Le reporter Jake Adelstein a passé douze ans de sa vie à écrire sur les crimes au Japon dans un livre intitulé Tokyo Vice. Dans cet ouvrage, il dépeint un ancien patron des yakuzas, Tadamasa Goto. Adelstein s’est bâti un vaste réseau d’alliés dans le monde japonais, au point de tisser des liens d’amtitié avec quelques-uns des gangsters les plus importants. Il les a convaincus de participer à une petite expérience : tester Yakuza 3, un jeu vidéo qui permet à un citoyen ordinaire d’incarner un yakuza. Adelstein s’est présenté un jeudi après-midi dans une agence immobilière à Tokyo, armé d’un paquet de cigarettes et d’une bouteille de whisky, pour apprendre à ces gangsters comment manier une manette de PlayStation.

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Nous sommes jeudi après-midi, à Tokyo, et je me trouve à la réception d’une agence immobilière en train de jouer à un jeu vidéo. L’agence se trouve être une couverture pour les yakuzas : la réception est également au service de la mafia locale, et au même étage que nous se trouvent les jeunes yakuzas en cours de formation. Certains jeunes apparaissent de temps en temps pour vider nos cendriers ou nous resservir du thé. Une caméra de sécurité nous surveille depuis la porte.

Cet été (en 2010, ndt), Sega USA a sorti le jeu Yakuza 3, la version américaine du jeu d’action Tyu Ga Gotoku 3. Le joueur y endosse le rôle de Kazama Kiryu, un ancien dirigeant yakuza dont la réputation de tueur à gage n’est plus à faire. L’histoire tourne autour de la nouvelle vie de Kiryu en tant que directeur d’un orphelinat et de son retour dans la mafia à cause d’une arnaque immobilière à Okinawa liée à des politiciens corrompus, à un autre groupe de yakuza et à la CIA. Cette arnaque a pour effet de motiver son retour dans le milieu mafieux pour se venger et surtout empêcher son orphelinat d’être détruit. Il doit venger l’honneur de ses anciens camarades yakuzas et rassembler son ancienne équipe. Au cours des opérations, il rend visites à des clubs de strip-tease, lit des magazines un peu miteux et ne perd pas une occasion de botter les fesses des junkies qui ont le malheur de croiser son chemin. Il passe également la première partie du jeu à prendre soin des orphelins et à cuisiner pour eux. On a rarement vu un cocktail de mièvrerie et de violence si bien mixé dans toute l’histoire du jeu vidéo ! En tant que Kiryu, le joueur se doit d’explorer les moindres recoins d’Okinawa et le quartier chaud de Tokyo, le Kabukicho (renommé Kamurocho dans le jeu).

Si vous jouez à ce jeu en tant que katagi (argot chez les yakuzas qui signifie « civils », ou « non-yakuzas »), ce jeu est follement amusant. Mais que pensent les yakuzas de ce jeu ? Que vaut-il à leurs yeux ?

Si c’était à refaire aujourd’hui, je pense que je m’exposerais au courroux des institutions qui luttent contre le crime organisé.

Trois représentants d’organisations yakuzas ont bien voulu me faire part de leurs réactions, sous couvert d’anonymat. En effet, même s’il existe quelques magazines pour les fans de yakuzas, et que les yakuzas eux-mêmes sont des personnages publics de la société japonaise, les rapports récents de la police à leur encontre ont poussé mes testeurs à rester dans l’ombre. Modriyama est un ancien sous-chef d’une faction de yakuzas qui était souvent en affaire avec différentes familles régies par Shirokawa, un boss de haut rang. Kuroishi est également un de leurs collègues, mais il appartient à un autre groupe.

Je me suis offert les services d’un adolescent pour apprendre à mes yakuzas comment jouer à un jeu vidéo. Mais même avec son aide, cela n’a pas été sans mal. Parmi mes trois testeurs, seul Kuroishi a réussi à dompter la manette. Les deux autres n’avaient plus de petits doigts, car dans le milieu des yakuzas, lorsqu’une erreur est commise par soi-même ou l’un de ses subordonnés, on coupe le petit doigt en guise de châtiment. Une pratique ayant affecté leur capacité de jeu.

