Toungouska

Le mardi 18 août 2015, la NASA a publié un communiqué de presse intitulé « La Terre n’est menacée par aucun astéroïde ». Un gros titre alarmant, surtout pour ceux qui ignoraient qu’une partie de la population craignait sincèrement de voir un astéroïde percuter la terre… En réalité, les craintes de ces gens étaient telles qu’à force de les voir s’agiter et multiplier les articles de blogs, l’agence spatiale la plus respectée de la planète s’est vue contrainte de publier un démenti. « De nombreux blogs affirment, de manière totalement erronée, qu’un astéroïde entrera en collision avec la Terre entre le 15 et le 28 septembre 2015 », pouvait-on lire dans le communiqué. Dans les locaux du Jet Propulsion Laboratory de Pasadena en Californie, Paul Chodas, directeur du département NEO dédié à l’étude des objets géocroiseurs (Near-Earth Objects), a déclaré le même jour : « Il n’existe aucune donnée scientifique, et pas l’ombre d’une preuve qui porterait à croire qu’un astéroïde frappera la Terre à cette période. » D’après le communiqué, le programme d’observation des objets géocroiseurs de la NASA « affirme n’avoir observé ni astéroïde ni aucune comète susceptible d’entrer en collision avec la Terre dans un avenir proche ».

gallery-1446238930-chelyabinski-vidHors contexte, cela ressemblait à un article tout droit sorti de The Onion ou du Gorafi. Il n’est pas rare que des rumeurs incroyables se propagent, mais il l’est davantage de les voir prendre autant d’ampleur, au point que le directeur d’un laboratoire scientifique réputé se sente obligé de s’exprimer et de publier un communiqué de presse. Ainsi va pourtant l’univers étrange et méconnu de la défense planétaire, au sein duquel une communauté grandissante de scientifiques mène des recherches et se prépare à l’éventualité qu’un gros caillou venu de l’espace pénètre notre atmosphère et percute la Terre, entraînant la destruction violente et injuste de notre planète. Historiquement, il y a pourtant des raisons de s’inquiéter.

Au matin du 15 février 2013, les habitants de la ville de Tcheliabinsk en Russie se réveillaient à peine lorsqu’une intense traînée de lumière est apparue à l’est et a traversé l’horizon avant d’exploser. On a tout d’abord cru à un missile nucléaire, mais il s’agissait d’un astéroïde. L’objet mesurait environ 17 mètres de diamètre et se déplaçait à une vitesse de 67 600 km/h. Grâce à la friction de l’atmosphère, il a chauffé et fini par exploser bien au-dessus du sol. Ce phénomène, que les scientifiques appellent « onde de choc », a fait exploser des fenêtres, s’effondrer des murs et endommagé des toitures. Bilan : plus de 1 500 blessés à cause de projections d’éclats de verre. En son point le plus intense, la lumière émise par l’objet en pleine explosion était 30 fois plus vive que celle du soleil, causant chez certains habitants des brûlures de la peau et de la rétine. Si quelques fragments de roche ont bien fini par s’écraser au sol – notamment un bloc assez lourd pour transpercer la couche de glace d’un lac gelé –, 99 % de la masse de l’astéroïde s’est désintégrée en vol, libérant une énergie équivalente à 500 kilotonnes de TNT. Chaque nuit, de petits fragments de roche venus de l’espace pénètrent notre atmosphère et s’y désintègrent : ce sont les étoiles filantes. Ces fragments dépassent rarement la taille d’un ballon de basket (et souvent, leurs dimensions seraient plutôt comparables à celle d’un grain de sable), mais il arrive que de plus gros objets nous parviennent sans crier gare. Entre 1994 et 2013, le gouvernement des États-Unis a enregistré la formation de 556 petites boules de feu (plus communément appelées « bolides ») causées par l’explosion d’astéroïdes à la surface de la Terre. La plupart de ces explosions ont eu lieu au-dessus de l’océan et sont donc passées inaperçues. Si l’épisode de Tcheliabinsk est tant resté dans les mémoires, c’est qu’il s’agissait d’un des rares cas où un bolide d’une telle ampleur a survolé, en plein jour, une zone habitée. Des dizaines de caméras embarquées ont immortalisé l’événement, contribuant à le rendre aussi réel à nos yeux.

