Rod Serling est paralysé sur place, comme sur une photo. Le soldat japonais pointe son fusil sur lui – cible parfaite, une balle et c’en est fini. « Je voulais me faire les nazis en Allemagne et je vais crever, là, aux Philippines », pense-t-il. Le coup part. Un objet minuscule, mais soudain dense comme un trou noir, passe par-dessus son épaule. Il le sent, ou il croit le sentir. Le soldat japonais s’effondre. Serling a-t-il fermé les yeux ? Un G.I, derrière lui, vient d’abattre le Japonais. Viennent ensuite le retour au pays (avec un genou très esquinté), la vie étudiante, un boulot de testeur de parachutes puis les premiers scripts de feuilleton radio et La Quatrième Dimension. Pour cette dernière, Rod Serling gagne l’Emmy Award du meilleur scénario pour un drame en 1960. Il serre le trophée, soudain léger – il a l’habitude, c’est son troisième. Il ferme les yeux de satisfaction, ou juste parce qu’il fait très chaud sous la lumière des projecteurs. Quand il les ouvre à nouveau, il fait face au soldat japonais, de retour en Asie. Le coup part. Rod Serling est mort.

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La Quatrième Dimension
Crédits : CBS

Jusqu’au soldat qui lui sauve la vie, c’est une expérience vécue par Serling – pardon d’avoir brodé autour. De quoi tirer un épisode de La Quatrième Dimension et, en l’occurrence, une adaptation de la nouvelle d’Ambrose Bierce au pitch voisin, « Ce qui se passa sur le pont de Owl Creek », qui fut intégrée dans la cinquième et ultime saison – pardon d’avoir volé l’idée. Tout ça pour dire qu’à une époque où l’on parle de sérieux dans les séries, Serling en avait déjà à revendre. La Seconde Guerre mondiale le hantera toujours. Dans les scripts pour La Quatrième Dimension, dont notamment « La Grandeur du pardon », où un soldat américain se retrouve dans la peau d’un Japonais façon Code Quantum. Dans ses cauchemars, où les soldats japonais fondaient encore et encore sur lui. Rencontré au Festival de Cannes pour les quarante ans de son légendaire Massacre à la Tronçonneuse, le réalisateur Tobe Hooper, né en 1943, est un admirateur de Serling comme tous ses collègues cinéastes d’horreur : « La Quatrième Dimension nous a tous influencés parce qu’il n’y avait rien de semblable à l’époque », explique-t-il. « C’était unique. Serling était un excellent scénariste, il aurait pu être showrunner de nos jours. » Mieux. Aaron Sorkin, Vince Gilligan, Dan Harmon ou Matthew Weiner n’ont pas fait la guerre – on ne leur souhaite pas. Ils n’ont pas dealé de meth ou parlé en arpentant les couloirs de la Maison-Blanche. Ils écrivent sur des questions de vie ou de mort, mais Serling savait de quoi il parlait, lui. La Quatrième Dimension introduisit en prime time, et en contrebande, Pirandello, Kafka, le surréalisme, l’humanisme et l’existentialisme. Serling avait découvert tout cela, très vite, sans forcément avoir lu les livres, sur le front, sous les tirs, sur les corps de ses camarades fauchés.

Changement de décor

Nous avons donc les démons. Encore fallait-il savoir comment les invoquer. Heureusement, Serling était un raconteur. Né en 1924 à Syracuse (État de New York), il fut vite un écolier éloquent travaillé par sa plume. Il se rejouait les dialogues entendus dans les films ou lus dans les pulp stories et préférait toujours dicter ses scénarios au magnétophone. Son papa boucher lui bricolera une scène dans la cave pour qu’il joue l’acteur devant sa famille. Sportif avide, il est trop petit pour faire partie de l’équipe de football américain locale, alors il se rabat sur la boxe. Quand il est appelé sous les drapeaux, il est d’abord enthousiaste. « La guerre fut ma période la plus sombre sur le plan émotionnel », dira-t-il dans une dernière interview avant sa mort (« The Facts of Life », interview du 4 mars 1975 par Linda Brevelle dans Writer’s Digest Magazine, 1976), « j’étais sûr de ne pas y survivre. » De quoi le rendre pacifiste, attaché à la vie humaine tout en ayant conscience de sa futilité. Une fois dans le civil, il se prend de passion pour la radio étudiante et la radio tout court. Il écrit ses premiers scripts de dramas pour les ondes. L’un d’eux imagine déjà les fantômes d’un garçon et d’une fille voyageant dans un train, commentant la vie quotidienne qu’ils aperçoivent par la vitre. On est en 1950. La transition vers la télévision, naissante et avide d’histoires, est facile. Une terre d’opportunités pour Serling le freelance. Consécration en janvier 1955 avec son Patterns, un drame télé, tourné et joué en direct – contrainte de l’époque. Un succès critique comme public, au point que, fait sans précédent, une nouvelle performance sera diffusée le mois suivant. En langage moderne : une rediffusion.

