Les déclarations politiques du gouvernement russe peuvent parfois cacher des nuances, voire être tout à fait impénétrables. Bien souvent aussi, ces hommes en costume mal ajusté ne peuvent se refuser un geste grandiloquent. L’une de ces maladresses symboliques n’est autre que le projet, récemment approuvé par le conseil municipal de la ville de Moscou et soutenu par Vladimir Poutine, consistant à ériger une statue géante de Vladimir le Grand sur une colline surplombant Moscou. Le monument de 25 mètres à la gloire du prince sanctifié, importateur du christianisme à Kiev au Xe siècle (qui fait depuis longtemps l’objet d’une dispute territoriale historiographique entre la Russie et l’Ukraine), fera essentiellement office de panneau d’affichage à barbe en bronze annonçant le programme politique actuel : l’Ukraine appartient à la Russie, et la Russie appartient à l’Église orthodoxe.

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Visualisation architecturale de la statue
Crédits : Russian Military-Historical Society

Si les monuments publics sont généralement installés tels quels, sans autres explications, quelques précisions contextuelles pourraient ici s’avérer nécessaires. Vladimir était l’un de ces bellâtres costauds aimant à manier l’épée qui occupent des zones grises entre le mythe et l’histoire. Ce prince entreprenant, connu en Ukraine sous le nom de Volodymyr, se tailla une place dans l’histoire aux environs de l’an 988, en forçant les populations de son royaume (la troisième génération de vikings-slaves appelée la « Rus’ ») à renoncer au paganisme au profit du christianisme. Les motivations de cette manœuvre étaient vraisemblablement politiques : une condition de son mariage avec Anna, la sœur de l’empereur byzantin Basile le Bulgaroctone (à nom épique, influence géopolitique épique). Et Vladimir était plus qu’heureux de s’exécuter, car non seulement le christianisme jouissait d’une popularité précoce chez les slaves de l’Est, mais, d’après les historiens, le prince aurait aussi étudié le marché du monothéisme et pris goût à la relative souplesse du christianisme.

Des Vladimir à travers l’histoire

L’État de Vladimir, établi à Kiev, s’étendait à peu près de la mer Noire à la mer Baltique. Toutefois, à partir du XIe siècle, sous la double pression de la discorde fraternelle et des envahisseurs mongols, il se scinda en une multitude de petits États. Au cours du bas Moyen Âge, ces terres furent acquises et renommées par la Grande-principauté de Moscou, encore jeune, qui cherchait à prendre la place de Kiev et à défendre sa prétention d’État successeur de la Rus’. Alors que la Moscovie s’est muée en Russie, puis en Union soviétique, puis à nouveau en Russie, ce lien avec Vladimir et sa cour de Camelot-sur-Dniepr est resté, officiellement comme officieusement, un aspect central de l’identité du pays.

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Vladimir le Grand face au Dniepr
Kiev, Ukraine
Crédits

