Le monde a cédé à l’appel de la sirène blanche sur fond vert du café américain. Imaginé il y a moins de 50 ans pour incarner un petit bar alternatif de Seattle, le logo de Starbucks fait aujourd’hui rayonner quelque 28 000 enseignes dans plus de 75 pays. Cette hégémonie économique se double d’un succès d’estime : grâce à de belles enseignes situées dans des quartiers à la mode, servant de grands gobelets personnalisés à des clients des classes moyennes urbaines, la multinationale s’est forgée une image cool.

Mais l’est-telle vraiment ? Dans un documentaire récemment diffusé sur Arte, l’agence de presse Premières lignes, qui produit l’émission de France 2 Cash Investigation, dévoile « la face soigneusement cachée » de cet empire. « Starbucks sans filtre » montre comment l’entreprise a réussi le « tour de force » de vendre son produit « plus cher que dans les cafés classiques, qui fait de vous un être sophistiqué, qui vous donne l’illusion que vous avez réussi et vous laisse croire que vous êtes un peu au-dessus des autres ».

Cofondateur de Premières lignes, le journaliste Luc Hermann est passé de l’autre côté du comptoir. Il lève le voile sur ses méthodes d’enquête.

Avant de réaliser un documentaire sur Starbucks pour Arte, vous vous intéressiez déjà à travers Premières lignes aux dessous des multinationales. Pourquoi ?

Cela fait 21 ans que je consacre toute ma vie de journaliste à enquêter sur les multinationales, les organisations qui sont au pouvoir, les grandes administrations ou les ministères, pour décrypter leur langage. Depuis une décennie, je dirige cette société de production, Premières lignes, qui se concentre sur le volet économique. Avec Le Monde et Radio France, elle était l’un des trois médias français membres du consortium d’investigation Panama Papers. Elle produit aussi l’émission de France 2 Cash Investigation.

Les entreprises qui nous intéressent ont les moyens d’avoir les meilleurs publicitaires, les meilleurs conseillers en communication, ceux qu’on appelle les spin doctors. En anglais, le spin consiste à retourner une situation à son avantage. Pour montrer l’étendue de ce métier, nous avons d’ailleurs créé un site internet qui s’appelle Jeu d’influences. Il propose à l’internaute de prendre la place d’un chef d’entreprise qui doit faire appel à un spin doctor et, à partir de là, choisir entre différentes options de communication proposées.

Luc Hermann
Crédits : Luc Hermann/Twitter

Avec l’équipe de Cash Investigation, et bien sûr quelques autres journalistes, nous passons beaucoup de temps à décrypter ce qu’il y a derrière la communication bien huilée de ces multinationales. Car, ne vous y trompez pas, ce sont des monstres. Certaines de ces entreprises sont plus puissantes que les États.

Starbucks, par exemple, a des avocats fiscalistes qui sont meilleurs que ceux du ministère de l’Économie en France. Ils arrivent, par le truchement de sociétés, à optimiser la fiscalité de Starbucks. Ce n’est pas moral mais c’est légal. La commission européenne a épinglé Starbucks comme les GAFA [elle réclame 30 millions d’euros au géant du café pour « obtention d’aide illégale de la part du gouvernement des Pays-Bas » où sont déclaré la plupart de ses bénéfices, NDLR]. Il faut pas mal d’expérience avant d’enquêter sur des monstres.

Comment avez-vous acquis cette expérience ?

Jeune, je lisais beaucoup la presse et notamment les magazines comme L’Obs et Le Point. Ayant grandi dans les Yvelines, j’ai commencé dans le métier par un stage dans une radio de Versailles qui n’existe plus, CVS. L’animatrice de France Inter Pascale Clark est passée par là, elle aussi. Puisque nous proposions des programmes très sérieux, j’ai appris à faire preuve de rigueur.

Ensuite, j’ai obtenu un stage au siège de CNN à Atlanta. On m’a engagé et je suis resté deux ans. Cette expérience m’a nourri : je suis très fortement influencé par la manière anglo-saxonne de raconter les enquêtes économiques à la télévision. À mon retour en France, j’ai travaillé à Canal+ et je ne suis venu à l’investigation qu’autour de l’âge de 30 ans. J’étais grand reporter et je me suis spécialisé dans l’enquête.