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La forêt dévastée de Toungouska

Ce n’était pas la première fois que la Russie se trouvait ainsi confrontée à des débris spatiaux. Le 30 juin 1908, là encore aux premières heures du jour, un astéroïde déchira le ciel aux abords de la rivière Toungouska et causa une explosion spectaculaire au-dessus de la taïga sibérienne. Aucun être humain ne se trouvait dans les environs immédiats. Plus tard, un homme alors tranquillement assis sur le perron d’un poste de traite, à 65 kilomètres de là, raconterait avoir été éjecté de son siège et exposé à une chaleur si intense qu’il avait cru que ses vêtements avaient pris feu. Il faudra attendre 19 ans pour qu’en 1927, le conservateur de la collection de météorites du musée de Saint-Pétersbourg mène une expédition scientifique et tente pour la seconde fois de traverser la forêt sauvage. En arrivant enfin sur le site, ils découvrirent que 2 000 kilomètres carrés de forêt sempervirente avaient été entièrement rasés. Plus de 80 millions d’arbres fauchés reposaient au sol, étalés en cercles concentriques s’éloignant peu à peu de l’épicentre. L’astéroïde de Toungouska était d’une taille bien supérieure à celui de Tcheliabinsk. Les scientifiques estiment qu’il mesurait environ 36 mètres de diamètre, pesait près de 100 000 tonnes et se déplaçait à une vitesse de 54 000 km/h lorsqu’il explosa dans la basse atmosphère, libérant une énergie équivalente à 185 bombes d’Hiroshima. Les baromètres perçurent l’onde de choc jusqu’en Angleterre. Plus tard, des individus habitant à des kilomètres du site racontèrent comment « le ciel s’était ouvert en deux » et qu’un « grand feu » semblait s’être déclaré, suivi d’une détonation assourdissante. Comme l’a un jour déclaré Don Yeomans, ancien directeur du département NEO de la NASA et ancien collègue de Paul Chodas : « Pour lancer une discussion sur les astéroïdes, rien de plus facile : il suffit de prononcer le mot Toungouska. »

Morrisson

L’astéroïde de Toungouska aurait pu raser une ville de la taille de Londres et ses environs. Pourtant, la perspective de voir cette menace se concrétiser dans un avenir proche n’inquiète pas grand monde. La fréquence à laquelle de gros astéroïdes viennent entrer en collision avec la Terre reste plutôt faible et la majeure partie de notre planète reste inhabitée, puisqu’elle est recouverte à 71 % d’eau. Ainsi, même si un astéroïde de taille supérieure apparaissait soudainement, il aurait peu de chances de menacer la civilisation. Cela étant, l’avis des scientifiques concernant les astéroïdes a beaucoup évolué au cours des dernières décennies et nous avons pris conscience de plusieurs choses. D’une part, les impacts de corps célestes font partie intégrante de la vie au sein du système solaire. D’autre part, si l’on fait des prévisions à très long terme, il s’avère que des objets bien plus gros que Toungouska – qui pourraient raser des régions entières, voire détruire l’humanité – parcourent l’espace en ce moment même et finiront bien par entrer en collision avec la Terre, dans 500, 10 000 ou un million d’années. À moins que nous ne repérions ces menaces par avance afin de les étudier et de tenter de les parer si besoin. L’incident de Tcheliabinsk aura permis de capter momentanément l’attention du monde. Au Capitole, le comité scientifique de la Chambre des représentants a convoqué une audience et demandé au général William Shelton d’expliquer, entre autres, si un tel événement aurait pu être prédit. Shelton, chef d’État-Major de la force spatiale de l’US Air Force, a répondu que cet axe de recherche avait reçu trop peu de financements. « Que pouvons-nous faire dans l’immédiat ? » lui a demandé le président du comité. « Tout ce que je peux vous dire, c’est que si quoi que ce soit devait arriver dans trois semaines, il ne nous resterait plus qu’à prier. En trois semaines, je ne pourrais rien faire du tout, car cela fait des décennies qu’on remet cette question à plus tard. »

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David Morrison
Crédits : NASA