Les convaincre n’a pas été difficile. L’un d’entre eux avait déjà joué aux jeux vidéo, et ils étaient curieux de voir comment les yakuzas étaient représentés dans le monde virtuel. Les yakuzas aiment les yakuzas. Ils aiment qu’on s’intéresse à eux, pour la plupart, même s’ils se donnent pour principe de ne pas se montrer au grand jour. Je me suis proposé d’acheter à manger et à boire, l’idée d’explorer ce monde les amusait beaucoup. Si c’était à refaire aujourd’hui, je pense que je m’exposerais au courroux des institutions qui luttent contre le crime organisé.

Si l’on fait exception des hamonjo (c’est-à-dire des avis d’expulsion d’un membre d’une famille yakuza) placardés sur le mur, la pièce dans laquelle nous étions ressemblait à s’y méprendre à une salle d’attente, de chez Sony par exemple. Il y avait des étagères remplies de téléphones, de dossiers, de mangas, de magazines et de DVD. Parmi les bandes dessinées à disposition, j’ai remarqué un exemplaire de Shizukanarudon, une série humoristique de longue date au synopsis mémorable : un cadre employé dans une compagnie de sous-vêtements féminins de jour se transforme en chef yakuza dur à cuire la nuit. L’autre détail inhabituel dans le décor est le poster dédicacé d’une jeune actrice de films pornographiques japonaise accroché au mur, près de la porte d’entrée.

J’ai demandé aux yakuzas de comparer le jeu avec leur expérience personnelle, et voici leurs réponses.

L’environnement

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Tatouages
Crédits : Ari Helminen

Modriyama : Je ne suis jamais allé à Okinawa, mais le quartier du Kabukicho est bien fait.

Shirokawa : Tu veux parler du vieux Kabukicho. Le gouverneur Ishihara a complètement transformé le quartier. On dirait un village fantôme aujourd’hui.

Kuroishi : C’est comme une machine à remonter le temps. Le théâtre Koma est là, les salons roses, les cafés Pronto, le centre Shinjuku, les motels…

Shirokawa : On retrouve tous les personnages : de l’employé modèle à l’écolière délinquante accrochée à son portefeuille de mari, des Chinois aux Nigérians. D’ailleurs, je me demandais, comment cela se fait qu’on retrouve autant de gaijin (« étrangers ») ici ?

Modriyama : Il ne faut pas dire gaijin, mais plutôt Gaikokujin. C’est plus poli. Jake est un gaijin.

Shirokawa : Oui, c’est vrai, j’ai tendance à l’oublier.

« On croirait entendre de vrais yakuzas. »

— Shirokawa

Modriyama : J’aime bien le fait qu’en fonction de ce que l’on mange dans le jeu, plus on a de points de pouvoir. Manger du shio ramen engrange beaucoup de points, beaucoup plus que les zestes de citron par exemple. C’est logique.

Shirokawa : Et la côtelette de porc panée dans la gamelle, c’est le super pouvoir. Plus fort que le ramen. C’est vrai.

Kuroishi : S’ils prenaient du shabu (« méthamphétamine ») comme une sorte de produit bonus, ça rendrait le jeu plus réaliste. C’est l’esprit yakuza.

Shirokawa : On peut prendre du sake !

Modriyama : Kiryu est un cadre, c’est bien ça ? On sait bien que tous les gars haut placés ne boivent pas et ne se droguent pas.

Shirokawa : C’est vrai, plus maintenant.

Modriyama : Est-ce qu’on peut fumer dans le jeu ? Je ne me souviens plus. Ça aussi ça devrait être un produit bonus.

Shirokawa : Les cigarettes et le shabu devraient figurer dans tous les jeux sur les yakuzas.

La représentation des yakuzas

Une discussion plutôt animée s’en est suivie, il s’agissait de déterminer si le jeu véhiculait des stéréotypes sur les yakuzas ou non. Finalement, Midoriyama a fait remarquer que tous les stéréotypes concernant les yakuzas sont plus ou moins avérés, exception faite de leurs prétendues prouesses dans le domaine des arts martiaux.

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Yakuzas
Crédits

Modriyama : Les gars qui ont fait cela méritent d’être félicités pour le réalisme du jeu. Les costumes sont sympas. C’est intelligent. Bon fonctionnement financier… Les personnages sont obsédés par l’argent. L’univers est fourbe et sournois, impitoyable.

Shirokawa : Il y a beaucoup de personnages que j’avais l’impression de connaître en vrai. Les dialogues sont réalistes eux aussi. On croirait entendre de vrais yakuzas.

