Sous la houlette de l’entraîneur José Yudica, le Newell’s était considéré par tous comme l’une des meilleures équipes d’Argentine de la fin des années 1990. Vice-champion en 1986 et 1987, derrière River et Rosario Central, l’équipe était aussi parvenue en finale de la Copa Libertadores de 1988, remportée par le Nacional de Montevidéo. Ce cycle glorieux atteignit son apogée avec l’obtention du titre de champion national la même année. L’équipe de Yudica proposait un jeu agréable à regarder, efficace et dans le plus pur respect de la tradition leprosa (En Argentine, Newell’s est surnommé « La Lepra », ndt).

Armando Botti, président du club dans les années 1970, modernisa les structures du Newell’s et enrichit l’effectif avec des joueurs sensibles aux valeurs locales. Grâce à son action, tous les joueurs de l’équipe de Yudica étaient originaires du centre de formation. Cependant, la dernière saison de la décennie n’offrit aucun résultat positif. L’ère Piojo Yudica était sur le point de s’achever et un grand changement allait advenir.

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Monument national au drapeau
Panorama de Rosario
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L’heure de vérité

Après avoir arpenté le pays en quête de nouveaux talents, Marcelo Bielsa était finalement prêt à franchir le cap. Son mentor footballistique, Jorge Griffa, savait qu’il allait perdre son meilleur assistant pour une bonne cause. Carlos Altieri, ami du « Loco » et dirigeant du Newell’s à l’époque, était à l’origine de la campagne menée en faveur du jeune entraîneur, à laquelle adhérèrent d’autres membres de la direction. « Bielsa doit être l’entraîneur. Il a les qualités, il bosse dur et c’est un enfant de la maison… Que faut-il de plus pour qu’on lui donne sa chance ? » répétait-il à quiconque voulait l’entendre.

Le pari était lancé et après une partie de saison infructueuse, la direction n’avait pas droit à l’erreur. Le timing était délicat : après cette mauvaise passe, la zone de relégation n’était plus très loin et il avait l’obligation de disputer le haut du tableau. Bielsa était le nom idéal pour succéder à Yudica. Il connaissait la plupart des jeunes joueurs et il était attaché au club. Il était prêt à mourir pour cette opportunité. Outre le jeune entraîneur de la maison, les dirigeants songeaient à deux autres candidats pour le poste : Reinaldo Carlos Merlo et Humberto Zuccarelli.

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Bielsa au Newell’s Old Boys
Titulaire de 1976 à 1978

Bielsa fut reçu en premier. Le premier entretien eut lieu dans le bureau de Delqis Boeris, l’un des hommes forts du club. Aux côtés de Boeris se trouvaient Vicente Tasca et le trésorier Raul Oliveros, dont l’aval serait décisif sur le choix final. Bielsa montra qu’il était prêt à prendre les rênes de l’équipe première.

Durant une heure, il expliqua les grandes lignes de son projet et mit en avant son idée-clé : l’effectif devait retrouver sa motivation en faisant preuve d’humilité et en multipliant les efforts. Pour commencer, il exposa sa volonté de mettre fin aux résidences dans les hôtels de luxe. Son discours plein de passion et d’enthousiasme ravit les dirigeants.

À la fin de la réunion, Oliveros était abasourdi. « Celui-là est un phénomène, il faut que ce soit lui », dit-il à Altieri. Afin de respecter le protocole, Oliveros et les autres dirigeants se réunirent avec les deux autres candidats, mais leur choix était déjà fait : le nouvel entraîneur devait être Bielsa.

À l’intérieur du club, on préférait aussi El Loco. Pablo D’Angelo, actuellement entraîneur de basket de la Ligue Nationale argentine et à l’époque directeur sportif du Newell’s, avait l’habitude de prendre des cafés avec Bielsa au bar de Doña Nelly. Ils parlaient de leurs projets de vie, dont leur volonté d’arrêter la cigarette à l’aide d’un traitement au laser qui était, selon les rumeurs, très efficace.

D’Angelo ne put influencer le choix de la direction mais paria sur lui : « J’étais au courant de tout ce qu’il se passait car, comme je n’étais pas dans le football, on me parlait de tout sans problème. Ensuite, je mettais Marcelo au courant de ce qu’envisageait la direction. J’ai parié un dîner avec lui et Altieri qu’il allait être engagé et il m’a dit que si j’avais raison, il me paierait deux restos. Je ne lui ai jamais demandé de respecter sa promesse, l’important était d’être témoin de son bonheur. »

Bien que le jeune entraîneur rêvât d’être à la tête d’une équipe de Première Division, il imposait tout de même une condition : Carlos Picerni devait être son adjoint. Certains dirigeants n’en étaient pas convaincus et préféraient Lito Isabella, un autre entraîneur des équipes de jeunes plus expérimenté et plus à même d’équilibrer le staff technique. Mais la présence de Picerni n’était pas négociable aux yeux de Bielsa. « Marcelo, tu es fou, prends le poste et laisse-moi avec les jeunes ! Je m’en sors à merveille », disait Picerni.

Le début de l’histoire remontait à 1984, lorsque Picerni avait quitté le Newell’s pour Sarmiento de Junin tandis que Marcelo lui avait proposé de travailler avec lui. Quelques mois plus tard, Picerni dut rentrer à Rosario et abandonner le football professionnel à cause d’un drame familial. Les deux hommes suivirent alors ensemble la formation d’entraîneur et se lièrent d’amitié. Bien qu’ils abordaient plusieurs sujets de conversation lors des voyages entre Rosario et Granadero Baigorria à bord de la Citroën de Marcelo, El Loco voulait systématiquement que son ami lui confie son sentiment face à la tragédie, sur le fait de devoir recommencer sa vie à l’âge de trente ans. Un jour, Bielsa lui demanda en pensant à l’avenir :

« — Si jamais je deviens entraîneur de l’équipe première, tu voudras être mon adjoint ?
— Marcelo, il est peu probable que cela arrive un jour… Comme joueur, tu n’as pas marqué l’histoire !
— Ce n’est pas la question que je t’ai posée. Tu voudras être mon adjoint ou pas ?
— Bien sûr, comment pourrais-je ne pas te suivre ?! »

Merlo et Zuccarelli furent écartés de la course au poste. Et même si, lors de la dernière réunion chez le président Mario Garcia Eyrea, ce dernier ajouta à la liste des candidats le nom d’Eduardo Solari, on désigna finalement Marcelo Bielsa comme nouvel entraîneur de l’équipe première du Newell’s. Bielsa devait naturellement faire appel à un préparateur physique pour réaliser son travail. On choisit Jorge Castelli, dont l’expérience à Boca Junior l’avait conduit à travailler aux côtés de Juan Carlos Lorenzo lors des titres des Libertadores de 1977 et 1978, et de la Coupe Intercontinentale remportée face au Borussia Mönchengladbach.

« Nous avons presque atteint la trentaine et nous n’avons rien fait de notre vie. »

Bielsa le retrouva à San Pedro, une province de Buenos Aires, et lui annonça sa volonté de l’inclure dans son projet. Castelli accepta et se joignit au staff technique. Il exercerait par la suite un rôle fondamental, car Bielsa ne souhaitait s’occuper que de l’aspect tactique. Lorque Bielsa lui parla des joueurs de l’effectif, Castelli fut surpris.

« — Quels joueurs penses-tu recruter, Marcelo ? Des types expérimentés, je suppose…
— Non, pas du tout. Ma charnière centrale sera composée de Gamboa et Pochettino.
— Mais ils n’ont même pas 20 ans ! On voudra les tuer, ils ne vont pas tenir longtemps.
— Reste tranquille et fais-moi confiance. Je connais ces garçons. Je les forme depuis les divisions inférieures. Je leur fais confiance. »

Il avait connu Franco, Berizzo, Gamboa et Ruffini lorsqu’ils n’étaient que des gamins. Saldaña et Zamora avaient eux aussi sa confiance. Il allait cependant devoir établir les premiers rapports avec Martino, Scoponi et Llop. Restant fidèle sa politique d’austérité, Bielsa n’indiqua que le nom de Gabriel Batistuta à ses dirigeants. L’avant-centre traversait une mauvaise passe à River Plate, mais Bielsa le connaissait de longue date. Cependant, les négociations n’aboutirent pas et le Gabigol rejoignit Boca Juniors.

À sa place, Ariel Bondrini arriva de Platense pour renforcer l’attaque. Quelques années plus tôt, Bielsa avait eu une conversation mémorable avec son frère Rafael, à peine rentré d’exil, au cours de laquelle il lui avait confié avec amertume : « Nous avons tous les deux presque atteint la trentaine et nous n’avons rien fait de notre vie. » Après des années de sacrifices et en misant tout sur le football, la voie s’ouvrait au cadet des deux frères. Le défi allait être de taille.

Retour au lycée

« Je tiens à souligner qu’il vaut mieux être prestigieux que populaire, que le parcours qui nous mène quelque part est bien plus important que le succès espéré, que les faits sont plus significatifs que les mots, que démontrer est plus important que parler, qu’il faut ouvrir la voie à tout ce qui nourrit ce qu’il y a de noble en nous, et éviter ce qui stimule nos instincts les plus mesquins. » Comment faire pour demander à un joueur de littéralement se tuer sur le terrain alors qu’il regardait la télévision dans la chambre d’un hôtel cinq étoiles quelques minutes plus tôt ?

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Le QG du Newell’s
Liceo Aeronautico De Funes

La question laissait sous-entendre une idée majeure : pour obtenir le maximum d’un joueur, Bielsa était d’avis qu’il fallait le priver de tous les luxes auxquels il était habitué. Il fallait redonner de l’humilité à l’équipe qu’il avait prise en charge et profiter du contexte. À peine arrivé, il organisa une excursion dans le nord du pays au cours de laquelle l’équipe joua plusieurs matchs amicaux et se logea dans des hôtels bas de gamme. L’intention initiale était de ne disputer qu’un seul match, mais de nombreuses invitations prolongèrent la tournée.

À Ingenio Ledesma, le Newell’s fit face à l’Atlético dans un match marqué par les débuts d’un joueur qui portait le numéro dix et acquerrait quelque renommée plus tard : Ariel Ortega. En arrivant au village la veille de la rencontre, à 23 h 30 sans avoir dîné, les joueurs apprirent que le dernier logement disponible était une humble pension. Dans le minibus, ils attendirent Bielsa et Castelli qui étaient descendus inspecter les lieux. Épouvantés, ils voulaient fuir, mais l’entraîneur les rassembla au fond du véhicule et prit les devants : son choix était fait. « Bon, les gars, avec le préparateur on a jeté un coup d’œil à l’endroit, les chambres sont vraiment modestes. Il n’y a que deux possibilités : soit on s’en va, soit on reste… Donc, on reste ! »

L’une des premières décisions que prit Bielsa fut donc de changer d’hébergement, troquant l’Hôtel Presidente contre le Lycée militaire aéronautique de Funes, un endroit plus adapté à sa manière de penser au sein duquel l’équipe suivit l’entraînement intensif que requérait le haut niveau. Le lieu était austère, mais avec l’aide de Carlos Altieri, on l’adapta pour accueillir l’effectif d’une équipe de football professionnelle. Il occupa une aile du lycée dans laquelle on aménagea un secteur privé pour les joueurs. On installa l’air conditionné dans chaque chambre, ainsi qu’un système de caléfaction pour supporter l’hiver.

On acheta de nouveaux matelas pour les lits et des stores pour que la lumière du soleil ne vienne pas troubler les siestes. Pour communiquer avec le monde extérieur, l’endroit disposait d’un unique téléphone qui ne pouvait que recevoir les appels. Pour les moments de loisir, une table de billard, deux tables de ping-pong, ainsi que deux ou trois consoles et de vieux flippers furent disposés dans le long couloir. Le vendredi, Castelli louait un film qu’on passait dans toutes les chambres. C’était une bonne alternative à la mauvaise réception de l’image d’ATC (la plus vieille chaîne publique en activité en Argentine, aujourd’hui appelée Canal 7, ndt). Des séquences de films érotiques s’affichaient pendant les premières minutes de chaque projection, le temps que Castelli ne vienne mettre ses « classiques », ce qui lui valut souvent des sifflets.

Les terrains étaient à 50 mètres à peine et la cantine était toute proche elle aussi. À l’heure de manger, Guillermo, qui s’occupe à présent des pelouses du club, se chargeait de nourrir l’effectif. Les joueurs s’installaient dans leurs chambres dès le vendredi soir, mais Bielsa rentrait dormir chez lui, ce qui suscita au début quelques commentaires. « Et toi, pourquoi tu ne restes pas à l’hôtel avec nous ? » lui demanda un jour le gardien Norberto Scoponi en bombant le torse, attirant sur eux l’attention du groupe. « Reste tranquille. Si je ne reste pas avec vous, c’est que je travaille aussi pour vous de chez moi », répliqua l’entraîneur, provoquant un éclat de rire général. Bielsa rentrait chez lui car il tenait à être dans les meilleures conditions pour préparer l’entraînement d’avant-match, ce qui lui demandait une révision minutieuse de ses notes, en toute tranquillité.

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Norberto Scoponi
Gardien du Newell’s de 1982 à 1994

Les dimanches, à midi, Carlos Altieri venait le chercher en voiture et l’accompagnait au lycée. Pendant le trajet, Bielsa lui parlait des tournures que pourrait prendre le match, un exercice dans lequel étaient généralement débattues les qualités et les défauts de l’équipe adverse. « Il anticipait tout. Il me disait ce qu’il allait se passer pendant le match, et les choses se passaient ainsi. Après, le résultat pouvait être différent, mais il l’avait déjà en tête. C’est là que je me suis rendu compte que c’était un génie », raconte Altieri.

L’endroit était parfait pour que le club retrouve sa magie perdue, et il fut déterminant pour la cohésion du groupe. Avant chaque match, les joueurs y passaient leurs dernières heures. C’était aussi l’endroit où les liens se renforçaient pendant les moments difficiles. Les balades en tête-à-tête entre Bielsa et ses joueurs étaient devenues fréquentes, pour discuter de la forme personnelle, de l’équipe et de tout ce que l’entraîneur jugeait utile d’aborder en privé.

Quand l’équipe avait besoin d’un peu d’air, la parrillita (l’auberge du village), située quelques rues plus loin, était le parfait endroit. L’effectif se régalait avec des plats typiques : un asado (barbecue) ou des raviolis. Au retour, les joueurs pouvaient appeler leurs familles depuis le locutorio (petite boutique d’où l’on peut passer des appels, ndt). Bielsa savait que l’endroit était loin d’être luxueux, mais au fur et à mesure que les résultats positifs apparaissaient, personne ne s’en plaignait.

