À la sortie du parking du Nobu, un restaurant japonais cossu de Malibu posté face au Pacifique, les formes saillantes d’une voiture grise se découpent au milieu des carrosseries replètes. Après s’être doucement extrait de la circulation, en ce soir de décembre 2019, le véhicule rétro-futuriste accélère au seuil de la route et aplatit un panneau de signalisation sans broncher, comme si personne ne l’avait senti à bord. À bord, le conducteur est imperturbable. Elon Musk fait confiance à son Tesla Cybertruck comme d’ailleurs à tous les véhicules de la marque.

Le milliardaire a beau donner de brusques coups de volant, la société de Palo Alto maintient sa trajectoire. Alors que son action passait la barre des 700 dollars au mois de mai, Musk étonnait tout le monde en déclarant qu’il trouvait ça trop cher. Aujourd’hui, elle atteint les 1 100 dollars. Dix ans après son entrée en bourse, ce mercredi 1er juillet 2020, Tesla est devenu le constructeur automobile le plus valorisé du monde. Avec une capitalisation boursière de 207 milliards de dollars, il double Toyota, qui produit pourtant 20 fois plus de voitures. Cette valeur place même l’entreprise devant Coca-Cola, Disney ou Exxon Mobil.

Une telle prouesse était tout sauf évident. Dans un marché américain dominé par des géants, dont les véhicules tout aussi géants avalaient l’essence plus vite que les kilomètres, Elon Musk a pris le pari risqué de l’électrique. Dès le départ, Tesla s’est retrouvé « dans une situation financière quasiment fatale ». Mais à force d’insister, l’entrepreneur a renvoyé ses concurrents au rang de pachydermes en voie d’extinction, si bien qu’un membre du conseil d’administration de Volkswagen a dû reconnaître, en mars 2020, que Tesla avait « dix ans d’avance » dans la course à la voiture électrique.

Entre-temps, Elon Musk a évité quantité d’embûches et donné quelques coups de volants intempestifs. Dans l’histoire qui suit, il nous raconte les défis incroyablement difficiles qui l’attendaient en prenant la tête d’une petite entreprise au bord de la faillite, et comment il a tout surmonté pour en venir à faire trembler les géants mondiaux de l’automobile.

Nummi

Elon Musk ressemblait à un enfant qui entre dans une usine de jouets. En 2010, le CEO du jeune constructeur automobile Tesla Motors avait 39 ans. Il se tenait à l’étage principal de l’usine de New United Motor Manufacturing et regardait avec émerveillement une machine gigantesque qui se trouvait plus haut. L’usine automobile, surnommée Nummi, est située à Fremont, en Californie, mais c’est une véritable ville industrielle à elle toute seule. Elle recouvre 1,5 million de mètres carrés et contient une usine de fabrication de moules en plastique, deux installations de peinture, 2,4 kilomètres de chaînes de montage et une centrale électrique de 50 mégawatts. Depuis 1984, Toyota et General Motors partageaient les lieux, y produisant jusqu’à 450 000 voitures par an jusqu’à sa fermeture en avril 2010. Aujourd’hui, après un remarquable retournement de situation, Elon Musk en est le propriétaire.

Ce twist a semblé le surprendre tout autant que le reste du secteur. Pendant des années, l’entrepreneur à l’ambition démesurée n’avait même pas le droit de visiter l’usine. Les anciens propriétaires de l’endroit n’étaient pas à l’aise avec le fait qu’un potentiel concurrent puisse se promener librement dans le complexe. Non pas qu’ils aient eu grand-chose à craindre : en 2009, Tesla n’était parvenu à produire qu’environ 800 voitures de sport électriques à haute performance. En somme, c’était un constructeur de niche dans une industrie qui produit à la chaîne des millions de véhicules. Mais être un acteur de niche n’a jamais été l’intention de Musk.