Au début des années 2000, vous avez enquêté pour le magazine 90 Minutes, diffusé sur le chaîne cryptée. Qu’y avez-vous appris ?

À la différence de Starbucks, qui est très visuelle, beaucoup d’entreprises de l’industrie pharmaceutique sur lesquelles j’ai travaillées agissent en secret, via des logiciels sécurisés par exemple. Or à la télévision, on a bien sûr besoin d’images. Il est donc difficile d’apprendre à concevoir une narration avec du rythme dans l’écriture, la musique et le montage, de manière à ce que tout soit intelligible.

Après avoir travaillé longtemps à Canal+, j’ai décidé de mettre des moyens pour faire œuvre de décryptage. Dans Cash Investigation, nous faisons très attention au dosage de commentaires, de musique, d’interviews, pour être le plus pédagogique possible mais pas chiants. Parfois, nous avons décidé de casser les codes trop sérieux de l’investigation, en injectant par exemple un vieux dessin animé ou des musiques rock. Cela ajoute de la malice.

Ma grande fierté, c’est que Cash Investigation remporte un succès auprès de jeunes qui ne regardent probablement pas souvent France 2. Nous avons réussi à montrer des enquêtes économiques très pointues, qui feraient de bons livres, à quatre millions de Français en moyenne. Parmi eux, il y a beaucoup de jeunes qui lisent peu la presse et ne sont sans doute pas des habitués du journal de 20 heures.

Pourquoi avoir choisi Starbucks ?

Nous en avons eu l’idée au cours d’une réunion avec le directeur des documentaires d’Arte, Fabrice Puchault. Sa chaîne avait diffusé un documentaire au titre génial, Apple, la tyrannie du cool. C’est autour de ce mot « cool » qu’on a travaillé. J’ai dit que j’enquêterais bien avec le réalisateur Gilles Bovon sur Starbucks, car c’est aussi une entreprise « cool ». Quand vous y entrez en tant que client, on vous demande votre prénom, vous avez accès à une connexion wi-fi, une vue sur un quartier sympa.

Vous ne pouvez pas éviter cette marque, elle est dans le paysage urbain du monde entier. Ses boutiques se trouvent aux meilleurs emplacements des villes. Il y en a une qui ouvre toutes les 15 heures en Chine. Ça valait le coup d’aller voir derrière la communication.

J’avais lu un article expliquant qu’à l’ouverture d’une franchise à Strasbourg, des gens étaient venus faire la queue dès 4 h 30 du matin. Avant même d’avoir conclu avec Arte, nous avons envoyé des journalistes à Tours pour une nouvelle ouverture. L’équipe du tournage est arrivée à 6 h 30 et il y avait déjà des jeunes. Je me suis dit : cet engouement est étrange, il y a des bons cafés partout à Tours et à Strasbourg. Des gens sont absolument fans mais on connaît peu l’historique de cette marque.

Quand avez-vous découvert l’existence de Starbucks ?

C’était à Baltimore il y a environ 25 ans. À l’époque, je travaillais en France mais j’étais en tournage aux États-Unis. Un ami américain, journaliste lui aussi, m’a proposé d’aller dans une librairie. J’aime acheter des livres d’enquêtes en anglais, j’y trouve parfois des idées. Il m’a emmené à un endroit précis où un Starbucks venait d’ouvrir, au beau milieu de la librairie ! Nous avons fait 40 minutes de voiture pour y aller. De son point de vue, c’était une façon de m’impressionner car la marque n’était pas répandue à l’époque, et il faut avouer que son café était meilleur que celui qu’on trouve souvent dans les petites villes américaines. En Europe, en revanche, on en sert de très bonne qualité. Nous avons donc eu envie de comprendre pourquoi Starbucks marchait aussi ici.

Crédits : Premières Lignes

Comment le mythe a-t-il été forgé ?

Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il s’agit aujourd’hui d’une marque cool, omniprésente dans notre champ visuel. On voit son logo partout. Mais derrière cette vitrine, Starbucks est moins cool qu’il n’y paraît. Nous montrons les conditions de travail difficiles, l’optimisation fiscale, la politique d’implantation agressive et la faiblesse de l’engagement écologique. Ça reste une multinationale un peu comme les autres, à ceci près que son image n’est pas écornée.

Cela dit, ce documentaire n’est absolument pas un brûlot anti-Starbucks. J’ai moi-même régulièrement été client. J’estime que le café y est cher mais de bonne qualité. Nous avons interrogé un universitaire américain, Bryant Simon, dont l’enquête historique et sociologique sur Starbucks est mesurée. Nous avons aussi lu l’ouvrage de son patron Howard Schultz. Je regrette simplement qu’il ait refusé de nous parler.

Savez-vous pourquoi ?

Je l’ignore. Nous avons noué contact avec Starbucks à la fin du mois d’octobre 2017. Nous avons d’abord écrit au service de communication, puis à l’adresse e-mail personnelle d’Howard Schultz. Lorsque j’ai interviewé un cadre dirigeant travaillant à son étage, j’en ai profité pour lui faire passer une lettre en main propre. Nous avons insisté jusqu’au mois de mai et la directrice de communication a fini par me dire que ce n’était pas possible. Nous avons toutefois pu interroger le responsable de Starbucks en France.

Starbucks choisissait l’enseigne et nous étions accompagnés par une attachée de presse.

Schultz n’est pas le seul qui a refusé une interview. Beaucoup d’employés nous ont rencontrés, en France, en Belgique, et aux États-Unis. Ils décrivaient des conditions de travail difficiles mais refusaient tous de témoigner face à la caméra. Pour savoir si c’était systémique, nous avons décidé de faire engager une journaliste de l’équipe par la multinationale et de la faire filmer en caméra cachée. L’infiltration a eu lieu en novembre et décembre.

En plus de cela, nous avons pu tourner dans trois cafés à Paris, deux à Londres, un aux États-Unis, et un en Chine. À chaque fois, Starbucks choisissait l’enseigne et nous étions accompagnés par une attachée de presse qui avait pour consigne de ne pas nous laisser interviewer les salariés. Au total, l’enquête a duré un an. 

Howard Schultz a refusé de vous rencontrer mais il est quand même très présent dans le film. Pourquoi ?

C’est un patron très atypique. S’il n’est pas vraiment connu en Europe, sa réputation est faite aux États-Unis. Elle a grandi à coup de prises de positions publiques progressistes, qu’on entend rarement dans la bouche d’un dirigeant d’entreprise de ce niveau. Howard Schultz donne par exemple à tous ses employés une couverture sociale. C’est certes imposé par la loi en France mais aux États-Unis, les employés voient cela, à raison, comme un immense progrès. Les autres marques de fast food ne le font pas. Il propose aussi un diplôme universitaire à ses employés.

Howard Schultz
Crédits : Starbucks

Lorsque Donald Trump a mis en place le Muslim ban, Schultz a promis d’embaucher 10 000 réfugiés. Et bien c’est en cours, j’en ai rencontrée une avec un contrat Starbucks en France. Il a encouragé les gens à aller voter, et il est en pointe dans la lutte pour les droits des personnes LGBTQ+. Il bénéficie donc d’une image très positive. Il se raconte qu’un poste de ministre du Travail lui était promis en cas d’élection d’Hillary Clinton. Désormais, beaucoup de gens poussent pour qu’il soit le candidat Démocrate à la prochaine élection présidentielle américaine. Peut-être est-ce pour cela qu’il s’est récemment mis en retrait de la présidence de Starbucks. Il reste président honoraire mais n’a plus de fonctions opérationnelles.

Que va devenir le documentaire ?

Arte se charge de sa distribution internationale. Il a été acheté par la télévision suisse, allemande, la télévision publique belge ainsi que par la chaîne d’information saoudienne Al-Arabiya. Je serais ravi qu’une chaîne américaine suive car, si beaucoup de choses ont été racontées autour de Starbucks, une longue investigation comme la nôtre n’a à ma connaissance pas été faite.


Couverture : Starbucks sans filtre. (Arte/Premières lignes)