La terreur, l’effroi, l’angoisse… vaste sujet, et autant de termes qui désignent l’émotion que suscite le danger, ici mise à profit au sein d’une grande œuvre fictionnelle s’ingéniant à inspirer des craintes inscrites au plus profond de notre subconscient. Délicieusement malsain, l’univers de Resident Evil invite le joueur à tester ses propres limites au moyen de nombreux artifices.

~

L’analogie entre la mise en scène de Resident Evil et le langage cinématographique est d’abord affaire de point de vue. Dès lors qu’il s’agit de caractériser visuellement un environnement réel ou fictif, il est nécessaire d’utiliser un ensemble d’outils adaptés à ces besoins. Or les jeux à scrolling ou les FPS ne sont à cet égard que l’expression littérale du travelling ou du plan-séquence en vue subjective, tous deux issus du cinéma. Par conséquent, si la caméra de Resident Evil ne constitue pas en tant que telle une révolution, l’usage d’une grammaire cinématographique proche de celle des films d’horreur a permis en revanche d’exacerber les composantes dramatiques de l’histoire en obligeant le joueur à opérer une lecture quasi instinctive des événements, notamment par le biais de son propre bagage culturel : une démonstration sans précédent dans l’histoire du jeu vidéo… ou presque.

resident-evil-third-ulyces05

Crédits : Johann Blais

« Presque », parce qu’Alone in the Dark est déjà passé par là. À bien y réfléchir, pourtant, le jeu de Frédérick Raynal peut être considéré comme un brouillon de Resident Evil — sans aucune connotation péjorative —, d’autant que son créateur a affirmé qu’il n’avait pas cherché à singer le langage cinématographique : « Je ne sais pas comment on réalise un film, mais je sais comment on fait un jeu vidéo. Bien sûr, le positionnement des caméras dans Alone in the Dark relevait de contraintes ludiques qui servaient la peur, mais sans penser au cinéma. Les impératifs résidaient surtout en termes de surface de jeu, sinon, il y aurait eu des choses qui n’auraient pas été faites comme ça. Alors oui, de la mise en scène, mais pour le joueur, pas pour le spectateur. »

Shinji Mikami, au contraire, désirait traduire directement à l’écran le sentiment d’angoisse éprouvé dans les salles obscures : « Je désirais vraiment créer un jeu effrayant comme un film d’horreur. Pas avec des fantômes ou des conneries de ce genre, mais avec de vrais monstres qui vous attaquent. Vous savez, comme dans Les Dents de la mer ou Alien, avec ces terribles créatures qui vous poursuivent et vous flanquent une trouille de tous les diables ! Parfois, on regarde un film d’horreur et on se dit : “Et si c’était moi, je ferais quoi dans cette situation ?” L’idée de départ était donc de glisser le joueur dans la peau du personnage principal pour lui permettre d’expérimenter la sensation de peur, tout en le laissant agir à sa guise. À travers Resident Evil, je visais un nouveau type de divertissement horrifique, impossible à obtenir sous la forme d’un film. »

Dès lors, le gros du travail consiste avant tout à identifier précisément les points vulnérables du joueur pour y appliquer une pression, la plus évidente de ce point de vue étant psychologique, en relation avec notre condition mortelle et l’empathie inhérente à la nature même du jeu vidéo, par essence interactif. Lorsque surgit cette première cinématique, mémorable, d’un zombie pivotant lentement la tête pour scruter les joueurs de ses yeux morts, même les moins perspicaces d’entre eux comprennent spontanément que le pari de Shinji Mikami, celui de nous épouvanter, est déjà en passe d’être remporté.

Concordance du langage

La première difficulté à laquelle sont confrontés les concepteurs de Resident Evil est liée à la prédominance du format 4/3 des écrans de télévision, encore très répandu dans les années 1990 (rapport de 1,33 entre la largeur et la hauteur de l’image) et source d’un rendu d’emblée peu « cinégénique », à la différence de ce qu’offre le format large 16/9 (rapport de 1,77), aujourd’hui la norme et adapté à la perception oculaire, dite panoramique. Shinji Mikami et son équipe vont alors s’échiner intelligemment à retourner à leur avantage cette contrainte d’ordre esthétique en ayant recours, dans le carcan d’une largeur de champ réduite, à un fragile compromis entre les plans moyens et les plans d’ensemble ou de demi-ensemble (de façon à « écraser » le joueur sous les proportions imposantes du manoir), ce qui entraîne d’importantes conséquences sur la façon dont ont été représentés les décors et les corps qui les traversent. Ainsi, un peu comme dans une comédie musicale, l’unique caméra de Resident Evil circonscrit intelligemment l’espace en jouant avec la profondeur de champ et avec la distance qui la sépare de l’avatar, ce qui permet de rendre compte du volume des lieux tout en laissant au joueur sa liberté de mouvement.