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Patterns

Et Patterns, c’est déjà Mad Men, une intrigue cravatée où un PDG peu scrupuleux veut pousser vers la sortie un cadre méritant mais vieillissant, grâce à un petit nouveau. Serling saisit la vie d’un building agité par ses ascenseurs, ses secrétaires et opératrices téléphoniques, sans jamais avoir travaillé en entreprise – comme Aaron, Vince, Dan et Matthew. Mais Patterns va, selon son auteur, bien au-delà. « Ses motifs (« patterns » en anglais) sont les comportements de petits êtres humains dans un vaste monde – perdus dans ce vaste monde, intimidés par celui-ci et dont la mission principale est d’y survivre », explique-t-il alors dans l’introduction au scénario publié de Patterns, en 1957. Une déclaration de principes applicable à La Quatrième Dimension dont, à vue de nez, 80 % des épisodes finissent sur un personnage esseulé pour toujours. Comment passe-t-on des cols blancs à la science-fiction ? Grâce à la censure. Propulsé wonderboy à 30 ans, Serling doit batailler avec les sponsors de programmes, ces annonceurs qui les maintiennent en vie, quant au contenu de ses œuvres. Logique commerciale, non-sens aussi. Si Serling fait dire à un personnage « vous avez une allumette ? », l’annonceur, une marque de briquet, panique. Serling veut commenter la société, parler des inégalités, du racisme. Il voudrait être Edward Murrow, le journaliste télé de CBS, modèle de déontologie qui rendait l’antenne avec un « bonne nuit, et bonne chance ». Alors, Serling le rejoint dans le crépuscule, mais dans la « Twilight Zone » du titre original. Lancée en 1959, La Quatrième Dimension, promet-il, sera garantie sans controverse. Vraiment ? En voix off d’ouverture, il promet qu’elle sera entre « la lumière et l’ombre, entre la science et la superstition, et git entre la fosse des peurs humaines et le sommet de sa connaissance ». En saison 1, le générique figure des étendues désolées quelque part sur une lointaine planète, un fond étoilé et une caverne mystérieuse. Avant de faire place, en saison 2, aux images ancrées dans l’imaginaire télévisuel : une porte blanche tournoyant dans l’espace, donnant sur un œil flottant ou une montre au tic-tac obsédant, tandis que la musique du Français Marius Constant souligne l’anxiété en pointillé à la guitare.

États seconds

Des voisins s’entredéchirent, persuadés que des aliens se cachent parmi eux (« Les Monstres de Maple Street »). Un homme se réveille dans un monde où personne ne le reconnaît (« Personne Inconnue »). Un nuage noir se forme au-dessus d’une ville gangrénée par le racisme (« Un Matin Noir »). Une jeune femme a peur des mannequins d’un grand magasin (« Neuvième Étage »).

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« The Masks »

Oui, la série a un look rudimentaire dans la pure SF, avec ses vaisseaux spatiaux et accessoires toujours recyclés du tournage du film Planète Interdite. La Quatrième Dimension n’en sera que plus forte dans un cadre quotidien, l’Amérique des petites villes et banlieues, engourdie dans ses certitudes d’alors que sont le progrès, le confort, le puritanisme, le conformisme et la Guerre froide. C’est un instantané de l’âme du pays, celle après laquelle court le mythe du Grand Roman américain – Gatsby le Magnifique ou L’Attrape-cœur entre autres –, lui-même rêvé par les showrunners d’aujourd’hui qui suivent leurs récits fleuves. Aux méandres, Serling préférait la forme courte, le sketch. La nouvelle en somme, et une sécheresse du trait sous la forme d’épisodes d’une demi-heure qui figent l’état de l’union dans les salons américains. « La clé de la télévision », écrivait Serling dans ladite introduction, « c’est l’intimité, et l’étude d’un visage sur le petit écran véhicule un sens et un pouvoir qui transcendent le cinéma. » Les gros plans sur les visages tordus par l’inquiétude et la peur y dévoilent en effet les névroses nationales. Pour les incarner, la série convoque les gloires du cinéma d’antan (Buster Keaton, Ida Lupino, Agnes Moorehead, Mickey Rooney) et, surtout, des inconnus alors à l’aube de leur carrière sur grand et petit écran : Bill Bixby, Charles Bronson, Robert Duvall, Dennis Hopper, Ron Howard, Robert Redford, Martin Landau, William Shatner ou Burt Reynolds. La subversion tranquille de La Quatrième Dimension est de démontrer que la normalité est toute relative.

