Janvier 1692. Deux petites filles de Salem Village, dans le Massachusetts, tombent malade. Comme elles semblent tourmentées par des forces invisibles et inconnues, l’un des médecins qui les examinent conclue qu’elles se trouvent sous influence maléfique. La rumeur se répand dans la colonie et une troisième fillette commence à faire d’étranges crises. En mars, une vieille femme, une mendiante et une esclave sont formellement accusées de sorcellerie. Puis, les accusations s’enchaînent. Les prisons de la ville voisine, Salem, se remplissent progressivement. 80 personnes sont jugées entre mai et octobre. 19 sont reconnues coupables de sorcellerie et pendues.

Le procès des « sorcières de Salem » est sans doute le plus célèbre et le plus édifiant de tous les procès en sorcellerie qui ont marqué les siècles passés. Le dramaturge Arthur Miller s’en est notamment servi pour illustrer et dénoncer la persécution des militants communistes dans l’Amérique des années 1950. Aujourd’hui, les sorcières sont omniprésentes dans la culture populaire, de la saga Harry Potter au film The Witch de Robert Eggers, présenté au Sundance Festival 2015. En décembre dernier, la chanteuse Azealia Banks scandalisait la Toile en confessant pratiquer la sorcellerie chez elle depuis trois ans. Mais beaucoup de jeunes artistes revendiquent l’héritage des sorcières pour faire entendre les personnes marginalisées et réenchanter notre monde.

Les créateurs de jeux

Les sorcières sont légion dans les jeux vidéo des plus jeunes développeurs révélés par Internet, comme Kitty Horrorshow, qui a créé Haunted Cities, et AP Thomson, qui a créé Beglitched et Swap Sword. AP Thomson se présente comme un genderqueer, c’est-à-dire comme une personne dont le genre ne se définit pas de manière binaire – féminin ou masculin. Par respect pour cette identité, je désigne AP Thomson par la troisième personne du pluriel dans la suite de l’article. « La magie tient un rôle essentiel dans ma vie quotidienne », m’ont-ils confié. « Je crois au pouvoir des rituels. » Aussi ne commencent-ils jamais une journée dans la trépidante ville de New York sans avoir longuement médité et consulté les cartes de leur jeu de tarot. Ces dernières sont d’ailleurs à l’origine du jeu vidéo qu’AP Thomson sont actuellement en train de développer, Fortune-500. L’héroïne du jeu est une cartomancienne travaillant au sein des « Ressources magiques » d’une importante compagnie de sorciers.

Une capture d’écran du jeu d’AP Thomson

Méprisée par ses collègues, dont les facultés sont beaucoup plus impressionnantes que les siennes, elle est menacée de licenciement et souffre d’anxiété. « Le problème avec les prédictions, c’est qu’elles peuvent être interprétées comme des coïncidences lorsqu’elles se réalisent », soulignent AP Thomson. Leur cartomancienne va néanmoins apprendre à surmonter son anxiété et à croire en son pouvoir, de manière à faire prendre conscience au joueur, ou à la joueuse, de ses propres ressources. Et donc à l’aider à trouver sa place, quelles que soient ses difficultés. Gabriela Aveiro-Ojeda envisage elle aussi les jeux vidéo et la magie comme des moyens d’affronter les peurs et de soulager les peines. Cette animatrice en 2D et 3D, aujourd’hui basée à Toronto, a grandi au Paraguay, dans un environnement où la sorcellerie faisait partie de la vie ordinaire. Les membres de sa famille ont toujours protégé leurs habitations avec des rituels inspirés de traditions indigènes, européennes et africaines. « Au fur et à mesure que je me suis reconnectée à cette histoire, j’ai introduit de plus en plus de sorcières dans les univers que je crée », m’a raconté la jeune femme. « Pour moi, ce sont des guérisseuses. Des êtres qui encouragent le Bien et protègent les autres du Mal. »