Pour atteindre le haut niveau, il fallait faire attention à tous les détails, et l’aspect minimaliste du lycée offrait exactement tout ce dont l’entraîneur avait besoin. Après avoir vécu dans un tel endroit, les joueurs étaient prêts à laisser leur vies sur le terrain pour remporter un match. « Cette équipe ne renoncera pas au style de jeu caractéristique du Newell’s, mais les joueurs feront de gros efforts sur le terrain. Tout le monde devra faire des sacrifices. Il existe un dicton qui dit que si tu joues bien, tu n’as pas besoin de courir et vice-versa. Nous, on tâchera de bien jouer et de courir. »

On entamait le deuxième semestre de l’année 1990 et avec cette phrase, Bielsa, l’entraîneur le plus jeune de la saison du haut de ses 35 ans, se présenta à la presse comme le coach flamboyant du Newell’s. Dans ces mots résidaient ses principes fondamentaux. Bien que l’équipe avait obtenu quelques titres par le passé, dans l’esprit des gens, le jeu du club de Rosario n’était lié qu’à une possession raffinée du ballon, au-delà de tout aspect combatif. Le club avait fait les frais de ce style de jeu lors de quelques rendez-vous importants, et à cause de cela, Newell’s traînait cette étiquette dans le milieu footballistique. Bielsa venait y mettre fin.

Il voulait obtenir une symbiose entre les qualités techniques de chaque joueur et sa possibilité de se donner à fond physiquement. À ses yeux, courir est un acte qui exige de l’engagement et de la volonté, pas de l’inspiration. L’aspect créatif du jeu est l’apanage de quelques élus, et c’est pourquoi il ne reprochera jamais à ses joueurs leur manque de talent. Mais courir, c’est une autre histoire. Courir est à la portée de tous.

Pour Bielsa, le football, c’est le mouvement. Où qu’il se trouve sur le terrain, dans n’importe quelle circonstance, un joueur a toujours une bonne raison de courir – excepté celui qui a le ballon, car dans le football comme dans la vie, réfléchir est essentiel. Mais les autres doivent être en mouvement : au marquage lorsque le ballon est perdu, en déplacement lorsque l’équipe le récupère. Pour y parvenir, l’entraîneur joue un rôle-clé car il est celui qui sait exploiter au mieux le potentiel naturel de chaque joueur. Et si cela ne se produit pas, selon Bielsa, c’est l’entraîneur qui a échoué et non le joueur.

En se basant sur ces concepts, Bielsa commença à travailler avec l’effectif. Ceux qu’il avait formés à l’adolescence connaissaient déjà sa pensée et ses méthodes de travail. Et grâce à son pouvoir de persuasion, il avait fait en sorte que les plus expérimentés, comme Martino, Scoponi et Zamora, rejoignent sa cause. Ils n’avaient jamais travaillé avec lui, mais ils admirent immédiatement la maîtrise et la passion dont Bielsa faisait preuve à chaque minute. La différence d’âge avait beau être faible, chacun respectait son rôle. Les trois sauraient se montrer déterminants lors des moments difficiles.

~

Quand vint l’heure du premier match, le Newell’s se trouvait à une place inconfortable et devait échapper à la zone rouge et aux fantômes de la relégation. Le 19 août 1990, Newell’s fit face à Platense au Parque Independencia. Bielsa choisit comme titulaires Scopioni ; Saldaña, Pochettino, Berizzo, Fullana ; Martino, Llop, Franco ; Zamora, Saez et Taffarel. Le match fut plié dès le début de la deuxième période grâce à une énorme volée de Martino, qui donna la victoire aux locaux. Mais au-delà de l’avantage minimum, les commentateurs reconnurent le mérite et la dynamique affichée par l’équipe. Le renouveau commençait sur de bonnes bases.

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El Tata
Martino sous les couleurs du Newell’s

Lors de la deuxième journée, le Newell’s fit match nul face aux Argentinos Juniors, mais on remarqua également la titularisation de Fernando Gamboa. Si gagner des points était important, faire match nul contre les rivaux difficiles de la Partenal était néanmoins satisfaisant. La rencontre face à Huracan, lors de la troisième journée, suscita les premières critiques négatives.

À domicile, l’équipe de Rosario perdit deux buts à un. Même le but de Berizzo, marqué à la dernière minute, ne put atténuer une certaine sensation d’injustice. Pour un début de championnat, ce n’était pas si mauvais. Une victoire, un nul et une défaite qui rendaient justice au jeu proposé. Mais les préjugés étaient partout. Certains journalistes locaux, méfiants, écrivaient : « Au Newell’s, ils avaient une Ferrari qui a maintenant l’air d’une Ford T. »

Suite à ce faux-pas, Bielsa afficha son inquiétude dans le vestiaire et n’hésita pas à partager sa colère avec tous les visages en présence, déjà très familiers. Il s’adressa même à son vieux compagnon de route, Lulo Milisi.

« — Et toi, Lulo ? Tu n’as rien à me dire?
— Que veux-tu que je te dise, Marcelo ? C’est encore trop tôt ! »

Milisi cherchait à calmer la situation et ne voulait pas donner son avis, le match étant à peine terminé. Le temps l’aiderait à produire une analyse plus sensée. Au bout de trois journées seulement, les acteurs du changement savaient qu’il faudrait être patient. Cependant, ces considérations mesurées n’étaient pas celles des supporteurs, et la crainte liée au manque d’expérience de Bielsa – en tant que joueur et en tant qu’entraîneur – se fit de plus en plus forte. Ce fut la semaine la plus difficile du championnat. La nervosité se faisait sentir et les images étaient claires.

Adossé contre un palmier près de la porte donnant sur l’hippodrome, l’entraîneur, face à ses proches, soulignait du regard la nécessité de donner du temps à l’équipe. « Je ne laisserai pas tomber ! Il ne me faut que deux matchs ! Moi, au bout de quelques matchs, je mets l’équipe en route, mais il faut qu’ils me laissent deux matchs. » À ce moment précis apparurent les qualités qu’un effectif uni se doit d’avoir. Les joueurs soutenaient leur entraîneur comme s’ils le connaissaient depuis toujours. Berizzo, Franco, Pochettino, Gamboa et les plus jeunes donnaient tout pour Bielsa.

Mais le soutien des joueurs plus expérimentés qu’étaient Scoponi, Llop et Martino fut plus fort encore. « Nous sommes de ceux qui pensent que si l’entraîneur est bon, nous aussi nous le sommes, et réciproquement. On voyait Marcelo comme quelqu’un qui venait proposer un style de jeu et de travail, et même s’il était différent de tout ce qu’on avait connu, on le soutenait inconditionnellement », se souvient Tata. Martino avait connu Bielsa à l’époque de Yudica. Dans le vestiaire, il avait l’habitude de voir les nombreuses flèches que El Loco dessinait sur le tableau : cela attirait l’attention. Cependant, le premier contact entre les deux hommes se fit sur un plateau de télévision, durant le Mondial italien de 1990.

Le joueur commentait les matchs et l’entraîneur était invité pour parler de ses premières impressions, en tant qu’entraîneur du Newell’s. C’était un lundi soir de juin, sur la troisième chaîne de Rosario. « Je me rappelle que nous avons parlé de foot et qu’à la fin, j’ai pensé qu’il ne serait pas facile pour moi de jouer dans l’équipe qu’il avait en tête, car la pression m’obligerait à faire d’énormes efforts. Cela m’a aidé à me préparer à ce qu’on allait me demander. »

Outre le soulagement, cette victoire charnière fut déterminante pour le choix du onze type de la saison.

Pour Scoponi, rien ne changea brutalement, étant données les spécificités de son poste. Llop, lui, pouvait évoluer à plusieurs postes et sa versatilité était idéale pour la stratégie de Bielsa. Mais ce n’était pas le cas pour Martino. Idole absolue des supporteurs, son style de jeu très fin, très apprécié par la hinchada (la foule des supporteurs), l’avait transformé en enfant gâté du club. Généreux et professionnel, il s’adapta néanmoins au nouveau plan de jeu et fut l’un des piliers du groupe.

En outre, il fit des progrès considérables sur le plan physique et ajouta à sa technique raffinée une dose de sacrifice. Entre Martino et Bielsa, les efforts étaient réciproques et le joueur y mettait du sien. « Je remarquais qu’il voulait que je m’adapte et que je retrouve ma place dans l’équipe. On était plus près de la fin que du début. Ce que proposait Bielsa était différent, et même si au début les résultats n’étaient pas au rendez-vous, on se sentait bien sur le terrain. » Dans ce contexte, le déplacement à Santa Fe pour le match de la quatrième journée face à l’Union fut une dure épreuve.

Lors de cette rencontre, on commença à se rendre de ce qui deviendrait peu à peu l’une des principales caractéristiques de l’entraîneur : sa capacité à s’en sortir dans les moments critiques en tirant des leçons pour l’avenir. Suite à la défaite face à Huracan, Bielsa avait opéré plusieurs changements. Il démarra avec Scoponi ; Saldaña, Gamboa, Pochettino, Berizzo ; Martino, Llop, France ; Zamora, Boldrini et Ruffini. Exerçant un fort pressing, ce Newell’s très offensif domina le match et fut récompensé en fin de partie. Zamora avait donné l’avantage à l’équipe de Rosario et Victor Ramos, ancienne gloire ñulista (du Newell’s) et buteur historique, égalisa sur penalty.

Cependant, l’équipe de Bielsa retrouva le sourire en toute fin de match. Adrian Taffarel et Miguel Fullana, qui remplacèrent Boldrini et Martino, permirent à l’équipe leprosa de mieux respirer en inscrivant deux buts aux 88e et 90e minutes. Outre le soulagement, cette victoire charnière fut déterminante pour le choix du onze type de la saison. L’équipe titulaire à Santa Fe se maintint jusqu’à la fin du championnat, et la reconduite de ces joueurs s’avéra fondamentale pour atteindre le fonctionnement idéal.

À ce triomphe s’ajoutèrent les victoires d’un but face à l’Independiente et une grande performance contre le Chaco For Ever. Cette rencontre fut marquée par une chaleur accablante et des rafales de vent qui n’empêchèrent pas la victoire du Newell’s cinq buts à un. L’équipe et la stratégie de jeu étaient enfin établies, en témoignaient ces trois victoires successives. Néanmoins, la défaite à domicile contre le River Plate, grand favori au titre qui fit valoir son statut, mit un frein à la série.

Au bout de sept journées, l’équipe de Bielsa avait ramassé neuf points, fruits de quatre victoires, deux nuls et une défaite. Le bilan était satisfaisant mais l’équipe était attendue au tournant. Le calendrier réservait une rencontre très spéciale pour la huitième journée au Gigante de Arroyito. Rosario Central et Newell’s s’apprêtaient à disputer un match à part. Le match.

Les clasicos

La pluie vint se joindre à la fête. À l’annonce de l’annulation du clasico face au Rosario Central, la déception fut générale. Qu’à cela ne tienne, le repos du dimanche après-midi, lui, fut maintenu, et tous les joueurs regagnèrent leurs chambres. Fernando Gamboa partageait sa chambre du lycée de Funes avec Eduardo Berizzo, et l’anxiété était son pire ennemi au moment de la sieste.

« — Qu’est-ce qu’il y a, mec, tu n’arrives pas dormir ?
— Non, j’y arrive pas. En plus, si je fais la sieste, je dors pas ce soir. Je vais dans le couloir. »

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À l’entraînement
El Coloso, le stade du Newell’s

Le jeune défenseur quitta son lit et s’assit devant une des consoles du couloir pour faire passer le temps, rompant le silence de l’endroit. Soudain, la porte de la chambre de l’entraîneur s’ouvrit. Bielsa traversa le couloir, s’assit devant Gamboa, qui continuait à jouer à Pacman, et lui demanda :

« — Comment tu te sens ? T’as envie de jouer ?
— Je meurs d’envie de jouer, coach !
— Je peux te poser une question ? »

Gamboa ne quittait pas les yeux de l’écran, ce qui commençait à ennuyer Bielsa.

« — Je peux te poser une question ou pas ?
— Bien sûr, coach, dites-moi !
— Oh ! Arrête le jeu et regarde moi », ordonna-t-il.

Gamboa s’exécuta.

« — Dis-moi Fernando, qu’est-ce que tu donnerais pour gagner le match de demain ?
— Tout, coach ! Vous me connaissez bien…
— Mais qu’est-ce que ça veut dire, tout ?
— Ben, si je dois me jeter la tête la première, je le fais. Pour moi demain, c’est la vie ou la mort, c’est aussi simple que ça.
— Non ! Tu dois en faire plus ! Garde en tête que tu dois en faire plus que ça !
— Plus ? Je comprends pas.
— Plus ! Tu dois en faire plus ! »

La mauvaise réponse de Gamboa faisait monter sa colère.

« — Mais coach, plus que ça ? Mettre la tête, jouer chaque ballon comme si c’était le dernier, apporter du soutien à l’équipe, bien travailler la balle à partir de la défense…
— Non, c’est pas ça que je te demande. Tu ne me comprends pas !
— Ben, je sais pas, dites-le moi, vous.
— Pour te donner une image : nous avons cinq doigts à chaque main. Mais si on me promet qu’on gagne le clasico, je m’en coupe un !
— Mais coach, comment vous voulez que je fasse ça ? Comment voulez-vous qu’on se coupe un doigt ?
— Je sais. Je viens d’en parler à la maison et ma femme m’a dit la même chose. Mais peu importe, je te dis que je me coupe un doigt.
— Mais coach, quand on aura gagné cinq clasicos, on n’aura plus de main.
— Et merde, je vois que tu ne comprends que dalle à ce que je viens de dire ! »

Bielsa se mit debout, fit demi-tour et s’en alla. Le défenseur resta abasourdi, commençant enfin à comprendre ce qu’un match contre le rival historique de Rosario signifiait pour son entraîneur. Chaque clasico était une finale et la semaine d’avant-match permettait d’en mesurer l’enjeu. Le stade du Rosario Central, le Gigante de Arroyito, était plein à craquer. Le canalla arrivait sur la pelouse en tant que premier du championnat. Newell’s revenait d’une défaite contre le River.

Pour Bielsa et ses hommes, c’était un choc décisif. « Sa causerie fut une merveille. Avec tout ce qu’il nous avait dit et les informations dont nous disposions, nous n’avions pas le droit de perdre », se souvient Dario Franco. Pendant l’échauffement, les garçons étaient remontés à bloc. Les mots de l’entraîneur avaient touché chacun des joueurs. La gloire, les familles, la tradition ñulista et tous ces thèmes viscéraux furent mis en relief lors des quelques minutes durant lesquelles l’art oratoire et l’émotion de Bielsa se montrèrent transcendants.