Défense planétaire. C’est sous cette appellation que le public connaît le mieux cette mission dont le but est de repérer les menaces d’astéroïdes et de mettre en place des moyens pour les déjouer. Son origine remonte à 1994, lorsque les astronomes ont observé avec horreur la gigantesque comète Shoemaker-Levy 9 éclater en 22 fragments qui, l’un après l’autre, sont entrés en collision avec Jupiter. Chaque morceau de la comète a percuté l’atmosphère de Jupiter dans une explosion spectaculaire, laissant dans sa couche nuageuse une cicatrice plus large que la Terre. Pour la première fois, l’humanité observait une collision entre deux corps du système solaire. Si la comète avait percuté la Terre plutôt que Jupiter… Disons simplement que vous ne liriez pas ces lignes à l’heure qu’il est. « Cet événement a fait office de signal d’alarme », explique David Morrison. « D’ailleurs, la sortie deux ans plus tard de Deep Impact et d’Armageddon n’a rien d’une coïncidence. » Chercheur en chef pour la NASA au sein du Ames Research Center de Mountain View, en Californie, Morrison fait office de baromètre de la menace astéroïde. Il suffit d’observer cet homme au regard de limier, cerclé de lunettes à monture métallique, pour comprendre l’histoire de la défense planétaire. Il y a une tirade célèbre dans le milieu : « Quand on a commencé à s’intéresser à ces questions, l’équipe au complet aurait été tout juste suffisante pour faire tourner un McDo. » Au cours de mes entretiens, je l’ai entendue de la bouche de trois personnes.

Cette tirade, c’est celle de Morrison. « Je crois que la phrase exacte faisait mention d’un seul service dans un McDonald’s, mais je suis sûr qu’on en est à trois aujourd’hui », clarifie-t-il lors de notre rencontre dans un salon à l’ambiance tamisée de l’Ames Research Center. C’est l’hypothèse d’Alvarez, comme on l’appelle, qui a tout d’abord attiré l’attention de Morrison en 1980. Cette hypothèse apportait une réponse plausible à un mystère pour le moins ancien : l’extinction des dinosaures. Leur disparition serait due à l’impact d’un astéroïde géant dans la péninsule du Yucatán au Mexique, il y a 65 millions d’années. Mesurant entre 10 et 15 kilomètres de diamètre, l’objet aurait libéré une énergie un milliard de fois plus destructrice que les bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Sa taille et sa vitesse étaient telles qu’il s’est enfoncé de 30 kilomètres dans la surface de la Terre avant d’exploser, annihilant tout être vivant à des milliers de kilomètres à la ronde. (Selon certaines théories, il se serait écoulé environ 3 minutes entre cette première explosion et la disparition des dinosaures au Canada.) En outre, l’explosion aurait projeté d’énormes quantités de terre, de roche, de vapeur et de flammes dans l’atmosphère, assombrissant le ciel au point que pendant deux ans, aucun rayon de soleil n’a atteint la surface de la planète.

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Le cratère de Barringer en Arizona
Crédits : USGS/D

Les géologues et les astrophysiciens ont depuis longtemps établi le lien entre les cratères et les chutes d’astéroïdes, explique Morrison. Ces impacts sont visibles chaque soir à la surface de la lune, et il en existe des dizaines sur la Terre, tel que le célèbre cratère Barringer en Arizona, profond de 170 mètres. « Par contre, le fait qu’un de ces impacts ait pu engendrer une extinction massive et altérer l’évolution biologique… Ça, personne n’y avait pensé avant la découverte d’Alvarez. » Pourtant, il a fallu attendre plusieurs années avant que la communauté spatiale au sens large ne prenne le sujet au sérieux, et aujourd’hui encore, beaucoup restent sceptiques. « Pendant longtemps, le “facteur humoristique” a été l’une des expressions employées le plus couramment parmi nous : dès que nous parlions de se “protéger des chutes d’astéroïdes”, on ne nous prenait pas au sérieux. » En 1988, Morrison a co-écrit avec Clark Chapman, chercheur en sciences spatiales, l’ouvrage Cosmic Catastrophes, dont le but était d’expliquer en des termes simples mais néanmoins sérieux que la menace astéroïde était une réalité. D’après Morrison et Chapman, il s’agissait, en principe, d’un problème soluble. Trois ans plus tard, le Congrès demandait à la NASA d’étudier (sous la direction de Morrison) les risques d’impact et, en juillet 1994, la comète Shoemaker-Levy 9 a fait parler d’elle dans les journaux du monde entier.