Après avoir gagné environ 180 millions de dollars en tant que cofondateur de PayPal, il a aidé Tesla à décoller en 2004 avec un investissement initial de 6,3 millions de dollars. Le business plan audacieux de la start-up comprenait trois étapes. Premièrement, concevoir une voiture de sport à la pointe de la technologie pour prouver que les véhicules électriques étaient à la fois cool et faisables. Deuxièmement, sortir une berline de luxe qui viendrait concurrencer des marques réputées comme BMW et Mercedes. Troisièmement, produire des centaines de milliers de véhicules électriques à bas prix pour le grand public.

En 2010, Musk avait franchi la première étape. Tesla a sorti le Roadster en 2008, un coupé sport deux places, et en avait vendu à peine plus de 1 300 unités. En 2009, le gouvernement américain a accepté de verser un prêt de 465 millions de dollars au constructeur pour lancer la deuxième phase de son plan : faire trembler l’industrie automobile en produisant massivement la Tesla Model S, une berline quatre portes racée, propulsée par plus de 7 000 batteries lithium-ion. Il n’y avait qu’un seul souci : Musk n’avait pas d’usine. Tesla avait externalisé la majeure partie de la production du Roadster, assemblant les voitures une par une dans un garage situé derrière son showroom de Menlo Park, en Californie. (L’endroit abritait autrefois un concessionnaire Chevrolet.) Évidemment, la fabrication à grande échelle était impossible ici. Musk avait besoin d’une installation digne de ce nom, comme Nummi, mais l’usine avait récemment été valorisée à près d’un milliard de dollars – bien plus que ce qu’une petite start-up pouvait rêver de s’offrir.

Pourtant, en mars 2010, les propriétaires de l’usine ont reçu un appel inattendu. Akio Toyoda, le président de Toyota, avait donné la permission à Musk d’y faire une visite clandestine. Toyoda voulait savoir si l’entrepreneur était intéressé par l’achat de l’usine, et il avait besoin que la chose soit tenue secrète pour empêcher que les médias ne viennent saborder un deal potentiel. À l’époque, l’industrie automobile américaine fonctionnait au ralenti après la crise économique de 2008. General Motors s’était déjà retiré de l’usine après l’avoir déclarée en faillite en 2009, et Toyota prévoyait d’arrêter la production moins d’un mois plus tard. Et comme il n’y avait pas grand monde d’intéressé pour acheter une usine automobile de 80 hectares à ce moment-là, Toyoda en a ouvert les portes à Musk.

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L’usine vue de l’autoroute en 1972
Crédits : U.S. National Archives and Records Administration

Lors de sa première visite à Nummi, Musk portait un casque de sécurité, une blouse bleue et des lunettes de sécurité en plastique. Il agissait le plus discrètement possible dans l’espoir de ne pas être reconnu. Tandis qu’un des responsables de l’usine le guidait à travers l’usine, il était frappé par l’immensité de l’endroit et avait du mal à réprimer son excitation. Des centaines de Toyota Corolla et de 4×4 Tacoma avançaient le long des chaînes de montage. Des milliers d’employés s’affairaient autour des machines. C’était tout ce dont il avait rêvé pour Tesla. Au culot, il a offert ce qu’il avait budgétisé pour une plus modeste installation : 42 millions de dollars.

Un mois plus tard, à son grand étonnement, l’offre était acceptée. À présent qu’il visitait l’usine pour la seconde fois – la première en tant que propriétaire –, Musk essayait de prendre ses repères. Cinq semaines plus tôt, Tesla avait été introduit en bourse, rapportant 238 millions de dollars et devenant ainsi le premier constructeur automobile à compléter un appel public à l’épargne depuis Ford en 1956. De ce fait, l’entreprise avait accès à plus de 700 millions de dollars, dont une part importante servirait à moderniser l’équipement de l’usine.

