Le syndrome de Marfan

C’est l’heure du repas de midi dans les bureaux une petite société d’ingénierie médicale à Tewkesbury, en Angleterre. Quelqu’un a eu la bonne idée de diffuser une vidéo réjouissante pendant que nous préparons nos sandwichs : un beau morceau de chirurgie cardiovasculaire, avec gros plans sur le cœur et les vaisseaux sanguins d’une personne. Cette personne n’est pas n’importe qui. Le cœur battant sur lequel nos yeux sont rivés appartient à l’un de ceux qui sont assis à table avec moi. Tal Golesworthy est un homme chauve d’une soixantaine d’années, bavard et qui parle franchement. Il est aussi très grand et doté de doigts inhabituellement longs – précieux indice pour identifier sa maladie.

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Tal Golesworthy
Crédits : Ela Żubrowska/TED

Il y a 15 ans, Golesworthy a appris que s’il ne subissait pas une lourde opération de l’un des vaisseaux transportant le sang hors de son cœur, il courrait un risque de plus en plus important de mourir prématurément. La perspective de subir une opération ne le réjouissait pas, mais c’est de savoir en quoi consisterait cette procédure qui le troublait particulièrement. Golesworthy n’est ni médecin, ni chercheur en médecine. Il est ingénieur. Mais son exceptionelle confiance en lui l’a poussé à se convaincre qu’il était capable de concevoir un moyen plus simple et plus sûr de remédier à son problème. Et il l’a fait. Il a ensuite persuadé un chirurgien de le prendre au sérieux, il est devenu son propre patient zéro, et il est aujourd’hui à la tête d’une entreprise qui fabrique des implants comme celui qu’il porte dans sa poitrine. Il y est depuis dix ans, et c’est ce qui le garde en vie. L’histoire de Golesworthy est avant tout remarquable pour la persévérance et la détermination aveugle dont il a fait preuve. Elle soulève également des questions sur l’innovation en chirurgie et le processus d’approbation des nouvelles procédures. Elle est aussi le signe que d’autres patients affectés par d’autres maladies travaillent en ce moment même à la conception d’idées tout aussi radicales et ingénieuses. Tal Golesworthy souffre du syndrome de Marfan. L’homme auquel il doit son nom, Antoine Bernard-Jean Marfan, était un pédiatre parisien.

Dans une étude de cas de 1896, il décrit une petite fille de cinq ans aux membres, aux doigts et aux orteils inhabituellement longs. Ce n’est pas Marfan lui-même qui a donné son nom à la maladie, mais l’un de ses successeurs. Paradoxalement, il n’est même pas certain que la petite fille en question souffrait réellement de ce qui caractérise aujourd’hui le syndrome de Marfan. Mais le nom est resté. C’est un trouble d’origine génétique, fruit de l’hérédité ou d’une mutation spontanée. Au-delà de leurs longs os fluets et de leur taille inhabituelle, les gens affectés par le syndrome de Marfan peuvent avoir des articulations lâches et flexibles, ainsi que des problèmes oculaires variés. La cause de tous ces maux est une erreur contenue dans les gènes responsables d’une protéine appelée fibrilline, un composant essentiel des fibres élastiques qu’on trouve dans les vaisseaux sanguins, entre autres tissus. Cette donnée représente une des plus grandes menaces qui pèsent sur Tal Golesworthy et les autres personnes souffrant du syndrome. L’anomalie affaiblit l’artère aorte, qui est alors moins capable de supporter la tension à laquelle elle est soumise par la pression sanguine. Elle est une des plus grosses artères du corps et reçoit le sang depuis le ventricule gauche du cœur. Il n’y déferle pas en un flux continu mais par impulsions. L’aorte agit en quelque sorte comme un amortisseur hydraulique, se contractant et s’élargissant à mesure que la pression augmente et diminue entre ses parois. Toute faiblesse dans celles-ci peut engendrer le développement d’un gonflement dangereux, un anévrisme. Pour une quelconque raison, le point le plus faible de l’aorte chez les gens atteints du syndrome de Marfan est sa racine, la section adjacente aux valves qui gardent l’entrée du ventricule gauche. Si un anévrisme vient à se rompre à ce niveau, l’issue de l’hémorragie interne peut être fatale.