Battre le Rosario n’était pas seulement un plaisir, c’était un devoir.

La rencontre fut inoubliable. En plus d’être leader, le Central était invaincu. Mais le Newell’s offrit une performance pleine de caractère, basée sur le pressing et le jeu en mouvement pour finir par s’imposer quatre buts à trois. Étant donnés l’enjeu et l’importance du match, ce fut leur meilleure prestation de tout le championnat. L’écart aurait pu être plus large et la domination fut parfois écrasante. Les buts de Gamboa de la tête, suite à l’une des nombreuses combinaisons sur coup de pied arrêté préparées à l’entraînement, et de Zamora, après une belle passe de Ruffini, donnèrent l’avantage au Newell’s avant la mi-temps. Avantage qui ne fut minimum qu’à cause du coup franc inscrit par Bisconti.

On reconnut à l’unanimité la supériorité écrasante des Rouge et Noir, qui privèrent d’abord leurs rivaux du ballon avant de faire preuve de dynamisme et d’efficacité en attaque. Franco, Zamora et Ruffini furent les artisans d’une victoire qui changea le cours du championnat. Beaucoup virent dans ce match la naissance d’un futur champion, et bien qu’on considérât généralement River Plate comme le grand favori, l’équipe de Rosario commençait à mettre en œuvre les principes fondamentaux du style que prônait Marcelo Bielsa. « Aucun titre ne vaut une victoire en clasico. Je renonce à toute consécration en échange d’une victoire contre le Rosario, même si nous les battons un demi but à zéro », répétait Bielsa du haut de sa passion rouge et noire.

Si certains avaient encore des doutes sur ses capacités, cette victoire consolida sa légitimité en tant qu’entraîneur du Newell’s. Battre le Rosario n’était pas seulement un plaisir, c’était un devoir. C’est pourquoi, même si peu de personnes le savaient à l’époque, il savoura la victoire avec ses proches en partageant avec eux la prime obtenue. La victoire contre le Rosario finit par convaincre l’opinion générale de ce que les joueurs et le staff technique savaient déjà : il y avait au Newell’s tous les éléments réunis pour accomplir de grandes choses. L’équipe s’était identifiée à ce que demandait l’entraîneur et les résultats commençaient à venir. Après le clasico, le Newell’s fit trois matchs nuls consécutifs contre le Gimnasia au Parque Independencia, contre le Ferro à Caballito et enfin face au Vélez Sarsfield à Rosario.

La rencontre contre l’équipe de Buenos Aires fut douloureuse car les hommes de Bielsa avaient marqué à cinq minutes de la fin, sur une tête de Gamboa, avant qu’Humberto Vattimos n’égalise avec une main validée par l’arbitre Jorge Vigliano. Malgré les nuls, la première place était proche et l’équipe faisait montre d’un beau football, dans un style affirmé. Bielsa reconduisait le onze titulaire à chaque rencontre. Le jeu en mouvement et le pressing s’imposaient comme les caractéristiques majeures de son schéma tactique. À cela s’ajoutait le travail physique de Castelli et les joueurs répondaient sur le terrain. « On devait varier notre jeu pour attaquer et ainsi faire la différence. Si tu essayais de l’expliquer à quelqu’un, il ne comprenait pas, mais Bielsa savait ce qu’il faisait », explique Dario Franco.

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Juan Manuel Llop
Il quittera le Newell’s en 1992

Newell’s attaquait avec son fameux trident : Zamora à droite, Boldrini dans l’axe et Ruffini sur l’aile gauche. À quoi venait se joindre Martino, cerveau de l’équipe qui dictait le tempo. Mais d’autres joueurs avaient aussi leur rôle dans les phases offensives. Franco faisait non seulement ses courses sur le côté gauche mais venait également jouer avec Llop dans l’entre-jeu, permettant à Berizzo de quitter la défense et d’occuper lui aussi le milieu de terrain.

Saldaña faisait de même depuis le côté droit. Pour récupérer le ballon, le travail de Llop était crucial et les latéraux attendaient chacun leur tour pour monter. Chaque adversaire inquiétait Bielsa, qui cherchait dans ses analyses à repérer ses faiblesses pour mieux faire mal et neutraliser ses qualités, afin de récupérer le ballon dès que possible. « Vous n’avez pas le droit de perdre la balle sans rien faire ! Faites comme si on vous avait arraché une couille ! », répétait-il avec humour.

Pendant les causeries d’avant-match, les joueurs écoutaient une description précise des caractéristiques-clés de l’adversaire. Bielsa ne cherchait pas à semer la crainte mais à proposer des solutions concrètes. En outre, il leur donnait des devoirs maisons.

« — Toto, t’as fait tes devoirs ? N’oublie pas qu’on doit se retrouver après le déjeuner.
— Non, pas encore ! Je dois me dépêcher de tout terminer. Je m’occupe d’El Grafico et d’El Cronista Comercial.
— Moi, j’ai déjà regardé l’actu sportive du Clarin et il me reste La Nacion. Après, on rassemble tout. »

Des dialogues comme ceux-ci, avec Franco et Berizzo, se répétaient toutes les semaines avec des personnages différents. Bielsa remettait aux joueurs du matériel journalistique de ses archives pour qu’ils puissent analyser leurs rivaux. C’était une manière de commencer à les plonger dans le match et en déduire des conclusions qui pourraient servir aux causeries ou aux entraînements tactiques. D’autre part, les bons résultats rendaient attractive toute proposition innovante. Les entraînements avaient eux aussi une place spéciale. Les mardis et mercredis matin, le groupe travaillait le physique avec Castelli.

Bielsa faisait l’éloge de son préparateur physique, qui avait à l’esprit qu’il fallait exiger le maximum d’efforts pour chaque activité, tout en évitant les lésions au moment d’essayer de nouvelles variantes footballistiques. Les charges étaient parfaitement équilibrées. Le premier contact de l’entraîneur avec le groupe avait lieu les mercredis après-midi. Bielsa y déployait son arsenal d’exercices. Un peu plus tôt, son assistant Carlos Picerni expliquait aux joueurs de l’équipe réserve ce qu’ils devraient faire face à ceux de l’effectif principal.

« Les entraînements tactiques étaient extraordinaires car nous étions surpris par les variantes de travail. Il y avait peu de répétition. Le but pouvait être le même, mais les façons de l’atteindre étaient différentes. Tous les exercices se distinguaient et cela nous enthousiasmait. On avait vraiment envie de faire les entraînements tactiques. Bielsa se distinguait des autres entraîneurs non seulement par son envie de travailler dur, mais aussi pour sa capacité d’adaptation. Ce qu’il avait éprouvé avec succès lors des entraînements de l’équipe réserve, il le répétait avec l’équipe première », se rappelle avec enthousiasme Gerardo Martino.

Bielsa cherchait une participation collective sur tous les plans afin d’en tirer un bilan. Il voulait que ceux qui pouvaient créer du jeu n’abandonnent pas la récupération et que les moins talentueux n’oublient pas la création. Il avait décidément écarté l’idée de mettre ses joueurs dans des cases fermées. Il fallait donner des ailes au joueur combatif et l’inviter à s’améliorer techniquement.

« On ne fera pas d’un type maladroit un phénomène. Mais on peut avoir un joueur plus intelligent, qui fasse de bonnes passes et propose des solutions. Je veux que chacun atteigne le seuil de son potentiel, sans se limiter à un rôle spécifique et en s’intéressant à toutes les phases du jeu », soutenait-il dans la presse.

L’opportunité était unique et tout le monde en rêvait. Cependant, ils n’avaient pas droit à l’erreur car un nul pouvait les laisser les mains vides.

En réalisant de superbes premières mi-temps, Newell’s fit plier le Deportivo Español et le Lanus pour prendre seul la tête du classement à la treizième journée de l’Apertura. Cela ne dura cependant que sept jours, vu que le nul à Cordoba contre les Talleres, sur une pelouse déplorable et sous une forte chaleur, conduisit les joueurs de Bielsa à partager la première place avec ceux de River Plate et de Rosario Central. Le scénario se maintint suite à la victoire face au Racing, étant donné que River Plate et le Central s’imposèrent eux aussi. Mais ce qui survint ensuite s’avéra décisif. Lors de la seizième journée, les Newell’s Old Boys réussirent un triomphe capital à Corrientes contre Mandiyu, grâce à un but de la tête de Cristian Ruffini en deuxième mi-temps.

Rosario Central et River Plate s’affrontèrent à l’Arroyito, se quittèrent sur un nul et firent l’affaire de l’équipe de Bielsa. La différence d’un point, à la fois petite et capital, se maintint jusqu’à la dernière journée. En effet, les triomphes contre Boca Juniors et Estudiantes, ce dernier à l’extérieur où les Newell’s mirent en marche le rouleau compresseur, leur permirent d’entamer le dernier chapitre de l’aventure avec une longueur d’avance sur River Plate. Lors de la dernière journée, l’équipe de Rosario fit face à San Lorenzo avec le privilège de ne dépendre que de soi-même pour remporter le titre. L’opportunité était unique et tout le monde en rêvait. Cependant, ils n’avaient pas droit à l’erreur car un nul pouvait les laisser les mains vides. « Je suis ravi qu’on doive aller chercher la victoire », répétait Bielsa avec sa conviction habituelle. L’histoire lui réservait une fin inoubliable.

 ¡ Newell’s, carajo !

La pelouse annexe au stade de Ferro était le témoin d’une scène invraisemblable. Cet homme qui priait avait abandonné le terrain et n’attendait plus que le dénouement ait lieu. Bielsa semblait possédé et s’en allait calmer ses nerfs à plus de cent mètres de l’endroit où il donnait des instructions à ses joueurs. Ses hommes avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir, mais on ne savait toujours pas si cela était suffisant. Les nouvelles venant de la pelouse de River Plate s’étaient transformées en une clé : celle du bonheur ou celle de l’amertume. El Loco était incapable de rester en place une seconde et il avait décidé de marcher jusqu’à trouver un coin où attendre le dénouement de l’histoire dans une parfaite solitude.

Certains le cherchaient en vain tout en l’imaginant vivre son calvaire tout près de là. Ce fut l’attente la plus longue de sa vie. Plus longue que tout le temps qu’il dut attendre pour diriger cette équipe de Première Division sur le point d’être sacrée championne. Pendant ce temps, sur la pelouse, les joueurs avaient eux aussi les nerfs à vif. La radio portable de Carlos Picerni, la même qui les avait informés au cours de l’après-midi, était pendue à l’oreille de Fabian Garfagnoli, et toute l’équipe attendait qu’El Gringo annonçât de bonnes nouvelles.

À ses côtés, Gamboa, les yeux fermés, implorait la fin du match entre River Plate et Vélez Sarsfield. Plus loin, Martino donnait la preuve que l’expérience ne sert à rien lorsque le suspense joue le premier rôle du spectacle. Certains parlaient avec les supporteurs à travers les gradins, d’autres priaient sur le terrain, éparpillés sur l’herbe. Les commentateurs de la radio locale encensaient le gardien de Vélez, l’ancienne gloire Ubaldo Fillol, dont les arrêts donnaient le point du nul à son équipe et le titre aux Newell’s Old Boys. Mais un but de River pouvait encore tout changer.

Ces six minutes de décalage entre la fin des deux matchs durèrent une éternité. Ce ne fut que lorsque Garfagnoli laissa exploser sa joie et quitta le banc des remplaçants telle une fusée que les joueurs comprirent qu’ils avaient gagné. De la tribune qui accueillait la foule venue de Rosario, on entendait des cris libérateurs, la passion et la folie s’emparant de chacun des hommes habillés en rouge et noir. Scoponi, Saldaña, Gamboa, Pochetinno, Berizzo, Martino, Llop, Franco, Zamora, Boldrini et Ruffini étaient les onze titulaires depuis la quatrième journée et la victoire décisive contre l’Union de Santa Fe.

Le titre appartenait aussi aux remplaçants Panciroli, Fullana, Pautasso, Garfagnoli, Roldan, Saez et Taffarel, qui jouèrent quelques matchs. Sur la pelouse annexe, Bielsa frémit en entendant les hurlements de la tribune. L’un des supporteurs du Newell’s le reconnut et l’invita à la fête. « Loco ! Looocooo ! Viens, but de Vélez, on est champions ! »

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Avec vingt-huit points acquis grâce à onze victoires, six matchs nuls et seulement deux défaites, les Newell’s Old Boys étaient sacrés champions de l’Apertura, dépassant River Plate de deux longueurs. Les hommes de Bielsa marquèrent trente buts, dont la moitié sur coups de pied arrêtés mais aucun sur penalty, et en concédèrent treize. Mais le fait le plus représentatif de leur parcours était l’absence de défaite à l’extérieur. Les cinq victoires et quatre nuls décrochés hors de ses terres donnaient la preuve d’un collectif qui voulait gagner sur tous les terrains.

C’était un vrai carnaval sur la pelouse. Les joueurs se serraient dans les bras et recevaient une foule de compliments. Quelques supporteurs envahirent le terrain pour tenter de récupérer des souvenirs de la victoire, mais ils n’étaient pas nombreux. La fête appartenait aux principaux protagonistes. La causerie tactique au rez-de-chaussée de l’Hôtel Embajador appartenait au passé, ainsi que l’acte symbolique que représentait la fermeture de la salle à manger à l’aide d’un paravent. Les 90 minutes de souffrance vécues lors du nul contre San Lorenzo aussi. Le magnifique coup franc de Cristian Ruffini avait donné l’avantage aux leprosos avant qu’une puissante frappe déviée de Zandona ne vienne égaliser et fixer le score final.

Avec ce nul, il fallait attendre le résultat du match du Monumental de Nuñez et la défaite de River était la réalisation du rêve des six derniers mois. Bielsa se joignit à la fête. On le serrait dans les bras et son corps fusionnait avec tous ceux qui le remerciaient pour cette conquête. Il était un supporteur parmi d’autres jusqu’à ce que, du haut des épaules de celui qui le portait, il demande un maillot et laisse exploser son émotion avec un cri qui secoua toute la ville de Ferro. « ¡ Newell’s, carajo ! Newell’s, putain ! C’est ce maillot-là, le plus beau ! » El Loco criait comme un dingue. En faisant tourner le maillot, il mettait en valeur les couleurs du club et les gens devenaient fous d’émotion. Cela ne pouvait pas se passer autrement. Son équipe avait respecté le style de jeu traditionnel du Newell’s, mais Bielsa y avait ajouté un esprit combatif et une solidarité qui les avaient amenés jusqu’au titre.