L’ampleur de la tâche en aurait dissuadé certains. Musk déambulait entre les rangées de perceuses robotiques immobiles. Une grue immense se dressait à côté d’une presse-plieuse d’acier de 18 mètres de haut, mais sous le plafond d’une hauteur vertigineuse, même elle paraissait petite. Pendant un moment, Musk a semblé dépassé par ce dans quoi il s’était embarqué. « Bordel, cet endroit est immense », a-t-il dit avant de sourire soudainement. « C’est parfait. »

Le Roadster

Trois ans plus tôt, Tesla Motors avait de gros ennuis. Le tout premier produit du constructeur – le Tesla Roadster vendu à 109 000 dollars – devait entrer en production au mois de septembre 2007.  Mais un audit interne qui avait eu lieu durant l’été a révélé que le coût de construction réel de la voiture serait de 140 000 dollars. Le projet partait déficitaire avant même que la première voiture ait été vendue.

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Le Roadster de Tesla
Crédits : Tesla Motors

Musk était le principal investisseur de Tesla Motors, mais il ne dirigeait pas l’entreprise à ce moment-là et il a été étonné par la situation. Tout le poussait à croire que la fabrication de la voiture n’excéderait pas 65 000 dollars, aussi a-t-il décidé d’enquêter lui-même sur cet écart énorme. Il a rendu visite au fabricant de la carrosserie en Angleterre et a découvert que l’installation ne disposait pas des bons outils pour faire le travail. La voiture était beaucoup trop chère, et en l’état, on ne pouvait même pas la construire.

À ce moment-là, Musk et les autres investisseurs avaient dépensé près de 100 millions de dollars dans la compagnie et ils n’avaient pas une seule voiture en retour. Martin Eberhard, le CEO de l’époque et l’un des fondateurs de Tesla, a été rétrogradé et il n’a pas tardé à quitter l’entreprise. Michael Marks, l’un des investisseurs et ancien directeur du fabricant d’électronique Flextronics, a pris sa place en tant que CEO par intérim. Marks a immédiatement identifié de nombreux obstacles qui empêchaient la voiture d’être construite. La transmission ne fonctionnait pas, l’air conditionné ne fonctionnait pas non plus, la qualité des sièges laissait à désirer… la liste n’en finissait pas.

La situation, m’a écrit Marks dans un email, était « plus effrayante et plus pressante que je ne l’aurais pensé ». Le travail sur le Roadster a été suspendu ; le constructeur, dit Musk, était « dans une situation financière quasiment  fatale ». Il s’était vanté du fait que les petits malins de la Silicon Valley dans son genre pourraient battre les dinosaures de Detroit à leur propre jeu. Finalement, ce n’était pas si simple.

Tesla veut révolutionner l’industrie automobile
Crédits : Raja Shah

À la fin de l’année 2007, Musk a décidé d’injecter 20 millions de dollars supplémentaires dans Tesla. Il ne voulait pas s’avouer vaincu, car pour lui il y avait plus en jeu dans ce projet que le fait de créer une entreprise viable. Le moteur à combustion a rendu le monde dépendant du pétrole, et cela a engendré le changement climatique, des transferts de richesses massifs vers les pays producteurs de pétrole, ainsi qu’une escalade des tensions politiques. Et Musk était convaincu que l’industrie automobile avait trop investi financièrement et psychologiquement dans le moteur pour admettre que la technologie du XIXe siècle avait fait son temps.

Avec Tesla, il espérait précipiter l’avènement de l’ère des voitures électriques et aider à résoudre le problème. Le passage à l’électrique changerait les choses en profondeur, pensait-il. Avec le moteur à combustion, nous sommes dépendants du pétrole pour produire l’énergie nécessaire au transport. L’électricité, elle, peut être produite de bien des façons – par une centrale au charbon, un réacteur nucléaire, un générateur hydroélectrique, un parc éolien ou des panneaux solaires… Dans un monde dominé par les voitures électriques, toutes ces technologies productrices d’énergie seraient incitées à se mettre en compétition, encourageant ainsi l’innovation. De surcroît, un moteur électrique est par essence plus efficace qu’un moteur à combustion : quatre litres d’essence sont l’équivalent d’assez d’électricité pour alimenter un véhicule sur des centaines de kilomètres.