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Crédits : David Imms

Plomberie et CAO

Golesworthy avait cinq ou six ans lorsqu’il a appris qu’il était atteint du syndrome de Marfan. Son père y était sujet lui aussi. « Il mesurait deux mètres et avait une très mauvaise vue », se souvient-il. Les médecins de l’époque semblaient moins au fait des risques de la maladie. Golesworthy lui-même n’a eu aucune idée de ses effets sur son artère avant d’avoir 30 ans. À cet âge-là, son vaisseau s’était déjà élargi et on l’a informé qu’il aurait besoin de chirurgie. Introduite pour la première fois en 1968, l’opération standard repose sur l’utilisation temporaire d’une dérivation de la circulation sanguine du cœur et des poumons, en dehors du corps. Le chirurgien retire la première section de l’aorte (la plus faible), ainsi que les valves cardiaques adjacentes. L’ennui est que les valves mécaniques sont susceptibles de générer des caillots sanguins. La prescription d’un traitement anticoagulant à vie minimise le risque d’embolie, mais donne lieu à d’autres problèmes. Les patients courent des risques accrus lors d’une maladie ou d’une blessure causant des saignements. « Vous marchez constamment sur un fil tendu entre l’embolie et l’hémorragie », explique Golesworthy.

Il a examiné la faiblesse de l’aorte avec les yeux d’un ingénieur.

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’était pas enthousiasmé par cette possibilité. « Je n’étais pas très emballé par l’idée de subir une opération », confie-t-il, « mais ce qui me dérangeait avant tout était la perspective de vivre constamment sous anticoagulants. » Il ne le savait pas à l’époque, mais les chirurgiens ont mis au point une variante de l’opération dans laquelle les valves du patient sont laissées à leur place, lui épargnant le besoin de prendre des anticoagulants. Le problème est-il résolu pour autant ? Hélas non. Bien que l’opération fonctionne très bien, elle a un taux plus élevé d’échec à long terme. Le choix est simple : un taux de réussite décent au prix d’une vie sous anticoagulants ; ou échapper aux anticoagulants mais risquer de devoir recommencer un jour toute la procédure. Golesworthy ne sait pas pourquoi on ne lui a pas proposé l’alternative, mais il soupçonne que cela dépend des préférences individuelles des chirurgiens plus que de données concrètes. Dans tous les cas, il avait déjà commencé à se demander s’il n’y avait pas une troisième voie possible, plus valable que les deux autres. Il a examiné la faiblesse aortique non pas avec les yeux d’un médecin, mais avec ceux d’un ingénieur. Pourquoi remplacer une canalisation défectueuse, s’est-il demandé, quand il serait plus simple de consolider ce qui est déjà en place ? « Je me suis dit, attends, on doit pouvoir scanner l’aorte et utiliser la CAO [la conception assistée par ordinateur] pour produire un support sur mesure. C’est tout à fait possible. » S’il existe un gène de l’ingénierie, on peut être certain que Golesworthy en a hérité. Son père était ingénieur en aéronautique. « Dès que j’ai su marcher, j’ai attrapé un tournevis et j’ai commencé à démonter tout ce que je pouvais. J’ai retiré le panneau arrière de la télé quand j’avais six ans. »

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Golesworthy après son opération
Crédits : David Imms

Golesworthy a décroché son statut d’ingénieur à la dure. Il a commencé par étudier la science des matériaux mais n’aimait pas ses cours. Il a donc abandonné et rejoint le Coal Research Establishment, en étudiant à temps partiel. « Je n’ai jamais pu me faire à l’université », dit-il. Il a travaillé sur une grande variété de sujets au sein de l’industrie du charbon, du génie chimique au contrôle de la pollution de l’air. Il s’est familiarisé avec toutes sortes d’instruments et de technologies, dont l’utilisation des textiles pour concevoir des filtres en tissu. L’inspiration de Golesworthy lui vient d’un remède basique de plomberie pour réparer les fuites : il faut entourer quelque chose autour. Cette simple astuce était déjà venue à l’idée des chirurgiens, mais ils utilisaient des matériaux rigides. Une fois en place, ils ont tendance à dévier de leur position initiale ou à couper les plus petits vaisseaux qui partent de l’aorte. Golesworthy ne savait pas que les chirurgiens avaient déjà essayé puis abandonné l’idée de l’enveloppement. L’ingénieur l’a vite abandonnée, lui aussi. « Quand on observe la forme de l’aorte, on comprend qu’il faut appliquer une force uniformément sur toute sa surface. Comment est-ce possible en l’enveloppant ? » Il a donc envisagé quelque chose de plus sophistiqué : une housse externe faite sur mesure, une sorte de gaine qui empêcherait tout gonflement dangereux de l’aorte.