Enfin, en 1998, le Congrès s’est décidé à légitimer la question et a demandé à la NASA d’identifier 90 % des astéroïdes dont le diamètre dépasserait un kilomètre, seuil au-delà duquel on considère qu’un objet pourrait détruire une part importante de notre planète – à défaut d’éradiquer l’humanité tout entière. À l’époque, on ne devait pas avoir répertorié plus de 50 objets de cette taille. L’enquête de la NASA, connue sous le nom de Spaceguard Survey, avait pour but de compléter cette liste. L’enquête était relativement simple à mettre en œuvre. Il suffisait de monter des appareils photo sur des télescopes terrestres et de photographier le ciel de nuit pour mettre en évidence des corps lumineux en mouvement par rapport aux étoiles connues. Cet objectif de 90 % a été atteint en 2005. Aujourd’hui, on dénombre plus de 12 000 objets géocroiseurs (ou Near Earth Objects, NEO) catalogués dans une base de données publique qui regroupe d’autres données critiques à leur sujet, notamment la trajectoire de leur orbite. gallery-1445982955-jupiterLe simple fait d’avoir identifié ces meurtriers potentiels a permis à la communauté spatiale de réduire sensiblement le risque de catastrophe planétaire. Cela ne veut pas dire qu’aucun de ces astéroïdes géants ne viendra croiser l’orbite de la Terre dans les cent ou les mille ans à venir, mais cela signifie que nous le verrons venir suffisamment longtemps à l’avance pour avoir une chance de faire quelque chose.

Malheureusement, ce n’est pas la seule menace qui pèse sur notre planète. « C’est une chose de pouvoir dire que dans les cent années à venir, aucun astéroïde ne va nous percuter et causer une catastrophe planétaire… C’en est une autre d’admettre qu’il existe des centaines de milliers d’astéroïdes assez gros pour rayer une ville entière de la carte », ajoute Morrison. Ceux-là restent encore trop difficiles à détecter, et c’est sans parler des objets plus petits mais néanmoins dangereux, comme celui qui a explosé au-dessus de Tcheliabinsk. « Comme le dit Don Yeomans », poursuit Morrison en citant l’un des gourous du Jet Propulsion Laboratory : « La première étape, c’est de les trouver. La deuxième, c’est de les trouver. La troisième, c’est de les trouver. Après, on peut passer au reste : calculer les orbites, prédire les impacts, imaginer des façons de les dévier… Mais si vous ne les avez pas trouvés en premier lieu, le reste ne sert à rien. »

Mission Sentinel

L’Académie des sciences de Californie est un muséum d’histoire naturelle qui a pour mission « d’explorer, expliquer et préserver la vie sur Terre », explique Ryan Wyatt. Directeur du Morrison Planetarium, c’est sur une petite estrade installée dans l’atrium du musée que Wyatt inaugurait Asteroid Day, la toute première journée mondiale des astéroïdes, au matin du 30 juin 2015. « Difficile d’imaginer que la vie telle que nous la connaissons puisse être menacée par quelque chose de plus dangereux qu’un astéroïde gravé à notre nom. À votre arrivée, vous êtes passés devant un squelette de T-Rex qui vous a souhaité la bienvenue… Comme vous le savez, les dinosaures ont eu quelques problèmes avec le leur, d’astéroïde. » Conçu pour attirer l’attention sur la question de la défense planétaire, Asteroid Day a nécessité plus d’un an de préparatifs et mobilisé toute une coalition de scientifiques et de personnalités de l’industrie spatiale qui n’en pouvaient plus d’attendre une action du gouvernement américain. L’objectif de cette journée était de faire de la publicité ainsi que de présenter le mouvement 100X qui, sous la forme d’une pétition, invite le monde à agir et à multiplier par 100 notre capacité à détecter des astéroïdes. Wyatt a ensuite cédé la parole à Rusty Schweickart, ancien astronaute au sein du programme Apollo et cofondateur de l’Association des explorateurs de l’espace ainsi que de la Fondation B612, l’un des principaux sponsors de Asteroid Day. gallery-1446048052-bennu-3-1024 « On m’a demandé de vous faire un cours d’introduction sur les astéroïdes », annonce Schweickart en plaisantant. Premier homme à tester le module lunaire dans l’espace, Schweickart a pourtant la nonchalance d’un directeur d’école tout droit sorti d’une sitcom, et il arbore une remarquable chevelure blanche qui lui donne un air de général de la guerre d’indépendance des États-Unis. L’ancien astronaute dresse alors un bref historique du système solaire et explique que les astéroïdes sont des fragments de matériaux planétaires qui, pour diverses raisons, « ne sont jamais parvenus à s’assembler pour former des planètes ». La plupart se situent dans une gigantesque ceinture aux confins de notre système solaire, mais parfois, la force de gravité de Jupiter en détourne certains et les rapproche sensiblement de la Terre, si bien qu’ils croisent quelquefois l’orbite de notre planète. Les astéroïdes de la taille de celui qui a fait disparaître les dinosaures ne sont pas une menace, assure-t-il ensuite à son auditoire. « Il n’en existe que dix et aucun ne menace de percuter la Terre. » Même des objets larges de plusieurs centaines de mètres ne devraient pas nous inquiéter, car ils ne frappent la Terre que tous les 300 000 ans environ. Ceux qui inquiètent véritablement Schweickart et les autres instigateurs d’Asteroid Day, ce sont ceux de la même taille que l’astéroïde qui a frappé la Sibérie en 1908.