Pendant ce temps, l’alter ego de Vladimir, Volodymyr, le véritable héros jaune et bleu, était acclamé par bon nombre d’Ukrainiens comme le fondateur d’un État proto-ukrainien que peu de liens rattachaient à son autoritaire voisin. Son importance symbolique a grandi après l’indépendance de 1991 : le prince controversé a tout de suite été représenté sur la monnaie et n’a plus quitté le billet d’une hryvnia depuis. Tout comme l’auteur Nicolas Gogol ou l’orthographe de Kiev/Kyiv, le passeport putatif de Vlad/Volod est devenu le sujet de prédilection des grincheux « guerriédacteurs » d’articles Wikipédia. Ceux-ci tentent de démêler les liens entre la Russie et l’Ukraine, sans parvenir à dissimuler leur chauvinisme fielleux. Ces batailles des symboles et de l’orthographe peuvent aujourd’hui paraître désuètes, puisqu’une guerre bien réelle fait rage au Donbass. Elles ont pourtant leur importance : la propagande qui sous-tend le soutien populaire aux troupes russes et aux séparatistes appuyés par la Russie ne repose pas uniquement sur la diabolisation du gouvernement ukrainien. Moscou travaille aussi sans relâche à saper la légitimité étatique de l’Ukraine. Les leaders nationalistes ne sont pas sans savoir que les gens accordent souvent plus d’importance aux allégeances mythiques de vieillards millénaires qu’aux constitutions, aux traités ou à l’histoire des vingt dernières années. Le récent engouement de Moscou pour Vlad et sa nouvelle incarnation sculpturale aident à alimenter l’opinion répandue en Russie (et ailleurs) selon laquelle l’Ukraine n’a pas d’histoire indépendante et n’est donc pas « une véritable nation ». (De leur côté, beaucoup de nationalistes ukrainiens ont eux aussi une vision plus que tendancieuse des faits historiques.) La résonance politique de Vladimir est d’une actualité particulièrement brûlante : lors d’un discours prononcé en décembre dernier, Poutine a affirmé que le territoire récemment acquis de la Crimée était un lieu saint comparable au mont du Temple des juifs et des musulmans : « C’est ici en Crimée, à Chersonèse, que le prince Vladimir fut baptisé et qu’il baptisa la Rus’. Le christianisme fut une force spirituelle puissante pour unifier l’État. C’est sur cette terre spirituelle que nos ancêtres ont réalisé pour la première fois, et pour l’éternité, qu’ils formaient un seul peuple. » Vladimir s’avère être le gaillard providentiel capable de justifier l’absorption de la Crimée et l’anéantissement du « mythe » de l’indépendance ukrainienne. Je parle de Vladimir le Grand, bien sûr, pas de Vladimir Poutine ; que le président russe porte le même prénom n’est qu’une heureuse coïncidence. N’est-ce pas ?

Sur le sommet abrupt de la colline des moineaux, qui domine la ville, la statue jouira d’une position stratégique.

Un troisième Vladimir a marqué l’histoire russe, un homme qui aujourd’hui entièrement relégué au passé, dans le discours politique russe comme dans l’espace urbain de Moscou : Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine. L’emprise symbolique exercée sur la ville par cette statue humaine, qui gît embaumée dans sa pyramide éternelle située à deux pas du Kremlin, semble s’étioler à mesure que les farces publicitaires en vogue viennent ternir la place Rouge. Il semble d’ailleurs que le culte de Lénine ait été complètement éclipsé par celui de Joseph Staline, « vainqueur » de la Seconde Guerre mondiale. On peut se demander ce que cette figure oubliée, athéiste forcené, penserait s’il entendait Poutine suggérer que l’orthodoxie est une dimension essentielle à l’État russe.

Un emplacement de choix

Il serait probablement forcé d’admettre qu’après une amourette de soixante-dix ans avec la laïcité, et quelques flirts avec le culte de la personnalité, la relation de dépendance réciproque entre orthodoxie et autocratie, nouée par Vladimir en 988, fait son grand retour. Bien sûr, ce renouveau en réjouit plus d’un : « Nous avons trop longtemps hésité à insister sur l’aspect essentiellement chrétien de la culture russe », a déclaré Vladimir Khomyakov, membre du groupe ayant appuyé l’érection de la statue et militant nationaliste orthodoxe, dans une interview pour le magazine Afisha. « Il n’y a aucune raison d’hésiter : ce serait faire preuve d’incorrection et de confusion. Ériger un monument à la gloire de Vladimir est une façon de retrouver nos racines et d’honorer notre civilisation. » Ces dernières années, l’importance croissante prise par l’Église orthodoxe post-soviétique dans la conception de l’État russe, avec la bénédiction du gouvernement ainsi que le soutien politique et matériel accru du Kremlin à l’institution ecclésiastique, a été manifeste, en particulier depuis la célèbre affaire des Pussy Riot et, plus récemment, la sortie du film Léviathan, d’Andreï Zviaguintsev. La principale expression architecturale du pouvoir temporel retrouvé par l’Église était jusqu’ici l’ostensible dôme qui surmonte la cathédrale du Christ-Sauveur depuis sa reconstruction. Cet imposant édifice, un point central de Moscou, est connu pour sa partie souterraine, ainsi que pour sa sévère politique anti-chant, anti-danse et anti-cagoules. Faisant seulement un quart de sa hauteur, et située au sud de la ville, la future statue de Vladimir le Grand ne dominera pas l’horizon comme le fait la cathédrale. Elle sera néanmoins immanquable grâce à sa position stratégique sur le sommet abrupt de la colline des moineaux, qui domine la ville.