Ce qui est tapi derrière la porte ou en haut de l’escalier n’est jamais aussi terrifiant que la porte ou l’escalier eux-mêmes.

Ce choix de mise en scène, qui découle d’une logique spatiale plutôt que dramatique, n’en a pas moins permis de décupler la dimension oppressante d’une intrigue à huis clos, tandis que l’attention du joueur se focalise naturellement sur les objets en mouvement dans le champ, sans l’intervention d’aucun autre artifice. Parmi d’autres éléments empruntés à la grammaire cinématographique figurent également en bonne place les angles obliques de caméra, technique popularisée par Alfred Hitchcock propre à désorienter le spectateur/joueur.

En outre, les cinématiques ont bénéficié elles aussi d’un soin tout particulier, à l’image de la fameuse séquence du plafond menaçant d’écraser Jill, qui fait appel à des ressorts classiques du cinéma. Le joueur, alors aussi impuissant que le spectateur, se demande comment l’héroïne va cette fois bien pouvoir s’en sortir. Un autre coup de génie tient à l’idée d’avoir camouflé les temps de chargement récurrents à l’aide de courtes cinématiques personnalisées mettant en scène l’ouverture des nombreuses portes que compte le bâtiment. Comme l’évoquait William F. Nolan (écrivain de science-fiction et coauteur avec George Clayton du roman Quand ton cristal mourra, à l’origine du film et de la série télévisée L’Âge de cristal) avec l’exemple du monstre et de la porte : ce qui est tapi derrière la porte ou en haut de l’escalier n’est jamais aussi terrifiant que la porte ou l’escalier eux-mêmes. Une singularité d’autant plus frappante que Resident Evil est d’abord, et avant tout, une expression graphique.

Quant à la composition des images en soi, les auteurs de Resident Evil se sont judicieusement servis des éclairages pour créer une atmosphère pesante, l’utilisation sélective de l’ombre et de la lumière permettant de surcroît d’installer des espaces « vides » dans le cadre. Un no man’s land pictural obligeant le joueur-spectateur, à la faveur d’un processus mental intimiste proche de la lecture, à compléter la démarche artistique du jeu en bouchant, parfois malgré lui, les « trous » dans le récit, du fait de ses propres névroses. Autre idée astucieuse : le maintien de la présence physique des zombies vaincus, devenu par la suite une donnée indispensable du genre. La perspective de se faire attraper par un cadavre exsangue augmente significativement la tension.

Dispositif « cinématoludique »

Concrètement, chaque pièce visitée dans Resident Evil possède la même fonction qu’une séquence au cinéma, puisqu’elle correspond à une succession de plans formant une continuité narrative. À l’instar d’un film, Resident Evil comporte une série de salles-séquences visuellement caractérisées – de façon à éviter au joueur de se perdre – fonctionnant comme autant de scènes plus ou moins importantes pour la structure et la compréhension de l’intrigue. Encore fallait-il pouvoir générer du contenu à travers l’agencement de ces éléments, et c’est précisément là qu’intervient le joueur, en même temps que le concept avant-gardiste du jeu.

resident-evil-third-ulyces03

Crédits : Johann Blais

En effet, le plus grand défi pour les développeurs de Resident Evil résidait dans la difficulté de produire du sens en appelant à la participation active du joueur (puisque ce dernier est censé diriger le récit des événements constituant l’histoire d’une partie), ce qui nécessitait au préalable d’obtenir implicitement son accord. Le découpage est ici primordial (pensé en amont, il permet d’organiser « l’espace et le temps » du jeu) ; le montage est quant à lui étroitement lié au joueur et à ses déplacements, à la différence de celui d’un film (où l’ordre des images est prédéterminé par le monteur) : il s’agit de données essentielles à l’expérience sensitive du premier Resident Evil.

C’est pourquoi l’ensemble du processus ludique répond ici à une seule directive : jongler avec les attentes du joueur afin de mieux les détourner par la suite. À ce titre, la célèbre scène du chien jaillissant par la fenêtre du couloir fonctionne à la manière d’un avertissement subliminal, conditionnant la suite du jeu : « Vous exercez peut-être un contrôle sur la progression de l’histoire, mais c’est Resident Evil qui garde la main sur la survenue des événements ! » Le joueur comprend dès lors instinctivement qu’il est le rouage infime mais essentiel d’un plus grand schéma narratif. Retirez-le, et c’est toute la machine « cinématoludique » qui se grippe.