À n’importe quelle époque, « il y a 20 % de chances pour qu’un astéroïde semblable à celui de Toungouska nous percute. À moins que nous ne nous en rendions compte à l’avance et que nous puissions l’arrêter. » À l’origine, Asteroid Day a été imaginé par le réalisateur Grigorij Richters et le docteur Brian May, un astrophysicien plus connu du public pour ses performances de guitariste au sein du groupe Queen. (Oui, vous avez bien lu.) Comme ils se trouvaient tous les deux à Londres pour organiser leur propre événement, c’est Ed Lu qui a dû animer la journée à San Francisco. Astronaute à la retraite, Lu a pris part à deux missions de la navette spatiale américaine et a passé six mois dans la Station spatiale internationale. Depuis son plus jeune âge, le mystère de la disparition des dinosaures le fascine. Il se souvient de son livre préféré dans les moindres détails : il était rempli de « formidables illustrations de dinosaures » et se terminait sur un cliffhanger : « Qu’est-ce qui a fait disparaître les dinosaures ? Nous l’ignorons. » Ce n’est que plus tard que l’hypothèse d’Alvarez a répondu à cette question. « Après ça, j’ai eu la chance d’aller dans l’espace et de voir les cratères de la Lune. On peut même voir des cratères sur la surface de la Terre, depuis là-haut. Et là, on tombe à la renverse. »

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Lance Benner
Crédits : Planetary Defense Conference

En 2001, peu après les attentats du 11 septembre, Lu et son ami Piet Hut, célèbre astrophysicien de Princeton, ont décidé de rassembler des chercheurs pour discuter des risques liés aux astéroïdes et des solutions éventuelles. Ils ont convié un petit groupe de collègues triés sur le volet, dont Rusty Schweickart faisait partie, au Johnson Space Center de Houston. Sur le papier, cela n’avait rien de glamour : la réunion devait se tenir un week-end et les participants devaient tout payer de leur poche. Lu s’en souvient encore : « J’avais réservé une salle de conférence et je leur avais dit : “Si chacun de vous contribue, on pourra acheter des beignets et du café.” Pourtant, tous ceux que nous avions invités ont répondu présent. » C’est lors de cette réunion que la Fondation B612 a vu le jour, avec à sa tête Ed Lu, Rusty Schweickart et Piet Hut. Le groupe doit son nom à l’astéroïde dont était originaire le Petit Prince, célèbre personnage du conte pour enfants. Pendant les dix années qui ont suivi, les membres de la fondation – qui avaient tous d’autres occupations à côté – ont développé des concepts et mené des recherches pour déterminer comment la technologie pourrait permettre de faire face à cette menace.

En 2012, Lu a donné une présentation sur la défense planétaire dans les locaux de Google, où il dirigeait le département des technologies avancées. Après avoir posé les bases de la menace, il a expliqué qu’on ne pouvait dévier ce qu’on ne pouvait voir et que la chose la plus importante à faire pour protéger la Terre des astéroïdes, c’était d’envoyer dans l’espace un télescope infrarouge optimisé pour repérer et identifier les objets dangereux. Malheureusement, aucun projet de ce type n’existait. Quelqu’un dans l’assistance lui a alors posé une question qui a changé le cours de ses recherches : « Pourquoi vous ne vous en chargez pas, vous ? » Ce soir-là, Lu a appelé Schweickart et les objectifs de B612 ont profondément changé : désormais, le groupe solliciterait activement des financements privés pour développer un télescope infrarouge spatial et, à terme, pour le mettre en orbite… Le plus tôt serait le mieux. Ce projet a été baptisé « Mission Sentinel ».

