain à quatre roues qui lui servent à rouler sur le sable », de sa grande collection d’armes à feu et de son ensemble impressionnant d’outils Snap-on. À plusieurs reprises, elle répéta qu’il possédait une piscine privée avec « son nom gravé en marbre au fond ». L’avocat d’Anaya essaya d’expliquer que toutes ces prétendues extravagances avaient été acquises à crédit et que son client était au bord de la faillite. Le nom qui se trouvait au bord de la piscine, et non au fond, comme l’affirmait McCracken, ne lui avait coûté que 8 dollars. Ce n’était pas du marbre, mais du béton qu’il avait lui-même astucieusement recouvert de teinture. Les jurés se rangèrent cependant à la version de McCracken : Anaya fut reconnu coupable de chaque chef d’accusation. Lors de sa condamnation le 4 janvier 2012, Anaya s’adressa à la cour pour la première fois. Visiblement nerveux, il exprima ses regrets et sa grande confusion : « Installer des compartiments secrets faisait partie des services que je proposais. J’installais des équipements audio, mais je répondais aussi aux besoins des clients quand ils voulaient d’autres choses dans leurs véhicules. J’admets avoir été assez irresponsable en construisant ces trucs, mais je… je croyais que tant que je ne savais pas ce qu’il se passait… et que je ne demandais rien… il n’y avait aucune loi là-dessus… S’il y avait eu une loi à ce sujet, à ma connaissance, je ne serais pas là. S’il y avait une loi qui disait que construire des compartiments était illégal, je n’en aurais jamais construit. Si je savais ce qui allait m’arriver, je ne l’aurais jamais fait. » McCracken n’eut aucune pitié. « Il a servi le monde de la drogue », expliqua-t-elle au juge. « Pour moi, il est aussi responsable que les petits génies qui font prendre différentes formes à la cocaïne pour pouvoir la transporter en plein jour… Aujourd’hui, je ne suis pas désolée de ce qu’il lui arrive. C’est même un plaisir. Et M. Anaya a lui-même avoué qu’il fait partie du grand groupe des gens qui fabriquent des compartiments. Une sorte de société secrète, je suppose. Eh bien, j’espère qu’il fera savoir à ses amis qu’ils sont les prochains. » Le juge n’objecta pas à la sévérité du jugement porté par McCracken. Il condamna Anaya à 292 mois d’emprisonnement dans une prison fédérale, soit plus de vingt-quatre ans, sans possibilité de libération conditionnelle. Curtis Crow et Cesar Bonilla Montiel, les hommes à la tête de l’organisation, furent condamnés à des peines deux fois moins longues.

~

Une phrase qui revient souvent chez les hackers, c’est que la technologie est toujours neutre d’un point de vue moral. Selon la philosophie libertaire, un créateur ne devrait pas être tenu pour  responsable si quelqu’un utilise un objet ou code qu’il a inventé pour causer des dommages ; ceux qui construisent des choses ne sont pas tenus de se mêler des affaires de ceux qui s’en servent.

« Si je dois promettre de ne plus jamais installer de compartiment de ma vie pour pouvoir sortir d’ici, je le ferai immédiatement. »

Mais le cas d’Alfred Anaya prouve que le gouvernement américain rejette cette vision du monde, peut-être trop permissive. Les amateurs de technologie doivent être conscients qu’il faut toujours faire attention aux gens avec qui l’on traite, car fermer les yeux sur l’illégalité d’une activité n’est pas une excuse acceptable. On peut se demander : à quel moment le manque d’indiscrétion se transforme-t-il en comportement criminel ? Compte tenu de ce qui est arrivé à Anaya, c’est une question à laquelle il est presque impossible de répondre. « Ce qui dérange beaucoup de gens, c’est que cette condamnation semble faire peser une nouvelle sorte de responsabilité sur les épaules de ceux qui développent des technologies de pointe », explique Branden Bell, avocat qui traite l’appel d’Anaya à Olathe, au Kansas. « Selon la logique, il aurait dû demander à ses clients ce qu’ils allaient faire des compartiments au premier doute. Mais ce devoir n’est écrit dans aucune loi. » Deviner à quel moment on doit tourner le dos aux clients qui ne demandent qu’à payer, cela représente un véritable défi pour ceux qui créent ces technologies. Prenez l’exemple d’un homme qui fabrique des robots en kits pour collectionneurs. Si quelqu’un utilise ces robots pour surveiller une route de contrebande ou aider des trafiquants à protéger un laboratoire de méthamphétamine, et ainsi leur permettre de se soustraire plus facilement à l’application de la loi, comment le tribunal pourra-t-il déterminer si l’entreprise est pénalement responsable ou pas ? En supposant que la société devait avoir deviné qu’elle traitait avec des gangsters quand elle a accepté des billets froissés de 20 dollars ? Ou bien en supposant encore que le client est venu reprendre sa marchandise dans une voiture très tape-à-l’œil ? La loi ne donne pas d’indications claires, et le tribunal possède une marge de manœuvre très flexible quand il juge bon de porter des accusations pour conspiration. Comme les imprimantes 3D permettent aujourd’hui la libre production d’objets toujours plus élaborés, les tribunaux vont être tentés de poursuivre les gens qui ne font pas assez attention à ce que leurs clients font de leurs ouvrages, et d’en faire des exemples. Anaya fait malheureusement partie de ces exemples. Détenu au complexe correctionnel fédéral de Victorville, aux portes du désert de Mojave, sous le soleil de Californie, je lui ai rendu visite. À ce moment-là, il essaye encore d’accepter le désespoir de la vie en prison. Il s’est récemment réconcilié avec son ex-femme, Aimee Basham. Elle vient le voir au moins une fois par mois, avec leurs enfants. Mais Anaya est tourmenté par les restrictions que lui impose la prison sur le contact qu’il peut avoir avec eux. Il peut à peine croire qu’il ne tiendra plus jamais son plus jeune fils sur ses genoux. Il se lamente sur le désastre financier qu’est en train de vivre sa famille depuis son départ : ING Direct a saisi sa maison et les autres créanciers harcèlent Basham pour qu’elle rembourse les dizaines de milliers de dollars de factures impayées.

ulyces-alfredanaya-12

Les rêves d’Alfred Anaya se sont envolés
Crédits : Tony Shih

Par-dessus tout, Anaya est déconcerté de devoir probablement passer les deux prochaines décennies en prison pour avoir fait quelque chose qui n’était pas spécifiquement interdit par la loi étasunienne. « Si je dois promettre de ne plus jamais installer de compartiment de ma vie pour pouvoir sortir d’ici, je le ferai immédiatement », me dit-il. « Mais je crois toujours être en droit de pouvoir en construire si je le souhaite. » En attendant que son appel soit examiné, Anaya essaye de gagner de l’argent pour aider sa famille à s’en sortir. Il a postulé au parc de véhicules de Victorville pour être mécanicien, mais sa candidature n’a pas été acceptée pour le problème de sécurité qu’il pose. Il a alors monté sa propre « entreprise » en réparant la radio des autres détenus. Il y a quelques années, son tiroir préféré était rempli de circuits imprimés. Aujourd’hui, son casier en prison déborde de pièces détachées. [En août 2013, l’appel d’Alfred Anaya a été rejeté et sa condamnation maintenue.]


Traduit de l’anglais par Estelle Sohier d’après l’article « Alfred Anaya Put Secret Compartments in Cars. So the DEA Put Him in Prison », paru dans Wired. Couverture : Une Chevrolet Camaro de 1969, par Eric Nomm. Création graphique par Ulyces.