Au fil de son développement, la procédure a été affublée d’un nom qui en jette : PEARS, pour Personalised External Aortic Root Support, ou support de racine aortique externe personnalisé. Il pensait utiliser la tomodensitométrie pour représenter en 3D la forme de la racine de l’aorte. Armé du bon logiciel informatique, il pourrait ensuite recourir au prototypage rapide (via l’impression 3D) pour réaliser un modèle grandeur nature du vaisseau. Il servirait à réaliser une gaine textile personnalisée, ajusté à la taille de l’aorte pour l’envelopper et empêcher son élargissement. La gaine ne serait pas rigide mais faite d’un maillage souple, pliable et poreux. En optant pour cette solution, Golesworthy a pu faire appel au savoir qu’il avait acquis en concevant des filtres de tissu lorsqu’il travaillait pour l’industrie du charbon.

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L’ExoVasc
Crédits : David Imms

Mais il subsistait un obstacle : comment lancer une innovation médicale en étant ingénieur, sans implication professionnelle dans le domaine de la santé ? Golesworthy a décidé de présenter son invention durant l’une des rencontres annuelles que la Marfan Association organise pour les patients, il y a près de 15 ans. L’un des intervenants était Tom Treasure. Aujourd’hui rattaché à l’unité de recherche clinique opérationnelle de l’University College de Londres – un groupe qui cherche des solutions pratiques aux problèmes de médecine clinique –, Treasure pratiquait à l’époque la chirurgie cardiothoracique. Treasure se souvient de la façon dont Golesworthy s’est présenté à lui à la fin de sa conférence. « Bon maintenant, professeur, pour ce qui est de trancher dans le vif », a-t-il dit, « il va falloir vous mettre à la page et utiliser un peu de modélisation CAO. » Treasure n’avait aucune idée de ce dont il parlait. « Tal utilisait du jargon d’ingénieur. Il m’a dit qu’on pouvait faire du PR. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était le prototypage rapide. » Mais Treasure était intrigué.

Au fil de leurs conversations, il a commencé à comprendre et songer qu’il y avait là les bases d’une bonne idée. Il a décidé de donner à l’ingénieur le plus de publicité possible. L’idée n’a pas tardé à faire son chemin dans le monde médical. « Tout le crédit revient à Tom », dit Golesworthy. « Il m’en a ouvert les portes et tout est parti de là. » Treasure n’était pas en position de réaliser la première opération lui-même, aussi a-t-il fallu trouver un chirurgien qui en était capable. Il savait pertinemment que la plupart des médecins dénigreraient cette nouvelle technique. Beaucoup l’ont fait, et certains restent encore difficiles à convaincre aujourd’hui. Treasure est donc allé trouver John Pepper, professeur de chirurgie cardiothoracique à l’institut national du cœur et du poumon de l’Imperial College de Londres. Il était d’après lui susceptible d’aller à contre-courant. Pepper a immédiatement accepté. J’ai rencontré Pepper au Royal Brompton Hospital. C’est un homme bien bâti, jovial et chaleureux, mais d’une fermeté sans égal : logique pour un des plus grands chirurgiens cardiaques du Royaume-Uni. Venant lui-même d’une famille d’ingénieurs, il a une admiration sincère pour la profession qu’il a choisi de ne pas poursuivre, lui préférant la médecine. « Nous vivons dans des mondes différents. Les ingénieurs s’intéressent à tout ce qui se trouve en-dessous du dix millième de centimètre. En biologie, on ne travaille pas du tout à ce niveau de précision. » Il a rapidement compris les avantages qu’il y aurait à créer un modèle de l’aorte du patient pour fabriquer un support sur mesure. « Il a fallu un ingénieur pour dire à nous autres, pauvres docteurs, comment les choses devaient être faites », dit-il.