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Le Large Synoptic Survey Telescope (LSST)
Crédits : LSST Observatory

D’ici dix ans, avec le financement adéquat, Lu estime que les scientifiques pourront détecter longtemps à l’avance tous les objets géocroiseurs qui risquent de percuter la Terre, même ceux de la taille de l’astéroïde de Toungouska. « C’est le Saint Graal », m’a-t-il confié pendant une pause durant Asteroid Day. Pour y parvenir, il faudra envoyer un télescope infrarouge dans l’espace (soit Sentinel, soit un projet concurrent de la NASA appelé NEOCam) et, en parallèle, installer un télescope géant connu sous le nom de Grand Télescope d’étude synoptique (LSST, Large Synoptic Survey Telescope) actuellement en construction au Chili et dont la mise en service est prévue pour 2020. Bien que l’objectif du projet Sentinel soit noble, on lui reproche surtout d’être un véritable gouffre financier. Sur dix ans, les coûts de conception, de construction, de lancement et de fonctionnement du télescope spatial sont estimés à 450 millions de dollars.

Par ailleurs, l’équipe d’Ed Lu a eu du mal à lever des fonds : à l’automne 2015, ils n’avaient récolté que 10 millions de dollars. À moins qu’un événement ne vienne susciter un élan d’intérêt inespéré pour le projet – disons, la destruction du Capitole par un astéroïde qu’on n’aurait pas vu venir –, ce chiffre a peu de chances d’augmenter. Les difficultés de B612 à trouver des financements ont fait couler beaucoup d’encre au cours de l’année 2015, mais Lu ne perd pas espoir. « Dans n’importe quel projet, c’est toujours au début que se situent les plus gros risques, quand on n’a qu’un capital informel », explique-t-il. Sentinel dispose d’un modèle tout à fait réalisable, de conseillers et d’ingénieurs très compétents, ainsi que d’un partenaire industriel, Ball Aerospace, qui est en mesure de construire le télescope. Dans le contexte des budgets nationaux, les sommes mises en jeu sont dérisoires. « Le budget annuel de la NASA dépasse les 18 milliards de dollars. Cela signifie qu’au cours des dix prochaines années, la NASA va dépenser au moins 180 milliards. Nous parlons d’à peine 1 % de ce chiffre… La NASA dépense sûrement davantage en café et en beignets. »

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Edward T. Lu
Crédits : NASA

Bref coup d’œil à sa montre. La pause touchait à sa fin et il souhaitait retourner à l’étage pour discuter avec l’intervenant suivant. « Quand nous avons commencé à parler des astéroïdes en 2001, personne d’autre ne s’intéressait à ces questions. Nous ne faisions que parler dans le vide. Voyez où nous en sommes aujourd’hui : le LSST est entièrement financé et prêt à passer à l’étape suivante. Sentinel n’existait même pas, à l’époque. Tout cela est très récent. » En tant qu’astronaute, Lu dispose d’une certaine crédibilité. C’est un homme brillant et respecté par ses collègues. Le mouvement dont il s’est fait le porte-parole et la figure de proue bénéficie grandement de ses qualités. Son optimiste inébranlable constitue l’un de ses atouts majeurs, même lorsqu’il paraît infondé. « Je suis sûr que les recherches dans le domaine avancent bien », dit-il. « Les choses n’avancent pas aussi vite qu’on le voudrait évidemment, on préférerait que tout soit prêt pour hier. Mais la vérité, c’est que quelque chose pourrait très bien s’écraser sur nous après-demain… C’est juste qu’on ne le sait pas encore. » Des mots prononcés sans la moindre trace d’affolement, avec un sourire. « À mes yeux, c’est l’occasion de faire un pas en avant en tant qu’espèce humaine… En tant que civilisation », déclare-t-il. « Pensez-y : nous allons modifier le système solaire pour éviter les impacts d’astéroïdes. Pour moi, c’est une occasion d’aller de l’avant. »