~

Rétrospectivement, on peut dire que Resident Evil Code : Veronica correspond à un entre-deux. Vitrine technologique à l’époque de sa sortie, il apparaît presque suranné aujourd’hui, au contraire des premiers Resident Evil, dont les décors précalculés ont moins souffert graphiquement du passage des ans. Ce vieillissement prématuré de Code : Veronica est lié aux expérimentations visuelles d’une période charnière de l’industrie du jeu vidéo, encore trop occupée à penser en 3D.

En revanche, la mise en scène dynamique de ce volet, dont ce dernier est en partie redevable au réalisateur Hiroki Katô , n’a pas pris une ride, malgré un certain statisme contemplatif qui, loin de desservir le propos du jeu, finit au contraire par instaurer une ambiance oppressante, nimbée d’une légère folie. Dans Code : Veronica, la caméra apparaît d’emblée comme un élément actif de la narration, par le biais de lents travellings épars et volontairement chargés de sens. L’idée la plus astucieuse réside cependant dans la conception d’une créature exploitant à sa pleine mesure la dimension cinématographique du jeu. En effet, les monstres silencieux que sont les Bandersnatchs possèdent la particularité de disposer d’un bras extensible surgissant sans prévenir dans le cadre pour surprendre les joueurs.

Le nouveau monde

En continuant à se livrer aux analogies cinématographiques, on pourrait considérer Resident Evil 4 comme une longue suite de plans-séquences alternant à intervalles réguliers avec des cinématiques en guise de respirations narratives, au sein d’un jeu d’action au rythme échevelé. Cette forme moderne de jeu vidéo permet à Resident Evil de continuer à faire preuve d’une vitalité jamais démentie, vision partagée par le producteur Hiroyuki Kobayashi :

resident-evil-third-ulyces05

Crédits : Johann Blais

« Dans Resident Evil 4, nous avons essayé d’aborder l’horreur de façon différente. D’abord, en plaçant une caméra en mouvement derrière le personnage que vous incarnez, ce qui rompt radicalement avec la tradition des Resident Evil. La saga proposait jusque-là une mise en scène rigide, pensée en amont et ouvertement hitchcockienne. Or nous avons opté cette fois pour un style, sinon documentaire, en tout cas dans l’esprit d’un “reportage” caméra à l’épaule, ce qui limite considérablement le champ du joueur.

Bien sûr, le champ de vision était déjà restreint dans les précédents jeux, puisque nous le délimitions par des axes de caméra spécifiques. Mais ici la perspective est autre, plus proche du joueur. Vous évoluez cette fois-ci dans un monde intégralement en 3D temps réel, mais vous n’en percevez qu’une infime partie à la fois. Les ennemis peuvent ainsi vous attaquer de différents côtés sans que vous puissiez vous en rendre compte immédiatement. Et ne pas savoir d’où vient l’ennemi est terrifiant… »

De ces propos ressort en filigrane que la nouvelle philosophie qui sous-tend désormais la série Resident Evil depuis la sortie du quatrième épisode en 2005 tient davantage à un projet global de mise en scène qu’à une réelle envie de rompre avec les codes habituels du genre, l’un n’allant toutefois généralement pas sans l’autre. Et si cette soudaine accélération du passage au jeu d’action contemporain se justifie d’abord de façon pragmatique par les mauvaises ventes du remake de Resident Evil, elle s’exprime aussi à travers une volonté d’adapter le discours martial du jeu à une mise en œuvre beaucoup plus moderne. En effet, l’action fait partie intégrante de l’univers de la série depuis toujours ; seulement, c’est à compter de ce quatrième volet qu’elle fut mise en valeur d’une tout autre manière pour flirter avec le film d’action hollywoodien interactif.

À cette fin, l’un des principaux objectifs de l’équipe de développement fut de rendre invisibles les transitions entre phases de jeu en temps réel et cinématiques, bâties sur le même moteur 3D de manière à ce que les joueurs soient radicalement plongés au cœur du dispositif narratif de Resident Evil 4, sans aucune coupure dans la continuité du récit. Dans la même veine, l’arrivée d’un système de Quick Time Event niché à l’intérieur même des cinématiques apparaît comme un levier dramatique assez efficace, Shinji Mikami expérimentant sans cesse de nouvelles formes d’implication pour empêcher que le joueur relâche son attention durant les nombreux ponts scénaristiques.

resident-evil-third-ulyces01

Lithographie vendue avec l’édition First Print du livre
Crédits : Johann Blais


Ce texte est extrait de Resident Evil – Des zombies et des hommes, préfacé par Jaume Balaguero et écrit par Bruno Provezza, Mehdi El Kanafi et Nicolas Courcier, paru chez Third Editions.

Couverture : Une ancienne prison, par Chris Staley.

Création graphique par Ulyces.