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La Cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou
Crédits

L’emplacement avancé pour la statue a fait l’objet de critiques, exprimées au moyen d’une pétition ayant rassemblé plus de 17 000 signataires (un chiffre qui pourrait augmenter d’ici à sa publication), en raison des dangers géologiques que présente le sommet – qui ne se prête pas à la construction – et du statut protégé des environs de l’université d’État de Moscou, ce gratte-ciel stalinien à l’allure élégamment terrifiante, et un des monuments les plus connus de la ville. L’obstruction de cette vue est de toute évidence délibérée : c’est une nouvelle tentative pour défaire l’héritage architectural de la période anticléricale de la ville, au cours de laquelle ses dômes en bulbe et sa cathédrale du Christ-Sauveur se sont respectivement vus remplacés par des étoiles rouges et une piscine. Cependant, cet emplacement a une autre fonction symbolique. En 2013, la gestion de la réserve naturelle, de la plate-forme d’observation et du funiculaire de la colline des moineaux a été attribuée à l’équipe qui s’est chargée de transformer le Parc Gorki, une aire de loisirs impeccablement entretenue où l’on peut faire son yoga, jouer à la pétanque ou se connecter à Internet, devenue l’emblème de l’embourgeoisement – très favorablement accueilli – de certains espaces publics de la capitale. Pour une zone comme la colline des moineaux, longtemps considérée comme un moyen d’échapper aux pressions du centre-ville, cette intégration au jardin de loisirs du Parc Gorki voisin semblait aller de soi. Par ailleurs, elle rend légitimes les politiques d’apaisement par l’amélioration associées à Sergueï Kapkov, conseiller municipal délégué à la culture, et « visage présentable de Russie unie ». Désormais, avec l’arrivée du prince au regard menaçant et l’éviction tant attendue de Kapkov au sein du conseil municipal, le message est clair : le contrôle – ou l’illusion du contrôle – des espaces publics ne sera plus donnée aux bobos à bicyclette, tel un os à ronger, pour compenser leur inactivité politique. La récréation est terminée.

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Pierre le Grand sur la Moskova
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Une tradition ancienne

Pourtant, le fait que l’interaction du conseil municipal de Moscou avec le paysage soit principalement caractérisée par la propagande, et non les restaurants qui pullulent un peu partout, marque un retour à une vieille tradition. Le mandat de Iouri Loujkov, maire tombé en disgrâce en 2010, était un festival de statues de mauvais goût, avec ses centaines de créatures en bronze esthétiquement et historiquement douteuses, voulues par Loujkov lui-même et Zourab Tsereteli, son artiste de cour. La volonté de Loujkov d’apposer sa marque sur son fief provient sans doute de l’insécurité politique des années 1990. Les horreurs à tout-va de Tsereteli, elles, respirent l’éclectisme postmoderne caractéristique de cette époque. Le symbole incontournable de ce projet, l’informe statue de Pierre le Grand érigée sur les rives de la Moskova, contraste de manière frappante avec Vladimir. Alors que ce dernier affiche un air irréprochablement slave, le premier a tout de l’homme des années 1990 : occidentalisé, libre-échangiste et orné de fanions bizarroïdes. Toutefois, en dépit de ces quelques détails, cette utilisation non sollicitée des statues dans l’exercice de l’autorité centrale n’est qu’un retour à une tradition ancienne. La première grande statue publique érigée en terre russe, qu’on appelle communément Le Cavalier de bronze, était un hommage de la Grande Catherine à Pierre le Grand. Installée en 1782 à Saint-Pétersbourg, elle a servi à consolider la légitimité de l’usurpatrice allemande. Le parfum apocalyptique que dégage ce cavalier sur son destrier cabré et les connotations païennes rattachées depuis longtemps à ce genre d’idoles, ont inspiré Alexandre Pouchkine son poème épique de 1833, « Le Cavalier de bronze », où Pierre – au bord de la folie – et sa monture démoniaque quittent leur piédestal afin de poursuivre Eugène, un citadin ignorant sans histoire, à travers les rues.