Dix minutes plus tard, il était de retour sur scène pour clore la matinée. « Le message qu’Asteroid Day veut faire passer n’est pas un message de peur », annonce-t-il à l’assemblée. « C’est plutôt l’idée que nous avons le pouvoir d’agir. En un siècle, nous pouvons faire énormément de progrès et passer du tout premier vol spatial habité à une réorganisation du système solaire pour éviter les impacts d’astéroïdes. » Avec un sourire, il laisse cette idée faire son chemin. « La Terre aura connu deux grandes phases : une première phase d’impacts aléatoires, qui aura duré 4 milliards d’années. » Les dinosaures n’y ont pas survécu. « Et la phase à venir, au cours de laquelle une espèce aura décidé de ne plus laisser les astéroïdes frapper sa planète. Grâce aux hommes, à la technologie et à la science, c’est tout à fait possible. C’est cela, l’enjeu d’Asteroid Day. »

Pendant ce temps, à la NASA…

yNkPVJBien que l’effervescence semble surtout provenir du secteur privé, c’est bien à la NASA qu’on doit la plupart des avancées visant à protéger la Terre des explosions de rochers venus de l’espace. L’enquête Spaceguard, commanditée à l’origine par le Congrès pour localiser tous les objets géocroiseurs de plus d’un kilomètre de diamètre, est depuis devenue une faction à part entière au sein de l’agence, qui se consacre à l’amélioration des défenses de notre planète. Ses activités sont surtout concentrées au Jet Propulsion Laboratory (JPL), sur les collines ombragées de Pasadena en Californie. C’est là que Paul Chodas dirige le département d’étude des objets géocroiseurs, un modeste dédale de bureaux dont la devise est la suivante : « Garder un œil sur les cailloux de l’espace. » Chodas ressemble à une version plus âgée de Sam Neill, l’acteur néo-zélandais qui tient le rôle du père dans Jurassic Park. De son bureau recouvert de livres sur les astéroïdes et les comètes, il a vue sur un parc boisé. Notre rencontre a eu lieu quelques semaines après Asteroid Day, auquel il n’a pas pris part car selon lui, la pétition 100X « manque cruellement de réalisme et n’est probablement pas nécessaire ». Plutôt que de s’attacher à trouver « des millions d’objets géocroiseurs », m’explique-t-il, « il vaudrait mieux se concentrer sur les astéroïdes potentiellement dangereux » – aussi appelés PHA. Cela fait maintenant 20 ans qu’il étudie ces objets, après qu’un astronome d’Arizona a repéré l’astéroïde XF11 en 1997. Celui qui dirigeait alors le Minor Planet Center avait affirmé que l’astéroïde « nous frôlerait de très près » en 2028 et que le risque d’impact était à envisager. Cette déclaration a causé un bref tumulte et même fait la une du New York Times, mais plusieurs astronomes, parmi lesquels se trouvait Chodas, ont refait les calculs et déclaré que le risque était nul. Cet incident a pourtant amené la NASA à créer un département dédié à la recherche des objets géocroiseurs, qui servirait également de référentiel pour toutes les données relatives aux astéroïdes identifiés. (Et qui aurait la responsabilité de s’exprimer chaque fois qu’une bande de givrés commencerait à faire des remous sur la toile et à craindre un impact d’astéroïde imaginaire, comme cela a été le cas en août dernier.) Le département d’étude des objets géocroiseurs (NEO Office) a ouvert ses portes en 1999.

Depuis, ce programme de la NASA a développé la plupart des outils et logiciels qui permettent de trouver, suivre et contrôler les objets géocroiseurs connus. Jusqu’en 2006, la plupart des découvertes ont été faites via LINEAR, le projet de recherche d’astéroïdes géocroiseurs du laboratoire Lincoln (Lincoln Near-Earth Asteroid Research network), en recyclant des dizaines de télescopes optoélectroniques de l’Air Force développés pour la surveillance spatiale pendant la guerre froide, et en les utilisant pour chasser les astéroïdes à la place. Depuis, c’est le Catalina Sky Survey en Arizona qui occupe la première place, mais le télescope Pan-STARRS d’Hawaï occupe un rôle de plus en plus important.