Une illustration pour Don’t Wake the Night
Crédits : Gabriela Aveiro-Ojeda

Gabriela Aveiro-Ojeda est actuellement en train de développer un jeu qui leur est entièrement consacré, Don’t Wake the Night. Celui-ci place le joueur ou la joueuse dans la peau translucide d’un Esprit invoqué par des sorcières, afin de résoudre le conflit qui les divise et de prendre une décision pour l’ensemble de la communauté. « Se reconnecter à la sorcellerie est un acte qui implique de se connaître soi-même et d’être capable d’introspection. Cela nous permet d’être nous-mêmes, d’apprivoiser nos pensées et de percevoir nos émotions. » Mais en faisant clairement référence à ses racines sud-américaines dans son travail, Gabriela Aveiro-Ojeda fait aussi de la sorcière une figure protectrice de son identité culturelle : « Certains aspects de la sorcellerie peuvent servir d’outils de résistance dans des situations d’oppression et d’injustice. Quand les temps sont durs, nous avons besoin de toutes les formes d’énergie et de volonté que nous pouvons rassembler. » Tout comme AP Thomson utilisent cette même figure pour affirmer leur identité sexuelle : « Pour les genderqueers, les mots “sorcière” et “sorcier” résonnent très fortement car il véhiculent toutes sortes de stéréotypes sur le genre. Par exemple, en dehors du contexte surnaturel, lorsqu’on parle d’un sorcier, c’est toujours très positif, alors que lorsqu’on parle d’une sorcière, c’est toujours très négatif. » Ce n’est donc pas un hasard si l’artiste transsexuelle Noel’le Longhaul, 26 ans, se définit comme une sorcière.

La tatoueuse

Même une fois photographiés et postés sur le réseau social Instagram, les dessins de Noel’le Longhaul semblent tout droit sortis d’un grimoire poussiéreux trouvé au fond d’un grenier. Qu’ils aient été tracés sur un T-shirt, sur une paire de Converse, ou bien à même la peau, toile de prédilection de l’artiste. Le noir et le blanc prédominent, rehaussant ainsi les rares touches de couleur qui ponctuent des paysages étonnants et des symboles mystiques. Cabanes, animaux sauvages et sorcières surgissent parfois entre les fleurs et les montagnes baignés par des astres désolés, mais l’univers de Noel’le Longhaul semble la plupart du temps désert. Est-ce pour créer sur le corps l’espace nécessaire à l’âme de la personne tatouée ? Cette association du corps et de l’âme est en tout cas le credo du Charon Art Visionary Tattoo, studio de tatouage de Turners Falls, dans le Massachusetts, où Noel’le Longhaul officie. Elle vit dans une maison communautaire appelée Lupinewood avec d’autres personnes transsexuelles. Son propre corps est largement recouvert par des tatouages. Elle a réalisé le premier quand elle avait 17 ans, dans sa chambre, avec un marqueur. Les suivants ont été réalisés dans une boutique, mais Noel’le Longhaul a détesté cette expérience et elle a recommencé à se tatouer elle-même, cette fois avec une aiguille. Elle s’est ensuite tournée vers ses amis.

L’artiste et ses œuvres
Crédits : Noel’le Longhaul

« Pendant quelques années, le tatouage a été une pratique purement ritualiste et culturelle, un moyen de marquer le temps qui passe pour mes amis et moi, de maîtriser notre histoire et notre corps », m’a-t-elle expliqué. « Il ne s’agissait pas d’art, ni de style, il s’agissait de nous et de notre relation. Puis j’ai commencé à me tatouer avec une machine, un hiver où j’étais suicidaire. Là, c’était une façon de maintenir mon corps attaché à la réalité. Aujourd’hui, je travaille en étroite collaboration avec mes clients, qui sont presque tous trans et queers. Mon processus de consultation est construit autour de l’écoute et de l’empathie. » Également photographe et musicienne, Noel’le Longhaul a fait ses études à la prestigieuse école de design de Rhode Island. Pour elle, l’art du tatouage se situe à l’intersection de la fiction, de la mythologie et de l’intimité. Et, comme toute pratique de transformation, il s’apparente à de la magie. Ce qui place Noel’le Longhaul dans le rôle d’une sorcière. Mais à l’entendre, ce rôle est davantage politique que philosophique ou spirituel. « S’identifier aux sorcières, c’est engager un processus de deuil pour le potentiel perdu de l’interaction humaine, que le paradigme de l’impérialisme capitaliste a tenté de détruire », affirme-t-elle. « Un processus de deuil, et un processus de résistance. C’est une manière de dire : vous ne pouvez pas tout nous prendre, nos corps ont des connaissances qui sont plus anciennes et plus fortes que vous. »