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¡ Newell’s, carajo !

Dans le vestiaire, il serra tous les joueurs sans ses bras, chanta toutes les chansons qu’on chantait et inventa les paroles de celles qu’il ne connaissait pas. Il félicita aussi tous les membres de son staff technique : Picerni, Castelli, Palena, Elio Barro, ainsi que les kinés Alberto Beltran et José Quiroga. Il savourait le titre comme un enfant.

Bien qu’exultant après la victoire face au Rosario Central, on ne l’avait jamais vu aussi heureux dans l’étouffant vestiaire du stade de Ferro. Face à la presse, il surprit tout le monde en disant que River Plate avait été la meilleure équipe du championnat, dans une déclaration pleine de sincérité. Puis il dédia le titre à un ami supporteur du Newell’s, absent au stade car il était privé de sa liberté.

À ce vieux compagnon de route à qui il apportait les journaux tous les jours en prison, il offrit la nappe de l’endroit où ils fêtèrent le titre, dédicacée par tous les joueurs. Dans ce restaurant situé au carrefour des avenues Figueroa Acorta et La Pampa, il salua les parents de plusieurs joueurs et les remercia pour le soutien inconditionnel. Les champions festoyaient en famille, presque comme un club amateur.

Le 22 décembre 1990, Marcelo Bielsa se dit que tous les excès seraient permis et que son rêve de toucher le ciel était devenu réalité. Sa phrase, son cri venant du fond du cœur, entra dans l’histoire leprosa et ce qu’elle représente signifie beaucoup plus que ces deux mots. L’expression de l’entraîneur se transforma en dicton populaire, une sorte de cri de guerre que les supporteurs emploient lorsqu’ils se souviennent du moment sublime de cette consécration. « ¡ Newell’s, carajo ! Newell’s, putain ! » De Rosario vers le monde entier.

Le secrétariat

« Ce qui est possible est déjà fait. Nous sommes en train de faire l’impossible. Nous avons besoin de temps pour les miracles. » À l’entrée du secrétariat technique, on pouvait lire cette phrase sur un panneau qu’avait installé Norberto Gonzalez, ancien dirigeant de Newell’s et collaborateur permanent. Avec ses neuf mètres carrés et sa porte en verre, le secrétariat se trouvait sous le vieux parterre du côté sud, aujourd’hui remplacé par la tribune Diego Maradona, collée au vestiaire de l’équipe locale du stade Parque Independecia. Daniel Carmona et Guillermo Lambertucci s’occupaient de l’endroit et même s’ils n’avaient pas d’horaire fixe, Bielsa demandait juste que l’un des deux soit toujours présent.

Depuis cet endroit un peu spécial, Bielsa orchestra son fameux voyage à travers tout le pays afin de repérer des talents. Mais une fois sa mission en tant qu’entraîneur en Première Division commencée, il le transforma en une sorte de QG. Le secrétariat technique était le laboratoire où l’on traitait une partie de l’information qui servirait à son travail de tous les jours. Il y recevait par exemple toutes les publications auxquelles il était abonné, à savoir les journaux et revues qui le mettaient au courant de tout le football argentin et mondial. Depuis l’Espagne arrivait Marca, on y archivait tous les suppléments sportifs de tous les journaux locaux et latino-américains qu’il obtenait grâce à ses contacts dans le milieu journalistique. On regroupait aussi des vidéos que l’entraîneur analysait et qui lui permettaient de tenir un carnet de notes de tout ce qui se passait sur la planète football.

Très perfectionniste, Bielsa voulait être au courant de tous les détails du club afin d’avoir la tranquillité nécessaire pour exiger le maximum des siens.

De plus, dans le but de perfectionner son équipe et de connaître les vertus et les défauts de ses adversaires, Bielsa établit un plan de travail interne. Pour organiser cette structure, il ordonna l’achat d’une télévision, d’une caméra et de deux magnétoscopes. Grâce à ces équipements, Carmona et Lambetucci réalisaient de manière artisanale tous les travaux que l’entraîneur leur demandait en début de semaine. Ils filmaient les matchs du Newell’s et de leurs opposants. Les actions offensives et défensives, les buts marqués et encaissés, à domicile et à l’extérieur, tout y passait.

En rembobinant et en avançant, en s’attardant sur chaque action, l’entreprise prenait forme. Des équipes comme Vélez, Lanus, Gimnasia y Esgrima La Plata, Estudiantes et Ferro s’en inspirèrent. Un réseau se mit en place à partir duquel on s’échangeait du matériel et pouvait disposer d’une meilleure information. Bielsa œuvrait à ce que chaque joueur regarde les vidéos de l’équipe et il créa une démocratie informative inédite.

« On jouait les équipes contre qui Ferro avait déjà joué, c’est pourquoi on demandait à Griguol de nous envoyer les vidéos des matchs de son équipe, et vu le respect qu’il avait envers Bielsa, cela a pu se faire. En recevant le match du prochain rival, on avait du même coup celui de l’équipe de Caballito. Et lorsqu’on a dû rencontrer Ferro à la quinzième journée, on disposait de tout ce dont on avait besoin pour les analyser. Bien que Griguol m’a dit qu’il n’avait besoin de rien, Bielsa m’a obligé à lui envoyer les vidéos de quatorze matchs du Newell’s », se souvient Carmona.

Connu au club sous le surnom d’El Negro, le « secrétaire technique » avait une étrange habitude, qu’il répétait toutes les semaines. Sur une grande table qui complétait le décor de l’endroit, se trouvaient les correspondances entre l’entraîneur et les supporteurs. Pour l’entraîneur, la communication avec los hinchas était essentielle. C’est pourquoi il prenait toujours un moment pour regarder chacune des lettres reçues et indiquait à Carmona la réponse à donner à chaque sympathisant, si dérisoire fût le contenu du billet. Ensuite, sur sa petite Zanella 50, Carmona partait remettre aux fans les réponses du coach. Très perfectionniste, Bielsa voulait être au courant de tous les détails du club afin d’avoir la tranquillité nécessaire pour exiger le maximum des siens.

Ainsi, il tâchait de savoir si les employés recevaient leurs salaires sans retard. Pour lui, celui qui recevait sa paye le jour convenu devait accomplir son boulot à la lettre, et le fait de savoir que le club rémunérait ses salariés en temps et en heure lui permettait de leur demander en toute quiétude un résultat en retour. Cependant, son obsession lui jouait parfois de mauvais tours. Un après-midi, il invita Carmona à prendre le goûter chez lui avec Dario Franco, qui depuis quelques jours était rentré de l’étranger. Son assistant devait terminer un travail, mais il céda devant l’insistance de Bielsa. Après la fin du goûter, l’entraîneur arriva au secrétariat technique et reprocha à Carmona de ne pas avoir terminé sa tâche en lui rappelant que travail et amitié ne se mélangeaient pas.

Au bout de quelques minutes, il se souvint que c’était lui qui l’avait invité : « Tu as raison, au temps pour moi, Daniel. » Le secrétaire apprit à utiliser tous les moyens pour atteindre ses objectifs, et il tira une leçon de chaque expérience vécue aux côtés de l’entraîneur. Comme cette fois où Bielsa, encore entraîneur de l’équipe réserve, lui avait dit d’avertir Jorge Roberto Cerino qu’il s’entraînerait le matin. Le jeune attaquant vivant à San Nicolas, Carmona n’avait pu le contacter.

« — Regarde Marcelo, il n’y a pas moyen. J’ai appelé chez lui mais il ne répond pas. Choisis un autre joueur et je l’appelle.
— Non. Il me faut celui-là et pas un autre. Il y a toujours un autre moyen. Appelle la pizzeria d’à côté et dis-leur de glisser un mot sous sa porte. »

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Les champions
El Gráfico, la revue sportive la plus lue d’Amérique Latine

Le soir, Cerino finit par entrer en contact avec Carmona et le lendemain à 10 h, il était sous les ordres de Bielsa. El Negro n’oublia jamais l’anecdote ni la phrase de Bielsa : « Ne jamais se passer du plus petit effort. » Le secrétariat s’avéra être un endroit crucial pendant l’ère Bielsa. Des étagères remplies de boîtes et rigoureusement classées occupaient tout l’espace. Pour retrouver facilement la vidéo d’un match, l’ordre était fondamental. Un ordinateur venait compléter ce bureau de travail. Enfin, un élément pittoresque : dans un coin se trouvait le sachet de sucettes que la señora Nelly, chargée du kiosque du club, avait offert à Marcelo pour remplacer la cigarette.

Quand Bielsa partit au Mexique, Carmona continua à travailler pour lui en toute clandestinité. Tous les quinze jours, il lui envoyait un colis avec toute l’actualité du Newell’s et du championnat argentin, ainsi que les journaux et leurs suppléments sportifs respectifs. Leur amitié fut préservée malgré la disparition d’un exemplaire de la revue El Grafico sur le titre du Newell’s. Bielsa sonna chez le secrétaire pour pointer du doigt sa responsabilité, avant de lui laisser un message affectueux : « Daniel, excuse-moi pour ce que je t’ai dit. Demain, je rentre au Mexique, mais nous sommes toujours amis. »

De nos jours, tous les entraîneurs obtiennent facilement toutes les informations pouvant leur être utiles. Mais au début des années 1990, Bielsa était un pionnier. Cela ne lui permettait pas nécessairement de remporter un match, mais dans sa tentative de ne rien laisser au hasard, tout était valable.

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Suite au titre de l’Apertura, l’effectif du Newell’s devait appréhender le tournoi suivant comme un laboratoire servant à préparer les futures épreuves. Cependant, pour des raisons d’organisation, l’Association de Football Argentin décida que lors de cette saison particulière, la première avec les deux tournois, le champion du pays serait le vainqueur de la rencontre opposant la meilleure équipe de l’Apertura à celle du Clausura. Néanmoins, l’équipe du Newell’s qui s’apprêtait à disputer le Clausura connut quelques changements. Le premier fut le départ de Gerardo Martino. Suite à la première journée où il porta le brassard de capitaine et guida ses coéquipiers lors de la victoire deux buts à zéro face à Platense, El Tata reçut une offre de prêt alléchante du club espagnol de Tenerife, l’invitant à évoluer en Liga pendant quatre mois.

Son départ fut une perte considérable non seulement pour son influence sur le jeu du Newell’s, mais aussi pour son rôle de leader au sein du groupe. Sa foi dans le projet constituait un soutien indispensable à Bielsa, qui appréciait énormément ses qualités humaines. Sa modestie face au succès ne passait pas inaperçue aux yeux de l’entraîneur, d’autant plus que le titre leur octroyait une nouvelle visibilité. « J’ai assumé le fait d’être un homme public, mais j’ai beaucoup de mal à en gérer les conséquences. J’aimerais apprendre avec Martino. Toujours aimable et à l’écoute, toujours un vrai monsieur. » La victoire de l’Apertura avait transformé Bielsa en une véritable célébrité locale.

Dans une ville de football comme Rosario, échapper à ce type de notoriété était une affaire complexe, et ce même dans les endroits qu’il avait l’habitude de fréquenter et où il n’était qu’un paroissien de plus. « Gagner est une invitation à s’exprimer, c’est pourquoi j’essaie d’être toujours moi-même. Cela fait quinze ans que je vais tous les matins à l’Internacional, un café situé au carrefour du 3 de Febrero avec l’Ayacucho. C’est un cas extraordinaire. Je n’y ai pas d’amis et les serveurs, toujours les mêmes, ne m’adressent qu’un simple salut. Mais depuis que j’ai commencé à être célèbre, il y a toujours quelqu’un qui vient me féliciter ou me demander quelque chose qui n’a rien à voir avec ce que je lis dans les pages de mon journal. »

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Mauricio Pochettino
Défenseur du Newell’s de 1988 à 1994

Quant aux arrivées, l’effectif ne changea pas beaucoup. Ariel Cozzoni, un buteur expérimenté du club, rentra de son séjour en Europe pour se joindre au groupe habituel. Fidèle à son style, Bielsa voulait intégrer peu à peu les jeunes issus du centre de formation et de l’équipe réserve. Dans cette logique, Juan Carlos Roldan, natif de Santiago del Estero, prit la place que Martino avait laissée vacante, bien que ce fut Zamora qui prit son poste de titulaire et exerça le rôle de créateur en descendant d’un cran. L’équipe réalisa de bonnes performances au début du tournoi.

Lors des dix premières journées, le Newell’s Old Boys obtint quatorze points sur les vingt possibles, occupant la dernière place du podium derrière Boca et le Racing : une seule défaite face à Independiete, quatre nuls contre Huracan, Union, River Plate et Gimnasia, et trois victoires contre Argentinos Juniors, Chaco For Ever et Ferro. Le moment qui resta dans les mémoires fut cette victoire écrasante lors du derby de Rosario quatre buts à zéro. L’écart entre les équipes rappela la rencontre de l’Apertura, excepté le fait que cette fois, la défense leprosa ne concéda aucun but.

On considéra le but magnifique de Fabian Garfagnoli, qui avait remplacé Fullan, comme la plus belle action du match. Pochettino et Cozzoni, à deux reprises, inscrivirent les trois autres buts. Le Newell’s remporta ainsi les deux derbys de la saison en marquant huit buts, pour la plus grande joie de ses supporteurs.

À ce stade, Bielsa était pour les médias un personnage à la fois attractif et paradoxal. Comme lorsqu’il entraînait les équipes inférieures du Newell’s, il connaissait toutes les caractéristiques fondamentales des joueurs argentins et suivait ses adversaires ainsi que l’évolution des schémas tactiques à travers le monde de près. Cela soulignait une similitude entre lui et Carlos Bilardo, lui aussi grand adepte des vidéos. La presse, d’après qui tout le monde était influencé soit par Bilardo, soit par Menotti, n’hésitait pas à rapprocher le goût de Bielsa pour l’image à celui de l’entraîneur champion du monde en 1978. En effet, Bilordo n’utilisait les images qu’afin de trouver de nouveaux moyens pour attaquer son adversaire.

Pour Bielsa, si l’idée de défense se réduisait au fait que les joueurs « courent ensemble » et apprennent quelques principes de marquage et de pressing, l’aspect offensif serait toujours en évolution. D’où son envie de privilégier les entraînements portant sur l’attaque. Les premières rencontres donnaient l’impression que le Newell’s réaliserait à nouveau un beau parcours, mais quelques blessures et une certaine irrégularité dans le jeu les éloignèrent peu à peu du podium. Les jeunes joueurs comme Domizzi, Cerro Lunari ou encore Bernati jouaient à peine leurs premières minutes en tant que professionnels et commençaient à intégrer le banc des remplaçants.