Kuroishi : Des vantards, des victimes et des tchatcheurs. Oui, je suis d’accord, j’ai l’impression de connaître les mecs sur le petit écran.

Modriyama : Kiryu est un yakuza à l’ancienne. Quand notre boulot était encore de garder les rues propres. Les gens nous admiraient. On n’embêtait pas les honnêtes citoyens. On respectait nos patrons. Maintenant, des gars comme ça, ça n’existe plus que dans les jeux vidéo.

Shirokawa : Je ne connais aucun ancien yakuza qui gère un orphelinat aujourd’hui.

Kuroishi : J’en connaissais un, il y a quelques années de ça. Un type bien.

Modriyama : T’es sûr que ce n’était pas juste une planque pour les impôts ?

Kuroishi : Si, je suis sûr que c’était une couverture, mais il gérait ça comme si c’était une entreprise légale, tu vois le genre.

La mode

Kuroishi et Shirokawa portent tous les deux un costume vert foncé, l’un Armani et l’autre fabriqué dans le quartier huppé de Ginza. Midoriyama porte un pantalon de jogging gris et un t-shirt représentant Doraemon.

Modriyama : C’est quoi le délire avec le t-shirt rouge de Kiryu ? Il est censé être un ancien patron des Inagawakai, et il est habillé comme un chinpira (un rebelle yakuza de bas niveau). C’est un yakuza, pas un voyou de seconde zone.

« Aucun yakuza ne cherche autant la bagarre que ça. »

— Kuroishi

Shirokawa : Exception faite du t-shirt de Kiryu, c’est plutôt réaliste. Les chefs des yakuzas portent tous des costumes convenables. Ils ressemblent à des hommes d’affaire. Les filles du cabaret portent des tenues incroyables. Et les voyous dans le jeu sont habillés comme de vrais voyous. Les responsables des costumes ont bien étudié leur sujet.

Kuroishi : La tenue de la femme flic est parfaite. Un costume noir et terne allié à un veston blanc : voilà ce qu’une femme flic est censée porter.

Modriyama : Oui, à part le t-shirt de Kiryu, et son tatouage.

Shirokawa : Il n’a pas vraiment de tatouage.

Kuroishi : Un seul sur le dos si je me souviens bien. Peut-être qu’il n’avait plus assez d’argent pour le terminer.

Les scènes de bagarre

Midoriyama est captivé pendant les séquences de baston, à tel point qu’il se lève de temps à autre et s’en prend à l’écran. Kuroishi ne perd jamais son sang-froid quant à lui, et tente de nombreuses combinaisons jusqu’à trouver la bonne. Shirokawa jure tout bas, et à chaque fois qu’il gagne le combat, il crie : « Yatta ! » (« J’ai gagné ! »). Ils sont tous d’accord pour dire que les combats sont plutôt de l’ordre du mythe, avec quelques exceptions tout de même.

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Trois yakuzas
Crédits : Ari Helminen

Shirokawa : Personne ne meurt, ce qui n’est pas très réaliste.

Kuroishi : Kiryu se bat tout le temps. C’est que ce doit être un crétin. Aucun yakuza ne cherche autant la bagarre que cela. Surtout pas quelqu’un de haut placé. Dans la vraie vie, cela fait longtemps qu’il serait en prison ou à l’hôpital, voire mort. Peut-être même que son propre clan l’aurait renvoyé pour avoir causé autant de soucis. De nos jours, il serait plus volontiers mis à la porte qu’en prison. Des mecs comme cela sont les déclencheurs de troubles et personne ne veut d’eux. Lorsqu’un yakuza prend part à une querelle, c’est que l’affaire est importante.

Modriyama : Une vraie bagarre, c’est court et intense. L’histoire est réglée en une minute. Personne ne prend le temps de donner et rendre les coups comme il le fait. D’habitude, le premier qui frappe gagne.

« Le fait de tirer sur quelqu’un est surtout un bon moyen pour se retrouver en prison. »

— Modriyama

Kuroishi : Ce que j’aime bien dans ces scènes-là, c’est qu’on peut prendre un cendrier ou une canne de billard et s’en servir pour taper l’autre. Ou on peut aussi leur exploser le visage dans une vitre de voiture. C’est ce qui se passe vraiment au cours des bagarres : on attrape quelque chose pour s’en servir d’arme.