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L’Ouvrier et la Kolkhozienne
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L’exemple donné par Le Cavalier de bronze a été suivi à de nombreuses reprises, de L’Ouvrier et la Kolkhozienne de Vera Moukhina au Pierre de Tsereteli, en passant par l’effrayante statue de Félix Dzerjinski, le grand chef de la Tchéka, à l’extérieur de la Loubianka. C’est pour communiquer son programme politique et son pouvoir que l’autorité centrale impose aux gens ces statues qui développent une sorte de mystique semi-démoniaque. Bien sûr, quelques exceptions viennent contredire cette norme très autoritaire, comme la fameuse statue de Pouchkine dans le centre de Moscou, financée par des dons publics, ou le récent projet de monument à la mémoire de John Lennon (un yin sympa pour compenser l’austère yang de Vladimir). Cependant, la plupart des monuments moscovites ont, comme Vladimir, été imposés et en imposent. Ce que la polémique autour de la nouvelle statue de Vladimir a d’ironique est que le souverain lui-même aurait été hostile aux idoles : en 988, cet ardent nouveau converti a détruit les idoles païennes qui dominaient les collines de Kiev. De même, le symbolisme surdéterminé des monuments russes montre qu’ils sont susceptibles d’être détruits par le peuple ou par le pouvoir officiel dès le renversement du régime qui les a mis en place. Le démantèlement en 1991 de la statue de l’extraordinaire chef de la police secrète Dzerjinski et son remplacement par une éloquente pierre de Solovki, un gros rocher provenant d’un goulag célèbre, a par exemple été un moment charnière du projet inachevé de désoviétisation des années 1990. Au cours des événements de 2011, il était même question de retirer Pierre des rives de la Moskova. Il semblerait que tout le monde n’ait pas le culot, ou les cojones, d’empêcher Vladimir de s’installer sur la colline des moineaux. L’atmosphère politique en Russie pourrait d’ailleurs s’avérer favorable à ce prince pieux et va-t-en-guerre dans un avenir proche. Mais encore une fois, on peut toujours réinterpréter le sens d’une statue. Peut-être les Moscovites libéraux se réconforteront-ils en voyant Vladimir non pas comme un symbole néo-médiéval, mais comme quelque chose d’autre, quelque chose en tout point opposé à l’humeur actuelle. Vladimir, un barbu avec une préférence pour le style scandinave ; Vladimir, un migrant venu du sud, chaleureusement accueilli par la ville ; Vladimir, un homme cosmopolite marié à une étrangère, avec un penchant pour les valeurs occidentales et une vision œcuménique de la religion ; ou peut-être tout simplement Vladimir, une figure supranationale liant la Russie et l’Ukraine, non pas comme un grand et un petit frère, mais comme deux nations souveraines liées par un long passé en commun, aux destinées distinctes et indépendantes. Si Vladimir y parvient, on devrait ériger une statue en son honneur à tous les coins de rue de Moscou.

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Visualisation architecturale de la statue de Vladimir le Grand
Crédits : Dmitry Chistoprudov


Traduit de l’anglais par Arthur Villers d’après l’article « The hard-nosed politics of Moscow’s St Vladimir statue », paru dans le Calvert Journal. Couverture : Projet de statue de Vladimir le Grand, visualisation architecturale de Viktor Borisov.