Il n’est pas la première personne souffrant d’une maladie à avoir conçu un meilleur moyen de s’en sortir.

Subsistait le problème de l’argent. Golesworthy n’était pas parvenu à avoir le soutien d’une des plus grandes associations des malades du cœur anglaises – il commençait à se sentir sous pression. Il était encore réticent à l’idée de subir une opération chirurgicale conventionnelle, mais son aorte nécessitait de plus en plus d’être réparée. Il a fini par rassembler l’argent en fondant une société du nom d’Exstent Ltd, pour partir en quête d’investisseurs. À ce moment-là, il n’avait qu’un seul client en tête : lui-même. Il n’avait pas les compétences nécessaires en matière de CAO, il a donc cherché de l’aide auprès des ingénieurs de l’Imperial College. « Quand on est aussi motivé que je l’étais, les choses finissent par se faire. S’il faut bluffer pour que ça passe, vous bluffez… Mon aorte était en train de se dilater, je n’avais pas le choix. »

Par les patients, pour les patients

Tal Golesworthy n’est évidemment pas la première personne souffrant d’une maladie à avoir conçu un meilleur moyen de s’en sortir. Certaines associations de patients l’ont bien compris et font de leur mieux pour diffuser leurs trouvailles. Nous manquions jusqu’ici cruellement d’un dépôt où centraliser toutes ces idées. Ce n’est plus le cas. Patient Innovation est un site lancé par un groupe de l’école de commerce Católica de Lisbonne. Il permet aux patients qui ont développé des remèdes inédits à leurs maladies de partager ce qu’ils ont appris ou inventé. Le chef du projet s’appelle Pedro Oliveira. À la base, il s’intéressait à l’innovation utilisateur au sens large : tout ce que les utilisateurs de produits ou de services peuvent apporter au développement de nouvelles stratégies et procédures. « En faisant des recherches, nous avons découvert qu’il était fréquent que les patients développent des appareils ou des stratégies révolutionnaires », dit Oliveira. « Mais nous avons également compris que l’information n’était que rarement diffusée, car leur but principal est de remédier à leurs problèmes, pas d’aider les autres. » Et quand l’idée de partager leur trouvaille leur traverse l’esprit, ils ne savent généralement pas comment s’y prendre.

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L’ingénieur présente son invention sur la scène de TED
Crédits : TED

Oliveira et ses collègues ont lancé Patient Innovation en février 2014, et d’après lui ils ont reçu plus de 1 200 contributions indépendantes. Une équipe médicale les passe toutes en revue et près de la moitié ont été jugées aptes à être mises en ligne. Golesworthy faisait partie des intervenants invités à l’assemblée inaugurale de Patient Innovation, et il a depuis reçu l’une de leurs récompenses annuelles. Une autre a été décernée à Louis Plante, un Canadien de 26 ans souffrant de mucoviscidose. Il a eu l’idée d’un appareil acoustique portatif pour faciliter le drainage bronchique. Les poumons des personnes atteintes de mucoviscidose ont tendance à produire de grandes quantités d’un mucus épais, et différentes méthodes ont été conçues pour le déplacer ou le déloger, afin qu’il soit expulsé en toussant. Plante se trouvait tout près des enceintes à un concert de rock  quand il a commencé à tousser. Il s’est demandé si la quinte avait été provoquée par un délogement du mucus dû aux vibrations à basse fréquence dans sa poitrine. Technicien en électronique de métier, il a mis au point une machine pour simuler cet effet. Ça a marché. Il a mis à profit ses connaissances pour résoudre un problème personnel, puis a commercialisé son invention. Ont également été récompensés un capteur qui envoie des signaux à un téléphone mobile quand une poche de stomie est pleine ; une canne pour aveugles capable de détecter séparément les objets se trouvant au niveau de la tête, de la taille ou des pieds ; et des roues pliables rendant les fauteuils roulants plus aisément transportables. Combien d’autres idées ingénieuses existe-t-il qui n’attendent que d’être disséminées aux quatre vents ?