Né en 1973, Jonathan Caouette, réalisateur de Tarnation et Walk Away Renée, passionnantes autofictions surréalistes passées par Sundance et Cannes, s’en est souvenu pour son travail : « C’est la matrice de toutes les fictions télé et cinéma sur la réalité élastique, de Twin Peaks au Truman Show », nous confie-t-il. « Serling n’a pas eu besoin de chercher très loin. Ma mère a vécu à Binghamton, la ville où il a grandi. Elle ressemble à celle de l’épisode “Amour Paternel”, où un père voit le fantôme de son fils. Mes épisodes favoris sont “Le Parallèle” et “La Poursuite d’un rêve”. Ils sont vraiment, vraiment flippants et tellement bien faits. Je trouve leur rythme et leur écriture bien plus effrayants et étranges que tout ce qui se fait aujourd’hui. » Aidé aux scénarios par les écrivains de SF Richard Matheson (Je suis une légende) et Charles Beaumont, Serling compose avec les contraintes d’alors (noir et blanc, effets rudimentaires, budget souvent raboté par le sponsor qui force à tourner une poignée d’épisode en vidéo et non en pellicule). Mais il joue diablement bien de la suggestion, du hors champ, de la conviction, de ses concepts et de ses twists dans cette « dimension de l’imagination » que serait la « Twilight Zone ».

« C’était du vrai cinéma, avec tous ces personnages filmés dans la pénombre. » — Tobe Hooper

Tobe Hooper évoque ainsi l’épisode qui l’a traumatisé, « L’œil de l’admirateur », histoire de masque et de laideur dont il saura se souvenir pour ses freaks en famille de Massacre à la tronçonneuse. « C’était du vrai cinéma, avec tous ces personnages filmés dans la pénombre. J’étais incrédule devant la chute et elle me surprend toujours aujourd’hui. » Les fameux twists, qui remettent vos convictions en perspective ou montrent que l’on n’a aucun contrôle sur son existence. Dès le premier épisode, La Quatrième Dimension est un succès d’estime, critique, avec son public de fidèles – dont, dans un univers parallèle, le personnage de Paul Kinsey dans Mad Men. Mais sponsors et décideurs de chaîne en finissent après cinq saisons. Serling lui-même est épuisé. Il aura été créateur, scénariste de 92 épisodes sur les 156, producteur, narrateur et présentateur, marquant les mémoires avec ses introductions où, raie bien plaquée, charmeur, autoritaire et la cigarette à la main, il pitchait l’histoire à venir et sa morale avec des couleurs séduisantes, celles de la modernité, du rêve et du ciel étoilé – l’éclat des astres et les ténèbres entre elles.

Sous influence

Déjà vu ? En 2010, Marc Scott Zikree, un ancien de Star Trek: The Next Generation et auteur du livre référence The Twilight Zone Companion, écrivit un merveilleux scénario pour Mad Men, jamais produit, où Don Draper rencontrait un Rod Serling dépité après l’annulation de sa série. Matthew Weiner n’a jamais caché sa dette à Serling : le légendaire pitching de Don pour Kodak dans « Carrousel » (S01E13) est un bel hommage, littéral et figuré, à « Souvenir d’enfance », considéré comme l’un des meilleurs épisodes de La Quatrième Dimension, et qui donne son titre anglais à la fan fiction de Zikree : « Walking Distance ».

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Rod Serling

L’intuition de Zikree est d’aller plus loin, de faire de Don un double de Rod (chez « Serling Cooper Draper Pryce » ?). Tous deux ont fait la guerre, connaissent la perte d’identité et le pouvoir des médias sur le bout des doigts, et sont hypersensibles face à un monde de plus en plus étrange à leurs yeux, à la fois factice et trop réel : la société de consommation contre l’Histoire en marche. Ils se parlent, se jaugent et Don finit par lâcher, aussi bien pour Serling que lui-même, « et si vous arrêtiez d’être celui que vous étiez ou celui que vous prétendez être… et être qui vous êtes. » Ils sont les années 1960. Chevalier blanc et chevalier noir. Car Rod Serling était peut-être condamné à La Quatrième Dimension. The Loner, sa nouvelle série en 1965 sur un cowboy altruiste sillonnant l’ouest, sera annulée au bout d’une saison. Night Gallery, son autre anthologie sérielle (1969-1973) collectera les histoires fantastiques et gothiques, mais est une régression, un reniement : ABC avait envisagé de reprendre La Quatrième Dimension si Serling acceptait de la rebaptiser Witches, Warlocks and Werewolves (« Sorcières, magiciens et loup-garous »). Il refusa catégoriquement à l’époque. Moins impliqué, Serling laissa la série mourir à petit feu. Il usa de sa science du twist pour le scénario de La Planète des Singes, devint une voix prisée à la radio pour des émissions ou réclames. Jusqu’à sa mort dondraperienne en 1975 (un cancer de gros fumeur), il écrivit encore et encore, mais avec la conscience que son temps était révolu. « J’ai écrit tout ce que j’avais à écrire », dira-t-il quatre mois avant de succomber (Writer’s Digest Magazine). Il n’aura pu assister au culte vivace et continu de La Quatrième Dimension, entretenu par les rediffusions, une adaptation au cinéma en 1982 et deux revivals télé en 1985 et 2002, et qui exauceront son vœu : « Je veux juste qu’on se souvienne de moi dans 100 ans. Je me fiche qu’on soit incapable de citer une seule de mes répliques. Je veux juste qu’on dise : “Oh, c’était un écrivain.” »


Ce texte est issu de Soap numéro un, paru chez Soap Éditions. Couverture : Rod Serling. Création graphique par Ulyces.