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Le Catalina Sky Survey
Crédits : University of Arizona

Repérer un nouvel astéroïde ne suffit pas. Pour que cette observation soit utile, il faut suivre l’orbite de l’objet afin de déterminer sa trajectoire dans le futur et ses chances de rencontrer la Terre. Les rencontres rapprochées ne sont pas des phénomènes uniques : un astéroïde qui nous manque de peu reviendra de nouveau nous frôler dans le futur, peut-être même dans un futur très lointain. Au début, les calculs de ces orbites devaient être faits à la main ; aujourd’hui, ils sont automatisés. Les découvertes faites chaque nuit sont transmises au Minor Planet Center de l’Union astronomique internationale, un département de cinq personnes établi à Harvard qui se présente comme « le système nerveux central de la détection d’astéroïdes dans le système solaire ». C’est là que les données sont rassemblées et comparées avec celles préexistantes, et s’il s’avère que l’objet est bel et bien une nouvelle découverte, on lui attribue un nom et on calcule une première trajectoire d’orbite. L’objet est ensuite ajouté à une base de données publique.

Au rythme actuel, le Minor Planet Center ajoute plus de 100 objets géocroiseurs par mois. La plupart ne présentent aucune menace pour la Terre. Chodas prend connaissance de chaque nouvel ajout. Si les données suggèrent qu’un objet pourrait croiser l’orbite de la Terre à un moment donné, un logiciel qui s’exécute automatiquement et en continu calcule où et quand l’impact pourrait avoir lieu. C’est un système qui fonctionne, et qui a même été éprouvé en situation réelle, notamment dans le cas de l’astéroïde 2008 TC3. Cet objet de taille relativement petite (de 3 à 5 mètres de diamètre) a été repéré en octobre 2008 par l’observatoire Catalina aux abords de Tucson, en Arizona, moins de 24 heures avant qu’il ne s’écrase sur Terre. L’équipe de Chodas a calculé sa trajectoire et prédit le point d’impact, au nord du Soudan, avec tant de précision que les scientifiques ont pu en retrouver les fragments dans le désert. Mais c’est la comète Shoemaker-Levy 9 qui a le plus marqué Chodas. « Cela nous a montré que de gros impacts peuvent survenir, et cela a vraiment souligné l’importance de notre travail », explique-t-il. « Mais c’est un événement très rare. Nous devons bien sûr y prêter attention et il est important de repérer ces objets et de vérifier qu’ils ne frapperont pas la Terre. C’est d’ailleurs l’issue la plus probable : ils ne feront que nous frôler. Mais nous possédons les télescopes et les puissances de calcul nécessaires, donc nous devons nous efforcer d’en identifier le plus possible. » L’enquête Spaceguard a remporté un succès considérable, mais en 2005, le Congrès a élevé la barre et demandé à la NASA de trouver au moins deux tiers des objets géocroiseurs mesurant au minimum 140 mètres de diamètre. Cela constitue un défi bien plus difficile à relever, car ces objets sont beaucoup plus petits et nombreux. Autre problème de taille : deux présidents se sont succédé à la Maison-Blanche depuis que le programme existe et il n’a encore reçu aucun financement. Le Congrès souhaite que l’enquête soit terminée avant 2020. « Nous n’y arriverons pas avant 2020 », admet Chodas.

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Une Terre primitive dévastée par les astéroïdes
Crédits : NASA

Il a vu l’intérêt de la NASA pour les astéroïdes croître de manière constante depuis qu’il y travaille. Il se montre très optimiste concernant un projet baptisé Asteroid Redirect Mission qui a été approuvé, mais qui n’en est encore qu’à ses premières phases de planification. Sa mission sera d’envoyer un vaisseau spatial robotisé en direction d’un objet géocroiseur de grande taille et d’en prélever un « gros morceau lourd de plusieurs tonnes ». Ce morceau sera ensuite ramené et placé en orbite autour de la Lune pour que les astronautes puissent s’y rendre et l’étudier. Selon la NASA, l’objectif est de « faire progresser les nouvelles technologies ainsi que conditions de vol dans l’espace pour, à terme, pouvoir envoyer une mission habitée sur Mars ». Mais cela permettrait également aux chercheurs en défense planétaire d’étudier la composition et le comportement d’un astéroïde de façon directe – autant de questions qui deviennent vite essentielles lorsqu’on cesse d’identifier des astéroïdes et qu’on commence à se demander comment résoudre les problèmes qu’ils posent.

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PEINTURE, TALC, OGIVES NUCLÉAIRES… TOUT EST BON POUR ARRÊTER LES ASTÉROÏDES

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Traduit de l’anglais par Emilie Barbier d’après l’article « The Asteroid Hunters », paru dans Popular Mechanics. Couverture : Un astéroïde frôle la Terre (NASA).