Crédits : Noel’le Longhaul

En parlant de la sorte, la tatoueuse s’inscrit dans la lignée de militantes qui a fait de la sorcière une figure de proue du mouvement féministe. Celle-ci remonte à la fin du  XIXe siècle selon Marion Gibson, professeure de littérature à l’université d’Exeter et auteure de nombreux ouvrages sur les mythes populaires. « Il a par exemple été suggéré que les sorcières pourraient être les protectrices des suffragettes parce qu’elles aussi avaient été attaquées par les ecclésiastiques et des hommes de loi misogynes », rappelle-t-elle. « Prétendre être une sorcière, ou au moins inspirée par les sorcières, offrait aux femmes une image assez forte pour résister à l’oppression. » Longtemps considérée comme un crime, la pratique de la sorcellerie est aujourd’hui encore majoritairement considérée en Europe et aux États-Unis comme une pratique féminine. Dans la culture populaire, ses adeptes les plus stéréotypées prennent soit l’apparence d’une effrayante vieille femme, soit celle d’une séduisante jeune femme : « Les sorcières sont sexy, ou l’inverse, mais toujours des prédatrices. » Cependant, à l’époque où se tenaient encore des procès en sorcellerie, des hommes figuraient aussi parmi les accusés. Cela vaut pour le procès de Salem, qui continue de fasciner tous ceux qui s’intéressent encore à l’univers des sorcières du XVIIe siècle.

Proctor’s Ledge

C’est un terrain accidenté près d’une pharmacie Walgreens, au cœur d’un quartier résidentiel de la ville de Salem. Et c’est précisément là que les plus célèbres des accusés en sorcellerie furent pendus en 1692. Or ce lieu, Proctor’s Ledge, porte le nom de l’une des personnes exécutées, le tavernier John Proctor. Il le doit à l’un de ses descendants.

Protector’s Ledge en hiver
Crédits : Todd Atteberry

Ce site a été identifié en janvier 2016 par une équipe de cinq chercheurs de l’université de Virginie, grâce à des technologies avancées. L’équipe a combiné nouveaux logiciels, cartes historiques, centaines de pages de comptes rendus judiciaires et autres documents. Mais c’est un tout petit morceau de phrase, prononcé par l’accusée Rebecca Eames lors de sa première audience, le 19 août 1692, qui a mis les chercheurs sur la piste. Interrogée par le magistrat, Eames a déclaré qu’elle se trouvait à « la maison derrière la colline » lorsqu’elle a assisté à cinq exécutions le jour-même. Les chercheurs de l’université de Virginie ont déterminé qu’elle faisait référence à une maison de Boston Street. Ils ont alors analysé la carte de Salem établie par l’historien Sidney Perley au début du XXe siècle, en utilisant une technologie à laquelle celui-ci ne pouvait pas avoir recours : le Geographic Information System (GIS), logiciel d’information géographique développé ces dernières années. Le spécialiste, Chris Gist, assure que « tout ce qui est spatial peut être nivelé par le GIS, et cela peut contribuer aux recherches en histoire, religion, politique, environnement, architecture, ainsi que dans beaucoup d’autres disciplines ». Il a en tout cas permis de savoir quel point de la colline de Salem était le plus visible depuis les maisons de Boston Street : Proctor’s Ledge, qui était aussi l’endroit de la colline le plus accessible en charrette. Sur place, les chercheurs n’ont pas trouvé d’ossements humains, ce qui pourrait corroborer les récits selon lesquels les proches des victimes profitaient de la nuit pour récupérer leurs corps et les enfouir dans les concessions familiales. Ils n’ont pas non plus trouvé de vestiges d’échafauds, confirmant potentiellement le fait que les victimes auraient été pendues à des arbres.