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La racine de l’aorte est fragilisée par le syndrome
Crédits : TED

En 2004, Golesworthy avait convaincu suffisamment d’investisseurs, et les derniers obstacles au processus de fabrication avaient été surmontés. Il était temps pour lui d’entrer en scène. « Je disais toujours que je serais le premier patient », se rappelle-t-il. « Ensuite, je me suis dit qu’il valait mieux que je sois présent aux côtés du chirurgien, John Pepper, au cas où quelque chose irait de travers. Mais la personne qui devait se faire opérer nous a lâchés à la dernière minute. » Golesworthy a pris sa place et il est devenu le premier cobaye. Bien qu’heureux d’être le patient zéro, Golesworthy n’a pas savouré les dix jours d’attente qui ont précédé l’opération. « J’étais totalement en dehors de moi-même. Je ne pouvais pas me concentrer, je ne pouvais pas travailler, j’étais incapable de manger… j’étais constamment agité. C’était horrible. » Ce qui le mettait sur les nerfs, c’était la perspective de l’opération elle-même : il avait une confiance absolue en son invention. Elle s’est avérée pleinement justifiée. Quand j’ai demandé à Golesworthy si je pouvais visiter les locaux de la société à Tewkesbury, où sont fabriqués les implants, il m’a prévenu qu’il n’y avait pas grand-chose à voir. Il avait raison. C’était encore moins palpitant que notre repas de midi. Tout ce que j’ai pu faire, c’est observer la salle blanche où les implants sont confectionnés – par Golesworthy lui-même – en restant derrière les vitres. Chaque implant est découpé dans une feuille de polytéréphtalate d’éthylène, un plastique de type polyester saturé similaire au Dacron mais à l’apparence d’un tissu souple. Approximativement de la taille d’une grosse saucisse, la forme est créée en enveloppant le textile autour du modèle personnalisé. Elle se termine par une couture à une extrémité, que le chirurgien défait en salle d’opération et recoud lorsque la gaine est placée autour de l’aorte. Golesworthy est capable d’en réaliser deux en une journée, c’est un processus extrêmement minutieux. Bien que l’invention soit protégée par un brevet, il reste évasif concernant les détails de sa fabrication.

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Crédits : David Imms

La gaine – dont le nom commercial est ExoVasc – arrive en salle d’opération enveloppée autour de son modèle. Lorsqu’elle est placée autour de l’aorte, le chirurgien la sécurise en cousant son unique couture axiale. Plus rapide, plus simple et plus sécurisante, la méthode a aussi l’avantage de ne pas nécessiter d’interrompre le cour normal du flux sanguin. En repensant à cette première opération, Pepper raconte qu’il était sûr à 95 % que la procédure serait un succès. « Bien sûr, j’en ai discuté avec le patient avant », dit-il en riant. L’absurdité de peser le pour et le contre de l’implant avec l’homme qui l’a inventé l’amuse toujours.

Le futur d’ExoVasc

Jusqu’ici, Golesworthy s’était focalisé sur la résolution de son propre problème. « Après m’en être sorti », dit-il, « j’ai pensé qu’il était temps d’aider les autres. » Si son implant avait été un échec, la société qu’il avait fondée aurait été criblée de dettes. Même le succès lui a coûté cher : « C’est aujourd’hui une entreprise viable. Mais entre 2004 et 2014, nous n’avions qu’un nombre risible de patients et nous avons dû lutter pour survivre… Si j’avais su, je ne me serais pas lancé là-dedans », admet-il. Jusqu’à présent, les résultats de la PEARS sont impressionnants. La procédure est plus rapide que les deux variantes de l’opération conventionnelle et ne requiert pas d’interrompre la circulation sanguine du patient.

Il n’a pas été facile de faire accepter son invention.