Shirokawa : Pourquoi est-ce qu’il ne se contente pas de leur tirer dessus ?

Kuroishi : Cela ne serait pas très fidèle à la réalité. Personne ne gaspille une balle pour buter le genre de voyous qui tournent autour de Kiryu.

Modriyama : S’ils avaient voulu rendre cela un peu plus réaliste, il sortirait son arme, tirerait et manquerait sa cible ! Ou son arme s’enrayerait. Ça, ce serait réaliste ! (Ils se marrent.)

Kuroishi : Le fait de tirer sur quelqu’un est une manière d’envoyer un message.

Modriyama : Comme le fait de tirer sur n’importe quoi. Le fait de tirer sur quelqu’un est surtout un bon moyen pour se retrouver en prison.

Kuroishi : Cela fait partie du boulot.

L’histoire

L’un des yakuzas n’avait que neuf doigts et demi. Il éprouvait des difficultés à gérer les contrôles. L’un de ses camarades s’est moqué de lui au milieu de la session de jeu : « Tu es aussi nul aux jeux vidéo que tu es nul au golf. » Cela l’a rendu complètement fou. Il a brandi sa main en guise d’explication. Ce à quoi son camarade a répondu : « Même avec tous tes doigts, tu serais toujours nul au golf. » J’ai pensé que ça allait se terminer en bagarre, mais l’affaire a fini par un éclat de rire.

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Pointer du doigt
Crédits : Ari Helminen

Modriyama : Le synopsis de l’histoire tourne autour de l’expansion d’un réseau à Okinawa, de la CIA et de politiciens. Ouah. Ce jeu est sorti l’an dernier. Et c’est complètement ce qui est en train de se passer à Okinawa en ce moment.

Kuroishi : Les politiciens et les yakuzas ont toujours fonctionné main dans la main. Le jeu a bien compris cela.

Shirokawa : Les yakuzas et les politiciens, c’est fondamentalement la même chose. On a tous une fonction, un clan et un oyabun (un mentor).

Modriyama : Sans oublier qu’il y a quelques yakuzas qui se sont lancés en politique.

Kuroishi : Et qui le sont toujours. Le côté de l’histoire qui implique la CIA, je n’accroche pas, ça va trop loin pour moi. Qu’est-ce que vous en pensez, Adelstein ? Vous bossiez pour eux avant, non ?

Moi : Je n’ai jamais travaillé pour la CIA, enfin pas directement. Mais vous surestimez la CIA. Elle n’est pas aussi compétente que la Yamaguchi-gumi.

Shirokawa : Je pense qu’ils voulaient donner un air international au jeu. Et, soyons francs, de nos jours, les Américains et la CIA endossent le rôle du méchant à merveille.

Kuroishi : Et les yakuzas japonais leur mettent la misère. Allez le Japon !

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De manière globale, le jeu est plutôt bien accueilli par les trois yakuzas qui y ont joué. Même s’il met en avant les mauvais côtés des yakuzas, le jeu participe d’une certaine façon à les glorifier, et en fin de compte, il donne gain de cause au personnage principal. Ce qui est une bonne chose pour leurs relations publiques. De plus, le jeu n’est pas complètement à côté de la plaque lorsqu’il dépeint les yakuzas modernes. De manière assez ironique, les sections que Shirokawa semble aimer le plus sont celles qui ont été coupées dans la version américaine, c’est-à-dire les parties de mahjong, les instituts de massages érotiques et les clubs de strip-tease. Après lui avoir confié ce que Sega avait censuré, il a conclu qu’il avait « pitié pour les gens qui ont acheté la version américaine du jeu, Sega USA est à chier ».

Je suis resté en contact avec eux. Entre-temps, l’un d’entre eux s’est suicidé, à moins qu’il ait été tué – personne n’a jamais vraiment su. Un autre a pris sa retraite depuis. Un troisième est toujours en activité, mais songe à se retirer. Les temps sont durs pour les yakuzas. Ils ne gagnent pas d’argent. Ils ne peuvent pas louer d’appartement. Ils n’ont pas le droit d’ouvrir un compte en banque. Depuis 2011, ils ont été progressivement éjectés de la société civile.


Traduit de l’anglais par Delphine Sicot d’après l’article « Yakuza 3 – Played, Reviewed And Fact-checked With The Yakuza », paru dans Boing Boing.

Couverture : Un yakuza, par Ari Helminen.