Un trait rouge file dans le ciel de Vladivostok. Ce lundi 9 mars 2020, vers 8 h 30, les haubans gigantesques du pont de l’île Russky sont survolés par un avion aux couleurs nord-coréennes. Après avoir dépassé la ville de l’extrême-orient russe, figée dans le gel, l’appareil KOR271 de la compagnie Air Koryo descend vers son aéroport, au nord. Il dépose une centaine de diplomates, soulagés d’avoir quitté Pyongyang.

« Il y a une certaine tension dans la ville et le pays parce que les gens sont au courant du coronavirus », affirme l’ambassadeur allemand en Corée du Nord, Pit Helmann. « Les médias en parlent, c’est leur plus gros problème à l’heure actuelle. » Son adjoint, Klaus Stross, a compté 40 Nord-Coréens et 63 étrangers dans ce convoi exceptionnel, le premier à quitter le royaume ermite depuis le début de l’épidémie de Covid-19. Il y aurait des diplomates allemands, russes, français, suisses, polonais, roumains, mongols, égyptiens et russes. Les ambassadeurs suédois et britannique ont en revanche décidé de rester sur place.

Début février, le régime a imposé une quarantaine à 380 étrangers. Selon l’agence KCNA, cette « surveillance médicale très stricte » ne s’appliquait plus à 221 d’entre eux vendredi 6 mars. Trois jours plus tard, le journal sud-coréen Daily NK affirmait que le virus avait tué 180 soldats nord-coréens en janvier et février, alors que Pyongyang refuse de reconnaître ne serait-ce qu’une infection dans ce pays limitrophe de la Chine. Un autre quotidien de Séoul, le Dong-a Ilbo, avait rapporté l’exécution d’un responsable nord-coréen de retour de Chine, parce qu’il aurait violé les mesures de quarantaine.

Pourtant, en Corée du Nord, « tout le monde attend la réouverture des vols et des frontières », observe Klaus Stross. « À Pyongyang, vous ne sentez pas de restrictions. Les gens portent des masques, c’est tout. » Ce décalage entre les terribles nouvelles rapportées par la presse et le témoignage des diplomates s’explique sans doute par la propension de certains médias sud-coréens à propager de fausses informations. Pour éclaircir la situation sanitaire, nous avons interrogé Kee B. Park, professeur de médecine à Harvard et directeur du North Korea Program, un programme de coopération médicale entre les États-Unis et la Corée du Nord.

Kee B. Park

Comment s’est déroulée l’exfiltration des diplomates étrangers de Corée du Nord ?

Quand la période d’isolement de 40 jours est arrivée à son terme, un choix a été proposé à 221 étrangers : ces diplomates et travailleurs humanitaires pouvaient demeurer à Pyongyang ou prendre un vol pour Vladivostok. L’ambassadeur britannique, Colin Crooks a préféré rester, tout comme le représentant suédois, Joachim Bergstrom. On peut même les voir tweeter à propos de la situation sur place.

Quant à ceux qui ont décidé de partir, comme les Français et les Allemands, ils sont actuellement testés contre le coronavirus à Vladivostok. Il fallait saisir cette occasion pour être testé rapidement. Leur vol a été organisé par le gouvernement nord-coréen mais son point de chute montre qu’il existe un dialogue avec les Russes. L’avion est déjà revenu à Pyongyang et il n’est pas reparti à vide : il a été rempli de matériel médical.

Pyongyang manque-t-il de matériel médical ?

Depuis le lancement du North Korea Program, en 2007, je me suis rendu 20 fois en Corée du Nord. Mon dernier voyage a eu lieu en novembre. J’ai pu voir que les hôpitaux avaient des ressources limitées. Ils ont de plus en plus de mal à se procurer du matériel médical à cause des sanctions américaines. Lors de précédentes visites, j’avais pu les aider à réparer une machine de fabrication allemande. Seulement, il est devenu impossible de se procurer les pièces de rechange. Aucun vendeur ne veut se risquer à échanger avec ce pays et il est en plus impossible de faire sortir de l’argent pour payer. Les barrières sont innombrables.

Même si quelqu’un y arrivait, il faudrait encore que le matériel traverse la frontière. La douane chinoise pourrait le saisir. Cela dit, il existe une certaine coopération entre la Chine et le Corée du Nord. J’étais à Pékin en septembre dernier et j’ai pu voir que des chirurgiens nord-coréens avaient été invités. À Pyongyang, il y a une grande pharmacie où vous pouvez acheter des médicaments chinois. Et j’en ai aussi vu dans certains hôpitaux. Mais il est difficile d’évaluer le niveau de collaboration entre ces deux pays dans la mesure où leurs échanges se font toujours dans le secret.