Malgré les défis de fabrication, les ingénieurs de Tesla sont parvenus à concevoir un bloc-batterie durable et puissant, utilisant des cellules lithium-ion portables. Ce n’était pas une tâche aisée. Les batteries lithium-ion peuvent exploser ou surchauffer, l’équipe a donc dû inventer un système de refroidissement innovant faisant circuler de l’eau et de l’antigel dans des tubes scellés à travers la batterie. Et ils ont installé des capteurs qui la déconnecteraient en quelques millisecondes s’il arrivait un accident, ou si de la fumée, de l’humidité ou de l’eau pénétrait dans la batterie. Cette dernière produit 200 kilowatts d’électricité : assez pour que les 288 chevaux de son moteur propulsent le Roadster de 0 à 100 en moins de quatre secondes. L’industrie automobile a commencé à remarquer la présence de la petite start-up aux grandes idées.

En janvier 2007, General Motors a dévoilé un prototype de véhicule électrique appelé Chevrolet Volt. Dans une interview pour Newsweek à l’époque, le vice-président de General Motors Bob Lutz a déclaré : « Si une start-up de la Silicon Valley peut résoudre cette équation, je ne me laisserai plus dire que c’est infaisable. » La même année, Daimler a à son tour révélé ses projets de construire une version électrique de sa Smart. Soudainement, les plus grands constructeurs automobiles se ruaient vers l’électricité, à une telle vitesse que Tesla risquait d’être submergé par la vague que le constructeur avait initiée.

« J’ai besoin de 20 000 dollars en liquide dans un sac tout de suite. » — JB Straubel

Musk a tenté d’accélérer la sortie du Roadster en engageant Ze’ev Drori, ancien para israélien et entrepreneur tech chevronné, pour prendre la place de CEO. Tandis que Drori se focalisait sur la résolution des problèmes du Roadster, Musk a commencé à songer à des moyens de faire entrer plus d’argent. L’une des possibilités qui s’offrait à lui était de surfer sur la vague de l’électricité en vendant ses batteries aux grands constructeurs. Le bénéfice qu’il en retirerait permettrait de garder Tesla vivant assez longtemps pour que la compagnie devienne à son tour un concurrent. Les véhicules électriques auraient forcément avoir besoin de batteries, et Musk était convaincu que Tesla possédait les meilleures. Mais bien sûr, la plupart des constructeurs ne tenaient pas à parier sur une start-up en difficulté. Ça n’a pas arrêté Elon Musk.

En septembre 2007, il a pris l’avion pour Stuttgart, en Allemagne, où il a rencontré certains directeurs de Daimler, qui tendaient une oreille sceptique pendant qu’Elon Musk leur disait combien sa technologie était formidable. Ils n’ont pas été emballés. Mais deux mois plus tard, Musk a reçu un email d’Herbert Kohler, le directeur de l’ingénierie avancée de Daimler, lui disant que lui et d’autres responsables de Daimler seraient en Californie six semaines plus tard, et qu’ils auraient aimé voir la technologie de Tesla. C’était tout ce dont Musk avait besoin. Il a immédiatement appelé JB Straubel, le CTO de Tesla.

« Nous avons besoin d’une Smart électrique dans six semaines », a dit Musk. « Tu peux faire ça ? » Straubel lui a fait remarquer que cela signifiait qu’ils devraient réquisitionner des ingénieurs qui travaillaient sur le Roadster, à un moment où ils avaient désespérément besoin de résoudre ses problèmes de production. C’était une décision difficile, mais Musk était d’avis que s’ils arrivaient à convaincre Daimler, ils pourraient décrocher un contrat décisif. En plus de l’argent, dont ils avaient énormément besoin, ce serait l’occasion de valider Tesla aux yeux du monde. Ils devaient essayer.