Au cours des neuf dernières journées, l’équipe ne gagna qu’un seul match face aux Talleres de Cordoba, fit quatre nuls et en perdit autant. Le manque de réalisme dans la finition les empêcha dans certains cas d’obtenir un résultat plus favorable. Comme le dit l’entraîneur, « le succès laisse toujours une bosse ». Le Newell’s termina le Clausura à douze points de Boca, le vainqueur, en nourrissant de nombreux doutes sur leur jeu. Bielsa pensait déjà à la finale et profita de la fin du championnat pour tester de nouvelles variations.

De retour d’Espagne, la présence de Tata Martino au match décisif était assurée. En difficulté et en condition d’outsider selon la presse sportive, Newell’s s’apprêta à affronter Boca en finale. Le défi était de taille, mais les joueurs l’assumèrent avec aplomb, après dix-neuf journées de préparation. En 180 minutes, ils pouvaient passer de vainqueurs de l’Apertura à champions d’Argentine.

Champions

« Je ne me fais pas d’illusion, nous sommes affaiblis. Remporter la finale serait un exploit qui restera dans les annales du football. Une défaite digne ne m’intéresse pas, je veux gagner. » Bielsa savait que son équipe aborderait ces rencontres décisives contre Boca avec beaucoup de faiblesses, et il ne le cachait pas. Alors que l’équipe xeneise arrivait en finale stimulée par le titre du Clausura, le Newell’s n’avait pas terminé la seconde partie du championnat dans de bonnes conditions. Ruffini avec une déchirure, Boldrini touché aux aducteurs et Salgado à peine remis de son opération du ménisque formaient la liste des blessés qui affaiblissaient le potentiel de l’équipe. Sans compter Sergio Stachiotti, remplaçant de Gamboa, qui souffrait lui aussi d’une déchirure.

Bielsa y mesura la force de son opposant et en tira de précieuses conclusions.

De surcroît, le second match de la finale aurait lieu à la Bombonera, le mythique stade de Boca. Le Newell’s devait jouer le premier match sur le terrain de Rosario Central et on n’avait pas accédé à leur souhait de modifier les dates des matchs. Tout semblait donner l’avantage à l’équipe de Buenos Aires, qui partait clairement favorite. Pour couronner le scénario catastrophique, Fernando Gamboa et Dario Franco étaient en stage avec la sélection nationale, qui disputerait la Copa América au Chili, et leur absence se faisait remarquer. Boca était pour sa part privé de Diego Latorre et de Gabriel Batistuta, mais l’entraîneur Oscar Tabarez pouvait compter sur Gerardo Reinoso et le Brésilien Renato Gaucho pour faire oublier les absents. Sans se montrer intimidé le moins du monde, Bielsa avait confiance en ses hommes et ne le démontrait pas qu’avec des mots.

Alors qu’il aurait pu utiliser les places laissées vacantes par les internationaux, il n’intégra aucune nouvelle recrue. Bien qu’il souhaitait l’arrivée de Roberto Sensini, il ne proposa pas d’alternative à ses dirigeants lorsque le transfert échoua. Ce n’était pas une question d’austérité, mais de principe. Puisqu’il en était arrivé là avec les mêmes joueurs, il ne pouvait pas changer son idée de jeu à l’heure de vérité. Fullana et Garfagnoli seraient alignés dans le onze de départ, ce qui l’obligea à effectuer quelques changements tactiques. Le groupe prit conscience du geste de l’entraîneur et cela se ressentit : l’équipe était certes affaiblie mais les circonstances la rendirent plus soudée.

« Le fait qu’il n’ait pas fait appel à de nouveaux joueurs était le symbole de son soutien et de sa confiance en nous. Cela nous a beaucoup aidé, car ni collectivement, ni individuellement nous n’étions au top de notre forme », se souvient Martino. Avant la finale, Boca battit le Newell’s un but à zéro lors de la dix-septième journée dans un match qui servit de préparation à la finale. Bielsa y mesura la force de son opposant et en tira de précieuses conclusions. Cependant, tout ne se passait pas bien avant ces deux matchs capitaux. Mécontent de la prestation de son onze titulaire face aux remplaçants, Bielsa interrompit le dernier entraînement avant la première rencontre. Il réunit le groupe dans le vestiaire et leur parla une heure entière avant de regagner le terrain, où il put constater quelques améliorations.

« Il nous a détaillé des consignes au tableau pendant un bon bout de temps. C’était une conversation purement footballistique qui nous a permis de rectifier certaines choses. Llop jouait libéro et Toto Berizzo au milieu de terrain. On était un peu perdus et ses mots nous ont aidés à mieux nous orienter », explique Martino. Les deux matchs eurent lieu en l’espace de seulement quatre jours. Le Newell’s disputa les deux rencontres avec Scoponi ; Garfagnoli, Llop, Pochettino, Fullana ; Martino, Berizzo, Saldaña ; Zamora, Cozzoni et Domizzi. À l’Arroyito, les Rosarinos furent supérieurs et remportèrent la victoire un but à zéro, grâce à une tête de Berizzo au début de la seconde mi-temps.

L’avantage était court mais il permit à Bielsa de défier Boca à la Bombonera avec un peu plus d’optimisme. Les remplaçants de Gamboa et Franco correspondaient à ses attentes et les changements de position de certains autres joueurs se révélèrent fructueux. « L’absence de nouvelles recrues prouvait qu’on était un bloc solidaire. Et il m’est arrivé une chose inhabituelle : sur les coups de pieds arrêtés, le Brésilien Renato Gaucho me suivait au marquage. Je lui ai mis un coup de tête durant l’action du but. Je me souviens encore de ce joueur, qui ne s’occupait pas de ses affaires… Mais bref, aucune importance », raconte Berizzo.

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Berizzo écoute les conseils de Bielsa
Finale de 1991 contre Boca Juniors

Le 9 juillet, la rencontre-clé se joua sous une pluie fine. Pour le Newell’s, ce fut une lutte acharnée. Sur la pelouse, Martino dut quitter le terrain suite à un tacle criminel du défenseur xeneise Carlos Moya, ce qui les priva de leur élément le plus dangereux en attaque. Bielsa fut exclu par l’arbitre Francisco Lamolina et ne vit pas la fin du match depuis le banc des remplaçants.

Il resta quelques temps dans le vestiaire, faisant les cent pas autour du lit sur lequel reposait El Tata, mais il ne pouvait pas s’empêcher de remonter le tunnel qui menait au terrain pour essayer de prodiguer quelques instructions. Avec la complicité d’un policier supporteur de River, Carlos Altieri devint l’émissaire qui transmettait les messages de Bielsa aux joueurs, jusqu’à ce qu’il soit repéré et expulsé à son tour. Bielsa était indomptable. Il n’avait jamais autant souffert pendant un match.

Sur la pelouse boueuse, ses joueurs faisaient ce qu’ils pouvaient pour soutenir les assauts d’un Boca fou de rage, qui finit par trouver sa récompense à neuf minutes de la fin, grâce à un but de Renato Gaucho. Suivirent les prolongations, et comme rien ne changeait, le champion serait déterminé par une séance les tirs aux buts… Tandis que Graciani et Claudio Rodriguez commençaient la série de Boca, Scoponi arrêtant leurs tirs coup sur coup, Berizzo et Llop, le grand joueur de la finale, donnèrent un bel avantage au Newell’s. Giunta marqua pour les xeneises, Zamora en fit autant et la frappe à coté de Pico décréta la victoire des Rouge et Noir de Rosario !

Sous les regards euphoriques des 8 000 supporteurs qui avaient fait le déplacement, Bielsa se rua sur le terrain pour fêter le sacre avec ses joueurs. Son pull noir se salissait à chaque accolade reçue, et la joie des Rosarinos se répandit dans la Bombonera. Il ne se contrôlait plus. Newell’s était enfin champion d’Argentine. Certains supporteurs de Boca reconnurent l’effort des vainqueurs et les applaudirent. Bielsa souligna la solidarité de ses joueurs et l’importance du match contre Boca lors de la dix-septième journée du Clausura. Il rappela qu’après la défaite, une ambiance d’enterrement régnait dans le vestiaire. La rencontre avait été cruciale car l’équipe se remit à jouer comme à la belle époque de l’Apertura et retrouva l’esprit de compétition. Pour les leaders comme Martino, Llop, Scoponi et Cozzoni, le titre vint comme une délivrance face au match perdu à domicile contre Boca, tandis que pour les jeunes du centre de formation, c’était avant tout le plaisir d’être promu en équipe première avec leur mentor, et d’évoluer parmi les meilleurs joueurs du football argentin.

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Bielsa exulte
Une soirée inoubliable

« Je rêvais d’une chose qui est devenue réalité : faire de Newell’s une équipe qui joue un football différent, dont le trait principal est le mouvement et où tous les joueurs jouent à tous les postes. J’ai en tête quelques images. El Tata Martino avec la balle au pied et la tête levée, pouvant choisir entre cinq possibilités. Saldaña qui monte, Ruffini qui vient proposer, Boldrini sur l’aile, Berizzo qui fait un appel et Zamora en arrière », déclarait un Bielsa extasié.

On avait parfaitement compris son message et l’idée selon laquelle les finales font les acteurs. On gagne d’une façon et on perd d’une autre. Le titre venait couronner une année de travail intense. « On a vingt sur vingt si on gagne, et zéro si on perd. Je leur ai dit que je me fichais de la manière dont cela se passerait. Celui qui gagne est le meilleur et celui qui perd est le moins bon. Je leur ai dit de ne pas se laisser avoir par ces histoires de “défaites dignes” et de “victoires honorables”. C’était la vie ou la mort. Je le leur ai dit en ces termes et ils l’ont compris. Le hasard a voulu que ce soit la vie. »

Ce 9 Juillet 1991 fut une date majeure pour tout le peuple leproso, et ils n’en finirent pas de le fêter. Un groupe de jeunes joueurs qui n’étaient pas dans les meilleures conditions s’était brillamment préparé et, emmené par son leader, avait conquis la gloire. La vieille affiche à l’entrée du secrétariat général leur donnait raison. Il fallait simplement se donner du temps pour que les miracles aient lieu.

À la dérive

« — Je dois partir, Carlos. J’ai déjà tout essayé, sans succès. Je dois partir.
— C’est vrai, Marcelo. Jusqu’ici je te suivais, mais nous avons déjà tout fait. Quand l’entraîneur n’arrive plus à transmettre son message aux joueurs, il faut s’en aller. Sauf si tu trouves une autre de tes idées de génie.
— J’en ai une, mais c’est compliqué. Si l’équipe accepte qu’on s’enferme à nouveau d’ici la fin du championnat, nous pouvons nous en sortir. Si c’est comme ça, nous resterons. »

Le dialogue entre Bielsa et Picerni témoignait de la difficulté du moment : c’était l’heure du choix. La continuité de l’entraîneur ne tenait qu’à un fil et seul le sacrifice des joueurs pouvait lui donner une chance de revenir sur une décision qui semblait déjà prise. Il fallait sauver le projet de Bielsa. Martino préparait sa formation d’entraîneur tandis qu’il profitait de ses dernières années en tant que joueur professionnel. Picerni alla le chercher à Granadero Baigorria, l’endroit où El Tata prenait ses cours, et lui exposa la situation.

« — Regarde, Tata, Marcelo veut partir. Le seul moyen de le retenir, c’est que l’équipe parte s’isoler pour les neuf dernières journées avant la fin du championnat.
— Que veux-tu que je fasse ?
— Si tu es d’accord, on le fait. Si d’après toi les autres peuvent être de la partie, je dis à Bielsa de ne pas présenter sa démission et il abandonne cette idée.
— On ne veut pas qu’il s’en aille. Dis-lui que quoi qu’il fasse, ses joueurs le soutiendront. »

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Ariel Cozzoni
En 1991, il quitte le Newell’s pour Toluca

Lors de l’entraînement suivant, à Bella Vista, Martino regroupa les joueurs les plus expérimentés et les jeunes les plus importants. Sous un arbre qui les protégeait de la pluie qui tombait, il leur expliqua la conjoncture et l’intention de Bielsa. Zamora, Scoponi, Llop, Berizzo, Gamboa et Pochettino l’écoutèrent attentivement. Ils saisirent l’importance de la situation et admirent que si l’isolement était la seule solution, il n’y avait rien à ajouter. Évidemment, cette fois, Bielsa habita tout le temps sous le même toit que ses joueurs. Ce qui importait, ce n’était pas les infrastructures précaires mais le bien-être du groupe. Cet Apertura fut une torture.

Tout changea radicalement suite au titre obtenu durant cet inoubliable après-midi du 9 Juillet. Le groupe dut faire face à de nombreux départs pour démarrer la nouvelle saison. Franco fut transféré à Saragosse, Boldrini rejoignit Boca et Cozzini s’en alla au Mexique. Et Castelli, le préparateur physique, quitta le staff pour réprendre sa carrière d’entraîneur, tandis que Carlos Borsi le remplaça. Le début du tournoi fut catastrophique. Avant que Bielsa ne décide de rejoindre le Lycée de Funes, l’équipe n’amassa que cinq points au cours des dix premières journées.

Une victoire face à Quimes était l’unique raison de sourire. Les nuls contre Ferro et le Racing leur offrirent quelques points. Mais le plus douloureux fut sans doute les défaites face à Rosario Central — le seul clasico que perdit Bielsa à la tête du Newell’s Old Boys —, Gimnasia, Belgrano de Cordoba, Vélez, Deportivo Español et Mandiyu de Corrientes. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la même équipe qui venait d’être sacrée championne quelques mois auparavant pourrissait désormais à la dernière place. La déception était générale. Les arbitres avaient expulsé des joueurs rosarinos à dix reprises.

Même Bielsa dut quitter prématurément sa place sur le banc lors des matchs contre Quilmes, Racing et Ferro. « J’ai envie de mourir après chaque défaite. C’est toujours l’enfer la semaine d’après. Je ne peux pas jouer avec ma fille, je ne peux pas manger avec mes amis. C’est comme si je n’avais pas droit à ces plaisirs quotidiens de ma vie privée. C’est comme si pendant sept jours on m’interdisait d’être heureux. »

C’était la première fois au cours de sa glorieuse carrière que l’équipe ne lui répondait plus. Ils restèrent au lycée de Funes jusqu’à la fin du championnat et n’avaient comme jour de sortie que le mercredi. Après l’entraînement, Bielsa accordait un peu de liberté à ses hommes, à condition qu’ils rentrent avant minuit. L’honneur des joueurs était en jeu et la perspective de finir dernier les torturait tous. Il y eut du progrès pendant la deuxième partie de l’Apertura et le Newell’s ne perdit qu’un seul match sur neuf, celui contre le futur champion River Plate. Les victoires face à Independiente et Estudiantes, les deux sur le score de trois buts à zéro, leur permirent de gagner des points importants et de quitter la dernière place du classement.