Pourquoi allez-vous en Corée du Nord ?

En 2007, avec d’autres médecins d’origine coréenne, nous avons contacté la délégation de la république populaire à New York. Nous voulions savoir si nous pouvions aider. Nous avons donc monté un programme civil et le gouvernement américain nous a laissés faire. Je suis allé à Pyongyang pour la première fois en septembre 2007, en tant qu’invité à une conférence de médecine. Mais je n’ai pas eu le droit d’entrer dans les hôpitaux. En 2008, on m’a laissé y entrer pour travailler avec des médecins locaux, que nous avons invités en retour à New York. Sur place, j’ai pu voir que les ressources étaient limitées. Les équipements étaient assez anciens.

L’ambassadeur de Suède à Pyongyang, Joachim Bergstrom

Pendant les années qui ont suivi, la situation politique s’est tendue à mesure que la Corée du Nord développait des armes. En 2016, un étudiant américain a été arrêté en Corée du Nord. Otto Warmbier a fini par être rendu aux États-Unis l’année suivante mais il était très malade. Il est mort en juin 2017, ce qui n’a rien fait pour apaiser les tensions. Aux États-Unis, des Coréens ont alors été mis en détention et le ministère des Affaires étrangères a interdit les voyages en Corée du Nord, sauf pour les chercheurs, les journalistes ou en cas d’intérêt national.

Nous avons réussi à obtenir le droit de continuer à nous rendre à Pyongyang, mais nous ne pouvions plus envoyer de matériel. Il y avait une société suisse, Pyongsu Pharma, qui expédiait des médicaments. Elle a dû être dissoute. Depuis, les Nord-Coréens ont essayé de développer leur propres machines mais elles ne sont pas aussi bonnes que ce qu’ils pouvaient acheter.

Les Nord-Coréens ont-il de quoi se protéger contre le coronavirus ?

C’est difficile à dire. Les gens ont de l’eau, du savon et des masques dans les grandes villes, dans les plus petites c’est moins le cas. En tout cas, il y a des informations de prévention partout dans les médias. Et je pense que les mesures de quarantaines sont bien respectées, or l’absence de contacts est l’élément le plus important pour éviter la diffusion du virus. Ce qui est sûr c’est que l’économie du pays va être sévèrement affectée. Près de 40 % de la population a un accès sûr à de la nourriture mais pour le reste, la limitation des échanges et des mouvements risque de rendre la situation critique.

Redoutez-vous une hécatombe en Corée du Nord ?

Quand j’ai vu le coronavirus se diffuser vers l’est de la Chine, j’ai tout de suite pensé à la Corée du Nord. Mais ses dirigeants ont pris des décisions rapides. Ils ont fermé la frontière et ont interdit les touristes chinois, alors même que c’est une source d’argent non-négligeable pour l’économie. Il ne faut cependant pas oublier que la frontière fait 1 420 km et que la contrebande y est prospère. Le gouvernement a tout fait pour mettre fin à cette activité, tout en limitant le commerce avec la Chine. En retour, cela a diminué l’arrivée de produits et fait augmenter le coût de la vie.

Bien sûr, vous ne pouvez jamais vous assurer que la frontière est complètement étanche. Les points d’entrée sont fermés, mais chaque endroit ne peut pas être surveillé. Il y a des cas de coronavirus qui sont passés entre les mailles du filet. Apparemment, 7 000 personnes ont été mises en quarantaine, dont 3 000 dans la province du Phyongan du Nord, 2 420 dans le Phyongan du Sud et 1 500 dans le Kangwon. Je pense que le gouvernement a été honnête quand il a dit qu’aucun cas de Covid-19 n’avait été détecté, tout simplement car il n’a pas le matériel nécessaire pour effectuer des tests… Mais c’est sans doute le cas depuis que le KOR271 est revenu de Vladivostok.

Sachant qu’il y a 7 869 cas en Corée du Sud, je pense qu’il y en aura aussi au Nord. Peut-être qu’ils seront moins nombreux car le pouvoir est très fort quand il s’agit de faire respecter des décisions, comme en Chine. Mais il y aura bien des malades qui auront besoin d’un traitement médical approprié.

Allez-vous pouvoir retourner à Pyongyang ?

En principe, je devais y aller début mai, mais je pense que le voyage sera repoussé à l’automne. C’est terrible parce que beaucoup d’étrangers et d’ONG sont partis alors qu’ils ont urgemment besoin d’aides médicales et humanitaire.


Couverture : KCNA