JB Straubel
Crédits : Tesla Motors

Straubel avait une autre question : où était-il supposé trouver la Smart initiale, à essence, qu’ils devraient modifier ? À l’époque, Daimler ne vendait pas de Smart aux États-Unis. Après quelques recherches, ils ont découvert que les voitures étaient vendues au Mexique. Il a passé quelques coups de fil et a localisé un concessionnaire à Tijuana qui en avait en stock. Il s’est dépêché d’envoyer quelqu’un chercher une voiture. Un ingénieur de Tesla a proposé l’aide d’un ami à lui qui parlait couramment espagnol, et, après un bref coup de téléphone, ce dernier a accepté de mettre le cap au sud.

Straubel a déboulé au département des finances. « J’ai besoin de 20 000 dollars en liquide dans un sac tout de suite », a-t-il dit. « On envoie quelqu’un à Tijuana pour récupérer une Smart. » L’employé auquel il s’adressait a fait remarquer qu’avec un scénario pareil, les choses pouvaient mal tourner, mais il a donné l’argent à Straubel malgré tout. Trois jours plus tard, l’ami de l’ingénieur était devant le siège de Tesla avec une Smart flambant neuve. Straubel et son équipe ont retiré le moteur de 83 chevaux et se sont mis à construire une batterie sur-mesure qui rentrerait dans le petit compartiment moteur de la voiture. Puis ils ont transformé un moteur de Roadster pour l’alimenter. Quand ils étaient trop fatigués, ils faisaient la sieste sous les escaliers, mais les pas constants au-dessus de leurs têtes rendait difficile tout sommeil prolongé.

Finalement, à une heure du matin, cinq semaines et demies après s’être mis au travail, la Smart customisée était complètement assemblée. Straubel s’est installé au volant et à mis le contact. Il a pressé l’accélérateur et il est sorti en trombe du garage pour déboucher sur le parking. Lorsque Straubel a freiné, les roues avant ont se sont soulevées du sol et les pneus arrière ont laissé des marques noires sur l’asphalte. Straubel a appelé Musk pour lui dire que la voiture pour les Allemands était prête.

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Smart X Tesla

L’abîme de la mort

Les directeurs de Daimler ont pris place dans la salle de conférence de Tesla en milieu de matinée, le 16 janvier 2008. Musk s’est appuyé sur une présentation PowerPoint pour expliquer les avantages que présentaient la technologie Roadster. Kohler n’était pas impressionné. Il n’était pas ici pour parler d’une voiture de sport tape-à-l’œil en série limitée. Il voulait savoir si Tesla était capable de produire en masse des batteries pour la Smart, et vite. Son attitude glaciale indiquait que, pour sa part, il en doutait fortement. « Nous avons justement quelque chose à vous montrer », a dit Musk en demandant aux Allemands de Daimler de bien vouloir le suivre. Kohler a remarqué la Smart rutilante qui les attendait au milieu du garage sans esquisser un sourire.

Peut-être croyait-il à une blague idiote – Musk avait réussi à faire entrer une Smart aux États-Unis. La belle affaire. « Elle est électrique », a dit Musk. « Comment ça ? » a demandé Kohler. « Nous avons mis un moteur et une batterie Tesla à l’intérieur. » Kohler a examiné la voiture. Straubel avait fait bien attention à n’altérer ni sa forme, ni son intérieur, il était donc impossible de dire qu’elle avait été modifiée. Kohler s’est installé au volant et Musk a pris place sur le siège passager. Lorsque l’Allemand a pressé l’accélérateur, la voiture s’est ruée au dehors et a disparu. Straubel attendait nerveusement avec les autres responsables de Daimler. 15 minutes après, la Smart est rentrée dans le garage. Straubel a remarqué que Kohler, habituellement taciturne, essayait de ne pas sourire. « Discutons de la possibilité d’un partenariat », a-t-il dit à Musk.