Une carte de Salem en 1692 dessinée par l’historien Sidney Perley
Crédits : University of Virginia

Proctor’s Ledge fait donc maintenant partie des curiosités touristiques de la ville de Salem, qui a largement exploité la tragédie de ses « sorcières ». Celles-ci sont en effet loin de ne fasciner que les universitaires. « Nous vivons une époque qui se languit de magie », analyse Marion Gibson. « Peut-être que nous pourrions tout résoudre si la magie existait vraiment ! Résoudre le Brexit et Donald Trump, mettre fin à notre tristesse, satisfaire nos désir et accomplir notre potentiel. » De son côté, Noel’le Longhaul voit l’intérêt jamais démenti des masses pour les sorcières comme le signe d’une volonté d’émancipation : « Les gens comprennent de plus en plus que le capitalisme et le sexisme ne sont pas seulement des systèmes brisés ou endommagés, mais les systèmes qui ont façonné un monde qui n’a pas de sens. Ces systèmes s’affirment comme tout-puissants, et ils sont capables d’assimiler la résistance de manière incroyablement efficace. Imaginer d’autres systèmes spirituels et politiques, fondant un pouvoir ni coercitif ni oppressif, c’est un début pour les gens qui veulent trouver leur voie dans une réalité mondiale totalement horrible. » AP Thomson pensent quant à eux que nous devons nous servir de l’exemple des sorcières persécutées dans le passé pour éviter de faire de nouvelles victimes, « même de façon symbolique », en excluant « les personnes différentes, marginales, originales ». Mais Gabriela Aveiro-Ojeda estime que nous ne devons pas simplement reconnaître l’injustice faite aux sorcières à travers les siècles et en tirer des leçons : « Nous devons également prendre conscience de leur pouvoir consolateur. La sorcellerie constitue une expérience qui nous permet de nous retrouver et de faire la paix avec nos pensées. »

Crédits : Noel’le Longhaul


Couverture : Une œuvre de Noel’le Longhaul. (Crédit : Noel’le Longhaul)


BIENVENUE DANS LA CAPITALE MONDIALE DE LA MAGIE

Les plus grands magiciens se rassemblent chaque été à Colon, Michigan. Que reste-t-il de l’art de l’illusion à l’ère de la haute technologie ?

Le soir du 6 août, Dan Sperry, un magicien gothique en jeans noirs déchirés et en bottes à plateforme, se tient sur la scène d’un auditorium de lycée plein à craquer. Il avale des lames de rasoir avant de les ressortir de sa bouche les unes à la suite des autres, attachées par un fil. Il prend une poupée aux traits grotesques et la fait uriner sur son visage, pour recracher ensuite le liquide sur la poupée avant de la balancer dans un coin. Des colombes surgissent de nulle part puis disparaissent au milieu de flammes, sur un air tonitruant du groupe Incubus. Durant son dernier numéro, Sperry se scie lui-même le cou avec du fil dentaire… Au milieu du brouillard emo core dans lequel je suis plongé, je finis par me dire que je préférerais encore un vieux type en smoking agitant sa baguette magique. Ce spectacle surréaliste a lieu à Colon, dans le Michigan, une petite ville tranquille située quelque part entre Detroit et Chicago, qui s’est fièrement attribuée le sobriquet de « Capitale mondiale de la magie ». Le nom de la ville vient de deux lacs des alentours, qui ressemblent à deux « o ». Près de mille personnes vivent à Colon, et une trentaine magiciens reposent dans son unique cimetière. Le lycée de Colon a pour mascotte un lapin géant. Et même si la ville est dépourvue des hautes tours gothiques de Poudlard, il s’agit peut-être de l’endroit le plus magique des États-Unis. Depuis quatre-vingt ans, Colon accueille la convention Magic Get Together d’Abbott, un rassemblement annuel de plusieurs centaines de magiciens venus du monde entier qui se retrouvent pour une semaine de spectacles, de conférences et de tours de magie. Le soir, des magiciens éméchés s’entassent dans les bars et les restaurants du centre-ville minuscule de Colon, répétant leurs tours sur des passants. Le rassemblement est moins une convention qu’une « réunion de famille », comme me l’ont dit presque tous ceux à qui j’ai pu parler. Cependant, comme toute bonne réunion de famille, le rassemblement n’est pas de tout repos. Les querelles intestines concernant l’héritage magique de la ville ont compliqué la tâche aux magiciens vieillissants, qui souhaitent travailler de concert afin d’attirer de nouveaux membres au sein de leur communauté. En outre, à cause des progrès technologiques – sans même parler de la prolifération d’Internet –, la magie a désormais du mal à sembler… magique. Pourtant, rassemblez des centaines d’artistes dans cette Mecque des illusions et vous obtiendrez immanquablement une grande fête.

La scène de la convention Magic Get Together

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