Les nuls contre Huracan, Boca, Talleres de Cordoba, San Lorenzo, Argentinos et Platense mitigèrent tout de même la fin du semestre, qui se solda par une quinzaine de points gagnés et une avant-avant-dernière place, devant l’Union de Sante Fé et Quilmes. Néanmoins, l’indiscipline ne s’arrangea pas, comme l’illustrèrent les expulsions de Pochettiino, Lunari et Zamora.

La joie et la déception lui montraient à nouveau les deux visages du sport.

Après le titre, l’équipe connaissait une sévère dégringolade. Dans une certaine mesure, on pouvait penser que la chute était logique, puisqu’après tous les efforts fournis, une certaine suffisance des joueurs apparaissait de manière spontanée. Bien que Newell’s n’était pas équipe à entamer une compétition avec l’obligation de la remporter, la mauvaise passe dura trop longtemps. C’était le prix à payer d’une saison victorieuse et tendue.

Bielsa termina l’année avec une sensation ambiguë. D’un côté, l’extase de la victoire à la Bombonera, de l’autre, la piètre campagne de l’Apertura. La joie et la déception lui montraient à nouveau les deux visages du sport. Néanmoins, le Clausura et la Copa Libertadores lui donnaient à nouveau le droit de rêver, et de nouvelles pages miraculeuses de son cycle au Newell’s restaient à écrire.

Un début inattendu

En 1988, le Newell’s était à un pas de remporter la Copa Libertadores. Avec un effectif composé majoritairement de joueurs issus de son centre de formation, ils réalisèrent un parcours remarquable avant de succomber en finale face au Nacional de Montevidéo. Tandis que pour les emblématiques Martino, Llop et Scoponi l’heure de la revanche était venue, pour les jeunes il s’agissait de la possibilité de se frotter pour la première fois aux grands du continent américain. Quelles que soient les raisons, disputer le tournoi continental quatre ans plus tard représentait le défi le plus important de l’année. Les joueurs reprirent les entraînements après les fêtes de fin d’année.

Si la plupart des clubs argentins était en vacances jusqu’au 12 janvier, les hommes de Bielsa décidèrent eux-mêmes de commencer les exercices physiques trois jours plutôt. L’entraîneur les rejoignit un peu plus tard car il était alors en mission en spéciale pour trouver un nouveau préparateur physique. En déplacement en Uruguay, il rencontra Estaban Gesto, un candidat au poste, qui fut finalement refusé car ses méthodes n’étaient pas adaptées au style de pressing qu’exerçaient le Newell’s. Parmi les possibles recrues, on évoquait le retour de Juan José Rossi et le club s’était penché sur le dossier du Paraguayen Alfredo Mendoza, joueur de Mandiyu de Corrientes, même si son prix était très élevé pour le marché local.

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Julio Zamora
Titulaire de 1990 à 1992

Cependant, un autre protagoniste vint troubler la préparations des joueurs du Newell’s. River Plate chercha à connaître le prix de Tata Martino et semblait disposé à l’emmener du côté de Nuñez. Dans un bureau de l’AFA, le vice-président du club, Mario Garcia Eyrea, ironisait et fit savoir informellement au président de River, Alfredo Davicce, qu’il désirait en échange la star millionnaire Ramon Diaz. Fidèle à ses habitudes, Bielsa ne mit pas d’obstacle au transfert du joueur. Il avait déjà agi de cette façon lorsque Berizzo était sur le point de rejoindre le Sporting de Gijon.

Pour lui, empêcher le départ d’un joueur revenait à le considérer comme indispensable, chose qu’il ne jugeait pas bénéfique. Dans tous les cas, il avait expliqué aux dirigeants qu’il était possible de remporter la Libertadores à condition de ne pas changer radicalement l’effectif. Finalement, l’idole resta au club et quelques nouvelles têtes arrivèrent. D’une part, Rodolfo Valgoni devint le nouveau préparateur physique de l’effectif professionnel.

D’autre part, le retour de Rossi se confirma et suite à des négociations interminables, les dirigeants satisfirent les exigences de Bielsa en officialisant le recrutement du Paraguayen Mendoza, le transfert le plus cher de la saison. Au début du championnat, Bielsa aligna ses nouvelles recrues dans le onze titulaire et le Newell’s battit Quilmes. Malgré cela, la priorité était la Libertadores, dont le premier match fut catastrophique.

Lorsqu’une équipe est dans un grand soir et que l’autre vit une journée terrible, il peut arriver ce qui eut lieu lors de la première journée en phase de groupes de la compétition continentale. San Lorenzo tint le choc au début avant d’écraser l’équipe de Bielsa six buts à zéro lors d’une véritable démonstration d’efficacité et réalisme. Alberto Acosta était particulièrement inspiré et inscrivit un triplé pour l’équipe de Buenos Aires. La supériorité porteña fut sans appel, mais elle ne reflétait pas la différence réelle entre les deux clubs.

C’est pourquoi il était si difficile d’expliquer une défaite aussi humiliante. « Nous n’avons pas existé », résuma Julio Zamora. Bielsa assumait la faute de la défaite : « Lorsque les erreurs sont d’une telle ampleur, aussi grossières, on doit en conclure que l’entraîneur est le responsable. » San Lorenzo ouvrit le score à la 28e minute, et tout ce qui s’ensuivit fut catastrophique. La défaite servit aussi de leçon au le groupe. Quelques jours avant le match, les joueurs étaient réunis au lycée et regardaient un match amical entre le Real Madrid et le Colo Colo du Chili, qui s’acheva par une victoire écrasante des madrilènes six buts à un. Alors qu’ils n’avaient pas hésité à se moquer des Chiliens, la réalité les rattrapa et leur fit le même coup quelques jours plus tard ; cela les invita à faire preuve d’humilité. C’était un scénario désolant.

Le sacrifice fait à l’intersaison semblait vain au bout d’un seul match. Il fallait impérativement calmer les nerfs et réfléchir. Loin de présenter des signes de faiblesse, Bielsa était prêt à surmonter l’obstacle et les dirigeants affichaient leur soutien. Le jour où Cristian Domizzi connut Bielsa, il l’invita à se battre. C’était en 1986 et Domizzi évoluait avec le Central Cordoba, qui était opposé au Newell’s ce jour-là pour la finale de la Ligue Rosarina.

L’avant-centre avait donné l’avantage à son équipe, mais soudain il perdit patience et défia El Loco. « Pendant tout le championnat, on nous a honteusement volés. On aurait dit que pour gagner, il fallait qu’on escalade l’Everest. Finalement, les deux équipes avaient le même nombre de points et la finale s’est jouée au Parque Independencia. Je l’ai affronté parce qu’il criait tout le temps, du coup je voulais la bagarre. Mais le préparateur physique est intervenu et Bielsa m’a laissé tranquille, il parlait tout seul. » Domizzi se rappellera l’épisode à jamais. Bielsa aussi. Et lorsqu’en 1990 le joueur intégra l’effectif du Newell’s, l’entraîneur ne l’accueillit pas chaleureusement.

« — Tu te rappelles la fois où tu as voulu te battre avec moi ?
— Oui, Marcelo, mais c’était une autre époque. C’est de l’histoire ancienne.
— Bon, sois là lundi et on en reparlera. »

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El Coloso del Parque
Le stade a été rebaptisé Estadio Marcelo Bielsa en 2009

Après l’entraînement, Bielsa l’entraîna dans un coin et, en compagnie de Picerni et Griffa, lui exposa ses possibilités d’avenir.

« — Tu as envie de rester au Newell’s ?
— Si c’est possible… j’aimerais bien, oui.
— Bien, bonhomme, mais je veux que tu saches que tu seras le cinquième attaquant de l’équipe.
— Ça, c’est ce que vous pensez maintenant. On verra ce qu’il en sera dans quelques temps ! »

Doté d’un fort caractère, Domizzi faisait partie de ces joueurs que Bielsa appréciaient pour leur esprit d’équipe et leur combativité, ainsi que pour leur intelligence tactique – même s’il ne marquait pas souvent au début. Si bien qu’il resta muet pendant les dix premiers matchs, avant de mettre le ballon au fond des filets. Sa solidarité sur le terrain et sa capacité à presser les adversaires faisaient de lui un élément précieux. Pour qu’il soit plus efficace, l’entraîneur lui montrait des vidéos d’attaquants européens.

Domizzi devait s’inspirer des mouvements et des appels des avant-centres évoluant sur le Vieux Continent. « Je me souviens du jour où il m’a apporté les cassettes du Finlandais Jari Litmanen. Je n’avais aucune idée de qui c’était. Après, le type est devenu un phénomène à l’Ajax, mais quand Bielsa m’a donné ses vidéos, il jouait encore en Finlande et personne ne le connaissait. Je ne pouvais pas y croire ! Il n’y avait que Bielsa pour se procurer ces images ! »

Lors de sa deuxième saison, il gagna sa place de titulaire et prit régulièrement place sur l’une des deux ailes. À l’instar de Domizzi, d’autres jeunes joueurs avaient leur chance avec Bielsa, qui cherchait à redonner du sang frais à l’effectif. Alfredo Berti connaissait déjà El Loco depuis l’équipe réserve, quand il n’avait que 17 ans. Sa vivacité et son effort au marquage furent bénéfiques au Newell’s. Berti avait une relation très spéciale avec Bielsa. Passionné de tactique, il était capable de regarder trois ou quatre matchs en intégralité par jour.

Tous les joueurs se souviennent que lorsque Bielsa parlait dans le vestiaire, Berti entrait dans un état de transe, presque hypnotisé. « Ces causeries étaient passionnantes. Elles m’ont beaucoup touché quand je n’avais que 20 ans. J’en garde de bons souvenirs car elles étaient très enrichissantes. Si tu aimais le football, tu pouvais beaucoup apprendre. Chaque commentaire était argumenté et Marcelo était très patient. Ce n’est pas tous les jours qu’on trouve un entraîneur qui prend le temps pour que celui qui écoute comprenne son message », soutient Berti. Sa fraîcheur et sa jeunesse furent primordiales pour l’équilibre du milieu de terrain. Il devint rapidement l’un des chouchous de Bielsa.

Avant un match-clé contre River, contre qui il fallait souvent tout donner, Bielsa voulut savoir comment Berti se sentait.

« — Alfredo, dis-moi, tu peux jouer ?
— Comment ça, je ne vais pas jouer contre River ?
— Tu es fatigué ?
— Non, je ne suis pas fatigué. »

Bielsa prit le bras du joueur et y traça une ligne imaginaire allant du poignet jusqu’au coude.

« — Est-ce que tes muscles sont suffisamment gonflés ? Est-ce qu’ils sont gonflés jusqu’ici pour le match ?
— Non, ils sont gonflés jusque-là. Bien au-delà de l’épaule. »

Berti fut non seulement titulaire mais aussi buteur lors de cette victoire. Gustavo Raggio exerçait plusieurs fonctions en défense. À l’instar de Berti, il fut repéré pendant une épreuve à l’Atlético Empalme sans savoir que Bielsa était présent. Une fois intégré à l’effectif principal du Newell’s Old Boys, le jeune joueur évolua en tant qu’arrière droit mais aussi sur les deux positions de l’axe défensif dans un rôle de stoppeur. Il n’hésitait jamais à mettre le pied, alliait puissance et précision sur les relances et avait un très bon jeu de tête. Admiratif, Raggio se souvient de chacun des entraînements tactiques d’avant match :

À la fin de la rencontre, un homme s’approcha de son père et lui dit qu’il voulait qu’il rejoigne le Newell’s Old Boys. C’était Marcelo Bielsa.

« Bielsa était très exigeant et veillait à ce qu’on exécute parfaitement les combinaisons. Il y avait deux ou trois joueurs de chaque côté pour tirer les coups de pied arrêtés, et chacun frappait environ 120 ballons. Les attaquants devaient convertir en buts un pourcentage donné des centres arrivant dans la surface. On ne se faisait pas de cadeau entre nous, si bien qu’on voyait toujours sur les photos des joueurs qui se prenaient des coups au niveau des yeux, du nez ou de la bouche. Bielsa mettait l’accent sur la réussite et sur le repérage des erreurs afin de pouvoir les corriger. »

Ricardo Lunari fut le quatrième joueur à trouver sa place dans l’effectif. À 14 ans, il avait participé à un championnat avec le club de son village, San José de la Esquina. Il s’était distingué lors du match contre l’équipe locale du Central Argentino de Casilda, durant lequel il inscrivit trois buts et livra une belle prestation. Il jouait au milieu de terrain, sur le côté gauche, comme un milieu offensif classique. À la fin de la rencontre, un homme s’approcha de son père et lui dit qu’il voulait qu’il rejoigne le Newell’s Old Boys. C’était Marcelo Bielsa.

Il eut sa chance en équipe première à l’âge de 20 ans, après une longue attente et une expérience dans le football suisse. En deuxième division de la confédération helvétique, il fit trembler les filets à neuf reprises avant d’avoir la chance de faire ses débuts en Première Division argentine. Son idole était Tata Martino et Lunari se sentait privilégié de pouvoir évoluer à ses côtés. Il était très doué techniquement et pouvait non seulement jouer au milieu du terrain, mais aussi plus près des attaquants. Bien qu’il ne fût pas un titulaire absolu, il devint un précieux remplaçant.

« Je dis toujours que j’étais le douzième joueur de cette équipe. J’étais toujours le premier à entrer sur la pelouse. Je me sentais important depuis le banc de touche et cette position ne m’a jamais frustré. Je savais que j’avais ma demi-heure de jeu et j’en profitais au maximum. Nous avions cette mentalité. Chacun apportait au groupe, à sa place. Un grand groupe très uni s’était formé. C’était ce que Bielsa nous avait appris quand on était gamins. »

D’autres joueurs issus du centre de formation participèrent à l’équipe première, mais Domizzi, Berti, Raggio et Lunari y jouèrent un rôle plus important quand il s’agissait de faire tourner l’effectif. Lors des grands matchs, Bielsa savait qu’il avait des remplaçants à sa disposition. La jeune génération fut décisive pour trouver les réponses aux interminables questions que posa cette époque.