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Elon Musk avait vu juste
Crédits : Tesla Motors

Au cours de l’année 2008, Tesla est parvenu à résoudre les soucis de production du Roadster et, une par une, les voitures ont commencé à envahir les rues. Les critiques étaient dithyrambiques. Le magazine Car and Driver a dit de la voiture qu’elle était « une révélation », et Motor Trend s’est extasié encore davantage : « Le Roadster est une voiture techniquement au top, encore plus cool à conduire, et il change notre diamétralement notre perception des voitures électriques. C’est historique. » Musk a accumulé des centaines de commandes pour la voiture à 109 000 dollars. Il semblait que le constructeur allait parvenir à survivre. Mais Elon Musk ne cherchait pas à survivre. Même s’il disait que l’entreprise pouvait devenir rentable en se focalisant simplement sur le Roadster et la vente de ses batteries, il n’a pas freiné son ambition.

L’idée n’avait jamais été de fournir des voitures de sport aux gens riches. L’idée était d’amener le monde à une transition vers les transports électriques. Il ne pouvait pas voir petit. Son autre activité principale, la société d’astronautique et de vol spatial SpaceX, visait à remplacer la navette spatiale traditionnelle et à emmener un jour des gens sur Mars. Avec Tesla, le Roadster était simplement la preuve de concept qui amènerait Musk à la prochaine étape de son business plan : la Tesla Model S. Les difficultés que Musk avait rencontré avec le Roadster ne l’avaient pas rendu frileux vis-à-vis de l’innovation. Il a même accentué la tendance à l’été 2008 : pour construire une berline de haut niveau, il a engagé le lead designer de Mazda pour l’Amérique du Nord, Franz von Holzhausen, et lui a dit qu’il voulait une quatre portes pouvant accueillir sept personnes. « C’est un 4×4 alors, pas une berline », a répondu von Holzhausen.

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L’habitacle pensé par Musk
Crédits : Tesla Motors

Musk lui a répondu qu’il avait devant lui l’opportunité de concevoir quelque chose de nouveau. Le Roadster était basé sur un châssis modifié de Lotus qui avait été fabriqué en Angleterre et expédié à Tesla pour l’assemblage final. Avec la Model S, ils allaient fabriquer leur propre châssis en partant de zéro. Puisque la nouvelle plate-forme n’aurait pas à accueillir de tuyaux d’échappement, de bouclier thermique pour protéger de la chaleur du moteur ou de pots catalytiques encombrants, ils disposeraient de beaucoup d’espace en plus. Cela voulait dire qu’il était théoriquement possible de mettre une troisième rangée de sièges. Musk ne voulait pas se contenter de construire une berline électrique qui fonctionne : il voulait redéfinir les possibilités mêmes d’une berline.

Étant donné l’accueil positif qui avait été fait au Roadster, Musk était convaincu de pouvoir lever 100 millions de dollars supplémentaires durant l’été pour faire entrer la Model S en production. Goldman Sachs organisait le financement et ils avaient l’air d’en vouloir. Et puis la crise des subprimes a eu lieu, et tout est parti en vrilles. Soudain, les plus grandes banques semblaient sur le point de s’effondrer. La dernière chose que les investisseurs voulaient faire était d’investir leur argent dans une start-up de l’automobile. En octobre, Goldman Sachs avait fait peu de progrès, et Musk leur a dit d’abandonner.