Des deux variantes de chirurgie conventionnelle, celle qui implique de retirer les valves naturelles du cœur est la plus durable. Mais les risques combinés d’une hémorragie ou d’une thrombose créée par le besoin d’un traitement aux anticoagulants à vie s’élèvent à 0,7 % par an. Ça n’a pas l’air trop préoccupant comme ça, mais il faut savoir qu’un patient vivant encore 40 ans après l’opération fait face à un risque global autrement plus inquiétant d’une chance sur quatre. La variante qui laisse les valves à leur place ne nécessite pas ce genre de traitement, mais elle est moins durable. Le taux de ré-opération annuel est d’1,3 %, soit un risque global de plus de deux sur cinq si le patient vit encore 40 ans après l’intervention. Une étude préliminaire a démontré que la gaine textile mettait effectivement un terme à l’élargissement progressif et dangereux de la racine de l’aorte. Une analyse de 2013 effectuée sur les 34 premiers patients, sur des périodes allant de 3 à 103 mois après l’intervention, n’a révélé aucun problème avec le vaisseau. Un des patients est mort, mais son décès n’avait rien à voir avec la procédure. Contrairement à ce que certains craignaient au départ, la gaine reste exactement à sa place. Les conclusions d’une autopsie menée sur un patient cinq ans après son opération ont par ailleurs révélé qu’elle semblait s’incorporer progressivement dans la paroi du vaisseau, le rendant plus robuste. Pepper raconte que le pathologiste a comparé l’apparence de la section de l’aorte enveloppée par la gaine avec une région adjacente libre. « La partie située à l’intérieur avait l’air normal… Il est donc possible qu’en soulageant l’aorte d’une partie de la tension, nous lui permettons de guérir. »

Pour le moment, néanmoins, cette perspective alléchante est spéculative. Le processus grâce auquel les chirurgiens britanniques développent de nouvelles procédures et décident de les adopter est moins évident que celui employé pour concevoir de nouveaux médicaments. Mais l’état presque anarchique des choses qui prévalait autrefois a cédé la place à une régulation effectuée par les comités d’éthique des hôpitaux, et à des directives et des protocoles établis par le Collège royal de chirurgie d’Angleterre. Une entreprise voulant procéder à l’évaluation d’un nouvel outil par un test clinique doit également recevoir l’approbation de l’Agence de réglementation des médicaments et des produits de soin (MHRA). Exstent a effectué cette traversée complexe aux premières heures du projet PEARS. Pour être utilisé couramment dans le système hospitalier anglais, un appareil ou une procédure doit subir l’examen de l’Institut national d’excellence des soins médicaux (NICE). Son verdict sur la PEARS, rendu en 2011, avait la forme d’un feu vert prudent – il évoluera avec l’accumulation des données sur la procédure.

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Crédits : David Imms

Pepper et Treasure savent tous deux que la preuve idéale de la valeur de PEARS serait un essai randomisé contrôlé (ERC). Ils sont extrêmement difficiles à obtenir dans le domaine de la chirurgie. Deux chirurgiens peuvent par exemple réussir plus ou moins bien la même opération. « Tom Treasure et moi avons discuté de cela en détail et consulté des gens au sein de deux centres d’essais randomisés », explique Pepper. « Nous avons le sentiment qu’un ERC n’est pas faisable. » Pour diverses raisons – de la rareté relative des patients atteints du syndrome de Marfan à la difficulté de trouver des chirurgiens aussi habiles dans l’exécution des trois procédures –, il est peu probable qu’ils décrochent un jour ce Graal chirurgical. Tout ce que Treasure et Pepper peuvent faire, c’est encourager les chirurgiens à suivre de près leurs patients et partager leurs observations. « Nous avons opéré le patient numéro 76 hier », me confie Pepper. « Mon plan est d’attendre le 100e puis de réexaminer très soigneusement l’ensemble des cas. »