Une machine presque parfaite

La chambre de l’Hôtel Conquistador à Santa Fe fut témoin d’un moment tragique. Cet homme affligé, qui avait imaginé un autre début de championnat, ferma la porte de sa chambre, choisit l’obscurité comme compagne et, sans retenir ses larmes, se retrouva seul face à la déception qu’il renfermait suite au fatidique soir au Parque Independencia. Le soutien des dirigeants l’avait peu soulagé. L’idée de tout abandonner lui vint en tête avant de rapidement disparaître. Sa douleur était immense, personnelle.

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Alfredo Berti
Joueur du Newell’s de 1992 à 1995

Au moment de parler à ses joueurs, il se mit devant eux et leur dit avec sa franchise habituelle que s’ils ne se sentaient pas capables d’atteindre l’objectif fixé, il fallait en déterminer un nouveau. La tâche était collective. Bielsa s’interrogeait de plus en plus au sujet des individualités de l’équipe et de l’apport de chaque joueur à l’effort collectif. Il hésitait à mettre en place ses idées car cela le conduirait à modifier trop largement son équipe type.

Néanmoins, la mauvaise passe du Newell’s pouvait le contraindre à les appliquer. Après le match catastrophique contre San Lorenzo au début de la Libertadores, le Newell’s devait affronter l’Union pour se relever. Comme à l’Apertura 1990, le hasard voulut que ce fût à nouveau un match contre l’équipe de Santa Fe qui déterminerait le destin de Bielsa et ses hommes. La rencontre fut triste et ennuyeuse.

Ce zéro à zéro ne surprit personne, mais l’entraîneur en profita pour tester des changements. En défense, Saldaña jouait arrière gauche et Raggio occupait le couloir opposé. Au milieu, Alfredo Berti gagna une place de titulaire du côté droit tandis que Berizzo montait d’un cran et se positionna dans l’axe de l’entrejeu. Avec Llop en libéro, Pochettino au marquage de l’avant-centre, Martino comme responsable de la création au milieu et Zamora, Domizzi et Mendoza en attaque, la nouvelle esquisse de l’équipe était prête.

Après quelques matchs d’absence, Gamboa fit son retour en équipe titulaire. Pour pallier la blessure de Raggio et mieux exploiter sa qualité technique, Bielsa le fit jouer arrière droit. Les résultats apparurent immédiatement. En l’espace de deux journées, le Newell’s battit les Chiliens de Coquimbo et de Colo Colo et retrouva l’espoir de qualification pour les huitièmes de finale de la Copa Libertadores. Cinq joueurs inscrivirent six buts. Cette rotation de buteurs allait être la marque de fabrique de l’équipe au fur et à mesure de la saison. La semaine se termina de la meilleure manière possible.

Le dimanche, le Newell’s disputait le clasico contre Rosario Central et ce match suscitait plus de polémique que d’habitude. Les dirigeants leprosos prièrent leurs homologues canallas d’avancer l’heure du match, puisque le lendemain les hommes de Bielsa devraient se rendre au Chili. La réponse fut négative et l’équipe dut se surpasser pour assumer les deux rencontres. Les joueurs de l’équipe réserve et les remplaçants se joignirent aux plus expérimentés comme Fullana, Llop, Garfagnoli, Rossi et Domizzi, pour disputer cette rencontre dramatique. Newell’s ouvrit le score au début du match sur un coup de tête de Domizzi, avant de s’enfermer en défense. Rosario insista jusqu’à la fin mais sans succès.

Pour que le match fût complet, l’arbitre n’oublia pas d’expulser quelques joueurs : Bauza et Andrade du côté de Rosario, et Stachiotti et Roldan pour les Rouge et Noir. Et pour ne pas bouleverser les habitudes, Bielsa dut lui aussi abandonner le terrain avant la fin. La victoire acheva de mettre un terme à la mauvaise passe de l’équipe, et en quelques jours les joueurs retrouvèrent le sourire. 24 heures après le clasico, Bielsa et son équipe pleine de remplaçants arrachèrent un précieux nul contre l’Universidad Catolica à Santiago. Les victoires consécutives en championnat face au Racing, Gimnasia et Belgrano de Cordoba permirent au Newell’s de figurer à la première place du Clausura.

Le succès lors de la rencontre les opposant à San Lorenzo leur offrit par ailleurs la première place de leur poule en Libertadores. Le nouveau pari de Bielsa s’avéra payant. Le bien collectif au-delà de la réussite individuelle devenait la marque de fabrique de l’équipe et de son entraîneur. « Je dis toujours que dans mon équipe, il n’y a pas de place pour les types qui pensent que la solution aux problèmes peut venir d’un exploit individuel. Après une situation difficile comme celle que nous avons traversée, personne n’a osé entreprendre l’aventure individuellement. »

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Los ojos del loco
Marcelo Bielsa en 1992

Julio Saldaña en était l’exemple emblématique. Il avait perdu son épouse lors d’un accident de voiture au début de l’année, et Bielsa lui donna tout le temps qu’il jugea nécessaire pour faire son deuil. Malgré son chagrin, il regagna l’effectif une semaine après la catastrophe comme l’un des principaux éléments de l’équipe. Avec pratiquement les mêmes joueurs, le Newell’s releva le défi de disputer à la fois le Clausura et la Libertadores. Après avoir terminé la phase de poules du tournoi continental à la première place, les leprosos éliminèrent le Defensor de Montevideo en huitièmes de finale.

Au Clausura, l’équipe obtint deux victoires contre Ferro et Huracan, auxquelles s’ajoutèrent trois nuls face à Velez, Deportivo Español et Mandiyu. Du fatidique soir du 26 février à ce 6 mai où le Newell’s battit les Uruguayens en Libertadores, il était difficile de croire à tout ce qui était arrivé au cours de ces soixante-neuf jours : dix-neuf rencontres, onze victoires et huit nuls. La revanche contre San Lorenzo et la ligne droite du Clausura s’annonçaient comme les prochains défis, et les hommes de Bielsa étaient sans aucun doute capables de les relever.

« Notre avenir se joue lors des deux prochaines semaines. Nous devons affronter River, Boca et se qualifier en Libertadores », analysait à l’époque Martino. El Tata définissait les prochaines rencontres avec la même lucidité dont il faisait preuve sur le terrain. À ce stade de la saison, le rêve de gagner sur les deux fronts ne semblait plus être une utopie.

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Du haut de sa série sans défaites, qui durait déjà depuis plus de vingt matchs, le Newell’s Old Boys était attendu au tournant. La qualité des deux adversaires auxquels le club devait faire face permettrait d’établir un diagnostic précis de sa valeur. Les équipes qui inscrivent leur nom dans l’histoire se définissent par leur capacité à se distinguer des rivaux qui présentent des symptômes de faiblesse. L’après-midi du 10 mai 1992 resta dans les mémoires du football argentin. Durant la rencontre entre River Plate et Newell’s, l’arbitre Javier Castrilli expulsa trois joueurs de l’équipe de Buenos Aires en seulement une minute. Oscar Costa reçut un carton rouge pour insultes. Après avoir contesté cette décision, le gardien Oscar Acosta et le défenseur Fabian Basualdo prirent eux aussi le chemin des vestiaires.

Cette réaction en chaîne laissa les Millionarios avec huit joueurs sur la pelouse, réduisant leurs chances de remporter non seulement le match, mais aussi le championnat. Jusque-là, la rencontre était équilibrée, l’équipe de Rosario se montrant peut-être légèrement supérieure. Mais après les expulsions, auxquelles viendrait s’ajouter celle du défenseur Jorge Higuain, la nature du jeu changea inévitablement. À la mi-temps, Bielsa rappela à ses hommes que malgré l’avantage numérique, il fallait rester concentré pour pouvoir gagner le choc. Il était prévisible qu’en ces circonstances, l’équipe affaiblie fournirait davantage d’efforts et que son rival finirait, lui, par se relâcher et commettre des erreurs. Le message était clair.

Newell’s représentait l’Argentine dans cette compétition et Bielsa focalisait l’attention de tout le continent.

Tandis que le Monumental de Nuñez s’insurgeait contre les choix de l’arbitre, les joueurs du Newell’s disputaient leur match et attendaient les opportunités. À la 64e minute, Berti trouva la faille dans la défense de River et sa frappe inaugura le tableau d’affichage. Le plus dur était fait. Lorsque Gamboa fit le break d’une puissante frappe du pied droit, la victoire fut assurée. Sans paraître s’en contenter, le leader du Clausura maintint le rythme et marqua trois buts dans les dix dernières minutes grâce à deux bijoux de Lunari et un but du Chilien Tudor. L’équipe de Bielsa conservait sa première place et un concurrent direct abandonnait la course au titre. Le moral de l’équipe était au beau fixe avant d’essayer de prendre une revanche longtemps attendue. San Lorenzo croisait à nouveau la route du Newell’s. Bien sûr, le scénario du premier match n’était plus d’actualité. Renforcés, les hommes de Bielsa étaient prêts pour la revanche. Leur soif de victoire fut récompensée par le second cri de joie de Pochettino et celui de Llop, qui finirent par asseoir la large victoire des Old Boys quatre buts à zéro.

Ce soir-là, Bielsa assista à un véritable récital de la part de ses joueurs. Du pressing pour récupérer le ballon au réalisme devant le but en passant par les appels incessants, tout y était. L’équipe de Rosario était au top de sa forme et prolongea son état de grâce en allant décrocher des nuls à l’extérieur contre Boca au Clausura, et San Lorenzo en Libertadores. Les deux matchs terminèrent sur un score d’un but à un. Même s’ils ne se déroulèrent pas de la même manière, ils eurent en commun la forte détermination des joueurs de Bielsa. Suite à une belle première mi-temps à la Bombonera, ils surent résister aux attaques de l’adversaire en étant très solidaires tactiquement pour arracher un point qui valait de l’or. Au match retour de la Libertadores contre San Lorenzo, l’équipe montra comment gérer un résultat favorable et donna l’impression de se préserver et de ne s’engager dans la rencontre qu’une fois le score ouvert par San Lorenzo. Lunari égalisa en fin de match.

La victoire contre Independiente, grâce au coup de tête de Pochettino, qui ne cessait de marquer, leur donna trois points d’avance sur Vélez, deuxième, et accrut l’optimisme du groupe avant d’aborder les demi-finales du tournoi sud-américain face à l’América de Cali. Newell’s représentait l’Argentine dans cette compétition et Bielsa focalisait l’attention de tout le continent. Son style et ses idées dépassaient les frontières du pays. Le présentateur Bernardo Neustadt l’avait invité à participer à l’émission Tiempo Nuevo. Bien qu’il refusât — car pour lui une apparition publique aurait été manquer de respect à l’égard des joueurs qui étaient enfermés à quelques heures d’un match très important —, il accorda un déjeuner au journaliste.

Le club de l’intérieur du pays pratiquant un jeu magnifique, tout le football argentin soutint la traversée leprosa, exceptés bien sûr les supporteurs de Rosario Central. Les matchs face aux Colombiens furent de vraies batailles. Des joueurs de qualité comme Jorge Bermudez, Wilson Pérez, Leonel Alvarez, Antony de Avila et Freddy Rincon, accompagnés par l’Argentin Jorge Balbis et l’Uruguayen Jorge Da Silva, faisaient de l’América un rival de haut niveau.

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Les rosarinos en Libertadores
L’effectif de 1992

Aucune des deux équipes ne prit l’avantage au cours des 180 minutes. Le match aller à Rosario obligea les Rouge et Noir à réaliser un effort suprême pour égaliser un match que les Caleños menaient depuis les premières minutes grâce à une frappe de Mendoza. La rencontre fut épineuse mais le courage des joueurs leur offrit le point du nul. Le Newell’s Old Boys arriva à Cali suite à un voyage de quinze heures où ils passèrent par les villes de Jujuy, Guayaquil et Bogota. Ayant peur en avion, le seul à qui cette situation convenait était Bielsa, qui en profita pour faire la sieste. L’équipe cafetera ne l’empêchait pas de dormir, car il pensait connaître la formule pour la neutraliser. Newell’s devait accaparer la possession du ballon dans le but de réduire le gros potentiel technique des Colombiens.

Afin de le communiquer aux joueurs, Bielsa leur avait montré les vidéos des rencontres contre Rosario Central et Boca Juniors, comme modèles de ce qu’il voulait voir sur le terrain. Il eut en outre une demi-douzaine de conversations avec l’effectif dans le but de les garder motivés avant le match décisif. L’arrivée au stade fut turbulente et intimidante. Ils traversèrent Cali dans un petit bus qui n’avait pas suffisamment de places assises pour tous les membres de la délégation. Le chauffeur pénétra dans une zone remplie d’entreprises de pompes funèbres et d’usines de confection de cercueils.

La chance ne semblait pas être de leur côté et les joueurs commencèrent à être de mauvaise humeur. Par la suite, on agressa Mendoza à l’échauffement afin de lui rappeler son passage au Deportivo Cali, grand rival de l’América. El Loco démontra tout son talent lors du match retour. Contrairement au match aller, Newell’s marqua en premier suite à une tête de Pochettino à la quatrième minute. Le but fit taire les cinquante mille supporteurs qui remplissaient le stade Pascual Guerrero, qui au bout de quelques minutes de jeu, avaient déjà lancé des pièces de monnaie collées les unes aux autres à l’aide d’un autocollant sur Berizzo.

À partir de là, la résistance du Newell’s fut émouvante. À la 60e minute, Llop fut expulsé, privant Newell’s de l’un de ses plus braves soldats. L’équipe subissait de plus en plus. Domizzi évita le but, tandis que Scoponi et Gamboa formaient une muraille défensive. Garfagnoli et Raggio avaient déjà remplacé Martino et Mendoza. À deux minutes de la fin, Da Silva égalisa pour les Colombiens après avoir converti un penalty bien signalé par l’arbitre Brésilien Marcio Rezende. Place aux tirs aux buts et au suspense.

Un homme décéda dans les tribunes et dix autres reçurent une assistance médicale suite à des débuts d’infarctus.

Bielsa fut à nouveau expulsé comme il ne pouvait pas contenir son stress depuis l’entrée du tunnel. Avec beaucoup de sang froid, les dix premiers tireurs transformèrent leur penalty en but. L’efficacité se maintint jusqu’au septième tir du Newell’s, que Pochettino envoya sur la barre transversale. Les hommes de Bielsa eurent à peine le temps de le regretter qu’un très grand Scoponi arrêta le tir de Bermudez. Quand Domizzi manqua le sien, tout le monde pensa que le sort était jeté, mais Balbis gâcha l’opportunité de qualifier l’América. Les séances continuèrent jusqu’au point où Scoponi exécuta son penalty avec succès, exploit que réussit aussi son collègue Niño. On dut alors recommencer la série… La précision des joueurs était impressionnante et leurs nerfs en acier.