Au cours de l’automne 2008, Musk a regardé semaine après semaine chuter le solde bancaire de Tesla. Son équipe s’était montrée capable de réduire les coûts de production du Roadster jusqu’à approximativement 95 000 dollars en renégociant les contrats des fournisseurs et en redessinant certaines parties du véhicule pour les rendre plus simples. Malgré cela, Tesla avait pré-vendu la voiture en 2007 à des centaines d’acheteurs au prix réduit de 92 000 dollars. Il arrivaient continuellement à faire baisser les coûts, si bien qu’ils pourraient être rentables s’ils ne mettaient pas la clé sous la porte avant. Mais arrivé à la fin de l’année, Tesla avait moins de 500 000 dollars en banque. Ils étaient tout près de devoir couper les salaires. Des blogueurs ont annoncé la mort prochaine du constructeur.

Musk en était arrivé au 20 derniers millions de sa fortune personnelle. Tesla et SpaceX avaient consumé tout le reste. S’il se cramponnait à ces 20 millions, il pourrait tout quitter et rester riche malgré tout. Il avait alors 37 ans ; il avait tout le temps d’essayer quelque chose de moins risqué. Mais il a choisi d’appeler son plus jeune frère, Kimbal, qui avait investi de façon plus modeste dans Tesla, et lui a dit que la compagnie avait besoin d’une injection de fonds supplémentaires.

Les deux frères avaient gagné des millions en 1999 lorsqu’ils avaient vendu Zip2, une société de services médias en ligne, à Compaq. Kimbal, qui vit à Boulder, dans le Colorado, était sur le point de commander un café chez Starbucks quand son téléphone a sonné. Il est sorti dehors dans le froid pour discuter. « Tu penses vraiment que c’est raisonnable de mettre plus d’argent dedans ? » lui a demandé Kimbal, sous-entendant qu’il était peut-être temps de passer à autre chose.

« On est tout près de réussir », a répondu Musk. Kimbal pouvait sentir le stress dans la voix de son frère. Le mariage de Musk à l’écrivain Justine Musk venait de s’effondrer, et l’une des fusées de SpaceX avait récemment manqué sa mise en orbite au cours d’un lancement raté. Malgré tout, Musk voulait prendre plus de risques. « Daimler est presque là », a-t-il dit. « Le Roadster est presque là. On ne peut pas abandonner maintenant. »

Musk savait ce qu’il fallait faire : rendre le Roadster rentable et fabriquer des batteries pour Daimler. Il utiliserait ces profits pour rester à flot assez longtemps afin d’obtenir un prêt du gouvernement, qui lui permettrait de lancer la Model S. Il était prêt à mettre jusqu’à son dernier centime en jeu, mais si l’une de ces choses ne fonctionnait pas, ce serait la fin. Cela n’avait pas d’importance. Musk était convaincu qu’il pouvait réussir. Il a demandé à Drori de quitter son poste de CEO et il a pris sa place. Il donnait tout ce qu’il avait. « Elon a de grosses couilles d’acier », a écrit son ex-femme sur son blog. « Je ne plaisante pas. »

Malgré son audace, Musk se demandait s’il aurait à repartir de zéro.

Kimbal a fini par se convaincre qu’ils pouvaient y arriver et il a accepté de mettre davantage d’argent dans l’affaire. Musk a bientôt réussi à persuader la plupart de ses autres investisseurs de passer à la caisse pour constituer des fonds d’urgence, et il est parvenu à rassembler un total de 40 millions de dollars. Le constructeur allait finalement avoir sa dernière chance. Mais malgré son audace, Musk se demandait s’il aurait à repartir de zéro. Il a bientôt eu un avant-goût de ce que cela pourrait donner quand il a commencé à emprunter de l’argent à ses amis pour ses frais de subsistance. « À cette époque, chaque jour revenait à manger du verre et à regarder fixement dans l’abîme de la mort », dit-il.


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « How Elon Musk Turned Tesla Into the Car Company of the Future », paru dans Wired. Couverture : L’avant d’une Model S (Tesla).


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COMMENT ELON MUSK A RÉUSSI À FAIRE DE TESLA UN GRAND CONSTRUCTEUR

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