En dépit de la preuve de son extrême utilité, il n’a pas été facile de faire accepter la PEARS. Pourquoi cela ? D’après Pepper, certains chirurgiens rejettent l’idée sans y avoir réellement prêté attention. « Ils ne reconnaissent pas les avantages de la CAO et du prototypage rapide. Ils pensent qu’il s’agit juste d’un vieux bandage qui ne marchait pas à l’époque et ne marchera probablement pas mieux aujourd’hui. » Poussé en partie par ces retours négatifs, Treasure a regardé ce qu’il en était pour les autres innovations chirurgicales. Il en a conclu que les chirurgiens étaient prêts à accueillir une nouvelle idée quand il n’existe pas de solution au problème. Mais quand c’est déjà le cas, ils sont moins réceptifs aux approches alternatives. Elles demandent trop souvent de repenser voire d’abandonner carrément des compétences chèrement acquises. Si l’alternative semble plus simple et plus facile à réaliser, Treasure affirme qu’ils se montrent encore plus sceptiques. Mais en ce qui concerne la PEARS, il a le sentiment que le vent est en train de tourner. Le nombre de patients grimpe continuellement. L’année dernière, 17 personnes ont subi l’opération. Cette année, elles seront plus de 20. Il faudra du temps avant que l’implant ne rembourse tout l’investissement, mais Golesworthy est optimiste. « Ça commence tout juste à rouler », dit-il avec entrain. « Nous avons de nouveaux chirurgiens et de nouveaux centres. Nous avons tout juste opéré quatre patients en Nouvelle-Zélande et ils sont très contents. Nous avons des centres en République tchèque, deux sont sur le point de démarrer en Pologne, et nous en ouvrons deux de plus au Royaume-Uni. » childrens-uni

Quant au futur de la PEARS sur le long terme, Pepper est confiant. « Nous avons prouvé le concept », dit-il. Il n’envisage pas de supplanter totalement les deux autres opérations. Les patients qui n’ont pas hérité du syndrome de Marfan sont parfois moins bien informés et, par conséquent, moins amenés à chercher de l’aide avant que leur maladie ne soit à un stade avancé. Tenter d’envelopper une aorte gravement élargie, et par conséquent fragile, pourrait déclencher la calamité que la PEARS vise justement à éviter. Mais en-dessous de cette taille critique, Pepper l’imagine tout à fait devenir le traitement par défaut : « Si le patient vient vous trouver au début de la maladie et que l’aorte est élargie, mais pas massivement, la PEARS est de loin la meilleure procédure. » Les futurs patients qui se demanderont qui ils doivent remercier pour la modeste enveloppe de tissu qui les maintient en vie seront sûrement étonnés en découvrant ses origines. Ils devront non seulement leur gratitude aux chirurgiens, mais aussi à un ingénieur terriblement buté. Un compagnon d’infortune qui pensait savoir mieux que ses médecins comment résoudre son problème, et qui avait raison.


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The engineer who fixed his own heart », paru dans Mosaic. Couverture : Tal Golesworthy et son invention. (David Imms)


LE MILLIONNAIRE QUI VEUT QUE VOUS VIVIEZ PLUS LONGTEMPS

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Pionnier du séquençage du génome humain, Craig Venter est passé dans l’ère de la biotechnologie. Ce qu’il veut : vous faire vivre mieux et plus longtemps.

À l’aube de son 69e anniversaire, c’est d’un œil amusé que Craig Venter observe son double numérique se balancer d’un pied sur l’autre. Avec sa barbe blanche, son jeans et son t-shirt gris à col en V, l’avatar de Venter est la grande star d’une application pour iPad dont Scott Skellenger, responsable du service informatique, me fait la démonstration. L’archétype miniature de Venter peut même marcher, voire danser à la demande. Nous nous trouvons alors dans son imposant bureau de San Diego en compagnie de Heather, son épouse et agent de publicité. Avec humour, Venter m’explique qu’il voulait à l’origine pouvoir extraire le cœur de son avatar « à la manière aztèque », ou encore lui prélever le cerveau pour inspection… et introspection. Au lieu de cela, le mini-Venter qui gigote dans l’application est entouré d’options arrangées en un véritable système solaire : images en coupe du cerveau, connectivité et anatomie, artères intracrâniennes… J’étudie un scan de ses hanches et de sa colonne vertébrale puis inspecte l’intérieur de son crâne. Des couleurs mettent en avant les différentes sections de son cerveau et j’en distingue clairement les substances blanches et grises. « J’ai le cerveau d’un homme de 44 ans », me dit-il. Un autre tap sur l’écran et me voilà qui examine son génome – retraçant ses origines jusqu’au Royaume-Uni –, sa démarche et même ses empreintes de pieds, saisies pour la postérité par un sol intelligent. Craig Venter, le plus grand entrepreneur en biotechnologie de la planète, décomposé en format binaire.

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L’application Health Nucleus
Crédits : HLI

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