Finalement, le gardien leproso plongea vers sa gauche pour dévier la frappe de Maturana. Après vingt-six penaltys tirés, Newell’s trouvait la voie de la finale de la Copa Libertadores d’Amérique. Ce furent vingt-deux minutes d’adrénaline pour un dénouement littéralement terrassant, puisque certains le payèrent de leur vie. En effet, un homme décéda dans les tribunes et dix autres reçurent une assistance médicale suite à des débuts d’infarctus. « Nous sommes en finale ! Il ne nous reste plus qu’un match ! Je suis fier de vous. Vous avez fait preuve de courage ! » répétait un Bielsa exultant.

Mourir debout

Quand Bielsa connut Julio Zamora, ce dernier était la star de l’équipe réserve du Newell’s qui disputait la Ligue de Rosario. Il n’oublia jamais la fois où cet attaquant donna la victoire au Newell’s B de Picerni face au Newell’s A de Bielsa en inscrivant quatre buts.

La B battit la A grâce à la magnifique performance d’un gamin chétif, qui essayait le soir de vendre des fleurs aux automobilistes aux carrefours de Rosario, afin de gagner quelques pesos en plus. Zamora n’hésita pas un seul instant lorsqu’on lui proposa de jouer dans une petite équipe de la province de Santa Fe moyennant un petit salaire. Bielsa l’apprit avant que le transfert ne se concrétisât et exigea des dirigeants du club les mêmes avantages pour le jeune joueur. Zamora considérait le football comme un jeu. Le voir allongé dans le vestiaire, sans défense, une larme traversant son visage, était l’image parfaite pour comprendre ce que signifiait la défaite contre le FC São Paulo.

De l’autre côté, Berizzo reposait sa tête entre ses jambes dans un silence meurtri. Non loin, Martino savait que la douleur due à sa déchirure n’était rien comparée à la tristesse. À ses côtés, Llop semblait malgré tout serein et fier de ce qu’ils venaient d’accomplir, en se battant jusqu’à la fin. Bielsa, une fois de plus expulsé, marchait pour qu’on ne le vît pas effondré. Mais dès qu’il essayait de consoler l’un des garçons, il était incapable de retenir ses larmes. Ils pleuraient comme des enfants après être tombés comme des grands.

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Bielsa console Pochettino

Ils venaient de vivre 180 minutes d’une finale très équilibrée, départagée après une dramatique séance de tirs au but. Au match aller à Rosario, disputé au Gigante de Arroyito (mais attention, l’équipe utilisa le vestiaire visiteur), le Newell’s prit l’avantage suite à un penalty converti par El Toto Berizzo. Sous les yeux des supporteurs, l’avantage fut minime, mais il leur permit d’aller au Brésil avec un avantage important.

Pour le match retour, l’équipe annula son match du Clausura et voyagea plusieurs jours avant la rencontre. Une fois arrivés au Brésil, rien ne dérangea plus les joueurs. À l’hôtel, Bielsa insista sur l’importance de conserver le ballon pour pouvoir contrôler la rencontre. Dans le vestiaire, la musique des rosarionos de Vilma Paula e Vampiros était l’hymne officiel du club, jusqu’à ce que le silence n’occupât tout l’espace et que la concentration fût absolue. Comme avant chaque clasico face à Rosario Central ou un match décisif, Bielsa se mit devant chaque joueur et leur dit les mots justes les motiver.

Avant d’entamer le discours final, inoubliable. Il leur parla de l’importance des finales, de la manière dont les grands matchs choisissent leurs protagonistes. Il leur parla de la possibilité qu’ils avaient d’entrer dans l’histoire du club et de tous les proches qui les suivaient. « Dehors, il y a quatre-vingt mille personnes, mais ici il y a une équipe d’hommes qui est venue gagner ! Remporter ce titre vous permettra de marcher la tête haute dans Rosario jusqu’à la fin de vos vies. Allez-y et gagnez ! » Ainsi acheva-t-il son discours. Scoponi ; Llop, Gamboa, Pochettino ; Berti, Berizzo, Saldaña, Martino ; Zamora, Lunari et Mendoza commencèrent le match le plus important de l’histoire du club.

La première mi-temps fut un calvaire malgré le zéro à zéro au score. Le Newell’s ne toucha pas un ballon et leur seule occasion échoua sur le poteau après un tir de Zamora. À la deuxième mi-temps, Domizzi remplaça un Martino fatigué. L’attaquant eut l’occasion de but la plus évidente. Il frappa du gauche après une contre-attaque de son équipe, mais sans aucune force, si bien que le ballon fût dégagé avant d’avoir franchi la ligne. En réponse, Rai transforma en but le penalty commis par Gamboa en toute fin de match. Le penalty raté par l’infaillible Berizzo était prémonitoire de ce qui arriverait. Rai et Ivan pour les paulistas et Zamora et Llop pour les rosarinos frappèrent parfaitement leurs tirs.

Tout semblait changer quand Scoponi arrêta celui du défenseur Ronaldo, mais la chance d’il y a quinze jours n’était plus de leur côté. Mendoza envoya son ballon par-dessus la barre trasnversale. Tandis que Cafu fit la démonstration de toute sa classe sur son tir du pied droit, Gamboa frappa dans les mains du gardien Zetti. Un groupe d’hommes courageux vêtus en Rouge et Noir laissa sa vie au Morumbi. Ils perdirent debout face à une équipe qui battrait plus tard le FC Barcelone de Cruyff et le Milan de Capello. Une fois de plus, la coupe était à leur portée, et pourtant inaccessible.

Bielsa s’enferma dans sa chambre pour visionner des matchs, comme s’il avait besoin de regarder sa plaie en face pour se renforcer.

Mais il leur restait encore le Clausura, et malgré la douleur de la défaite en Libertadores, la chance d’être à nouveau sacrés meilleure équipe du pays n’était qu’à quelques victoires de là. L’équipe rentra à l’hôtel pour affronter la difficile nuit de la défaite. Les joueurs se réunirent dans une chambre pour parler, pleurer et se réconforter. Cette nuit-là, personne ne dormit. Comme le match suivant, face à San Lorenzo, avait lieu à l’extérieur, la délégation du Newell’s décida de rester jusqu’au vendredi à São Paulo et de prendre l’avion directement pour Buenos Aires. Ne pas rentrer immédiatement à Rosario paraissait aux yeux de tous une bonne idée qui leur permettrait de s’aérer l’esprit. Bielsa s’enferma dans sa chambre pour visionner des matchs, comme s’il avait besoin de regarder sa plaie en face pour se renforcer. Il visionna à deux reprises la vidéo de la défaite contre São Paulo et les trois derniers matchs de l’adversaire de dimanche.

À la première réunion avec ses joueurs, il leur dit comment il fallait aborder l’avenir : « On ne fermera jamais la plaie ouverte par cette défaite. Dans tous les cas, le seul moyen de diminuer notre douleur c’est de gagner le championnat. Nous avons perdu cette finale mais maintenant, il faut prendre notre revanche. Je veux que vous sachiez que nous n’avons rien à nous reprocher et que je suis fier de chacun d’entre vous. » Avec tous les titulaires à l’exception de Martino, Newell’s fit un grand match et somma deux points d’une extrême importance. Berti et Mendoza marquèrent deux buts au tout début de la deuxième mi-temps, avant que Zamora ne déterminât le score final de trois à zéro en faveur des hommes de Bielsa, redonnant vie aux joueurs.

La possibilité de remporter un titre national existait réellement. Le Newell’s joua en milieu de semaine leur match en retard contre Talleres. Au cours d’une rencontre très serrée où le gardien adversaire Zeoli arrêta un penalty de Berizzo, les minutes passaient et avec elles l’opportunité d’augmenter l’avantage au classement. Bielsa fit entrer des joueurs et ses changements furent payants. Escudero remplaça Domizzi, et remercia son entraîneur avec une volée spectaculaire qui inaugura le score. Puis Soria, qui était rentré à la place de Lunari, marqua le deuxième soixante secondes plus tard et assura la victoire.

Quand, le dimanche suivant, l’équipe amassa un point supplémentaire grâce au nul contre Argentinos Juniors, tout le pays sut que le rêve était sur le point de devenir réalité. Les quatre longueurs d’avance sur Vélez et Deportivo Español alors qu’il ne restait plus que deux matchs à jouer leur garantissait la première place. Vélez dit adieu au titre en faisant match nul contre Gimnasia, mais la victoire du Deportivo Español contre Rosario Central fit durer le suspense jusqu’à la dernière journée, qui apporta la nouvelle tant attendue.

Le Deportivo termina la saison par un nul contre Racing et consacra automatiquement l’équipe de Rosario comme le roi du Clausura. Les commémorations furent pleines d’émotion. Bielsa était heureux et les joueurs avaient fait preuve de caractère après la défaite à São Paulo. Ils se serrèrent dans les bras les uns les autres et demandèrent à Ricardo Lunari de rejouer les chansons. « Oh… Soy del Newell’s, es un sentimiento que no puedo parar… ! »

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¡ Soy del Newell’s !
Victoire du 5 juillet 1992

Ils la chantèrent au moins quinze fois et Bielsa, les larmes aux yeux, chantait avec ses joueurs. Le dimanche 5 juillet, les joueurs firent le « tour olympique » au Parque de la Independencia. Une foule les suivit et célébra la victoire avec eux. Le match contre Platense ne fut qu’une simple formalité et se termina par un nul un but à un. Bielsa fêta le titre de manière plus mesurée cette fois. Le sacre venait couronner les deux ans d’effort, de travail et de succès sportifs. L’entraîneur connaissait la signification de ces vingt-quatre mois passés et la partagea avec les joueurs à la dernière causerie : « Je vous ai tellement demandé, les gars. Maintenant, il est évident que je ne peux plus mener le bateau. »

Après le match, il confirma ce qu’on voulait à tout prix refuser de croire : « Mon cycle est terminé. J’ai déjà pris ma décision. Nous avons accompli notre mission et maintenant c’est le moment de se reposer. Après les matchs contre River, je présenterai ma démission. J’en ai parlé avec ma famille et ce matin je l’ai dit à mes joueurs. Je n’exercerai aucune fonction pendant les six prochains mois. »

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Après un va-et-vient continuel, Dario Franco allait enfin organiser sa fête de mariage. Une année plus tôt, il s’était marié au civil. Franco fut très patient pour organiser la fête et choisir une date qui convenait à tous. Il tenait à ce que tous ses coéquipiers soient présents. Une fois champion, la fête était l’excuse idéale pour continuer à célébrer le titre et se détendre.

Le 8 juillet devait être une journée inoubliable. Cependant, le titre ne venait pas sans quelques questions à régler. Les joueurs s’entretenaient souvent avec les dirigeants pour déterminer les primes de participation relatives aux deux championnats, le Clausura et la Libertadores. Pour générer des fonds, les dirigeants avaient organisé un match amical contre l’Olimpia du Paraguay. L’argent des billetteries irait directement dans les poches des joueurs. La rencontre servirait aussi à mieux préparer le match contre River, qui déterminerait quelle équipe se qualifierait pour la Libertadores sans jouer les phases préliminaires. La date de la rencontre fut fixée au 9 juillet.

Dans cet esprit festif, les joueurs crurent que cette nouvelle rencontre ne changerait en rien la fête de Franco. Néanmoins, pour Bielsa, c’était un match comme un autre et on devait donc reprendre les entraînements. Ainsi le mercredi soir, un fait rare eut lieu : les joueurs quittèrent l’entraînement en tenue de soirée et partirent pour la fête à bord d’un minibus. Sur le chemin, ils passèrent prendre leurs femmes et leurs petites amies. Une fois arrivés à Cruz Alta, village d’où était issu Franco, ils s’amusèrent comme des enfants. Ils mangèrent, dansèrent et burent aussi.

Après une saison si prenante, ils tenaient enfin la situation idéale pour se détendre. Bielsa réfléchissait au match du lendemain et voulait que les joueurs regagnent leurs chambres. Mais finalement, il craqua devant les plus insistants d’entre eux et les autorisa à rentrer à trois heures du matin. Le trajet du retour fut identique à celui de l’aller. Cependant, les détours pour déposer les femmes les firent prendre du retard. Le mariage terminé, les joueurs devaient maintenant se tourner vers le match.

Nombreux sont ceux qui espérèrent son retour, et Marcelo Bielsa revint au Parque Independencia.

Dans ces circonstances, la rencontre était un échec prévisible. Les supporteurs étaient présents, mais pas les joueurs. Bielsa envoya d’abord ses titulaires habituels, qui perdaient déjà deux buts à zéro à la mi-temps. Dans le vestiaire, il fut très dur avec ses hommes et se plaignit de leur manque d’envie. Il ajouta que le respect envers le public devait les conduire à faire davantage d’efforts. Puisqu’il s’agissait d’un match amical, l’entraîneur se permit de changer toute l’équipe et ainsi de maîtriser sa frustration. Plusieurs joueurs n’apprécièrent pas sa décision. Pour ceux qui avaient encore des doutes, désormais il était clair qu’El Loco exigeait le même niveau d’implication pour tous les matchs. Mais son mécontentement parut cette fois exagéré aux yeux de certains. Le lendemain tomba une nouvelle inattendue.

Faire ses adieux après un titre de champion était effectivement une bonne idée. Cependant, bien que Bielsa assurât qu’il dirigerait l’équipe lors des matchs contre River Plate, il décida que l’heure du départ était venue après ce match amical. Quelque chose le dérangeait. Au-delà du fait que plusieurs joueurs partiraient jouer à l’étranger après leurs bonnes performances, il avait surtout l’impression que l’équipe aurait besoin de connaître quelques bouleversements qu’il ne se sentait pas capables d’apporter… Ainsi s’acheva la période la plus glorieuse de l’histoire du Newell’s Old Boys.

L’homme qui avait donné le coup d’envoi à l’aventure deux ans auparavant empruntait maintenant le chemin de la sortie. Son départ laissait présager un sombre avenir pour l’équipe. Quelques années plus tard, le club entra dans une crise qui se prolongerait durant quinze interminables années. Nombreux sont ceux qui espérèrent son retour, et Marcelo Bielsa revint au Parque Independencia. La première fois pour s’asseoir sur le banc de touche des visiteurs et être longuement acclamé par le public. Puis plus tard, à l’occasion d’une journée inoubliable où l’on donna son nom au stade.

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Cette histoire est adaptée de La Vida por el futbol, paru aux éditions Debate, et traduite par Iuri Lira-Cunha.

Couverture : Marcelo Bielsa, par Alvaro Barrientos. Gracias a todos los hinchas de Newell’s para las ilustraciones.

Création graphique par Ulyces.