Jonestown

Le voyage le long de la côte était agité et le bateau était encore trop éloigné pour apercevoir nettement le rivage. Tandis que les autres passagers étaient étendus sur le pont dans leurs sacs de couchage, le jeune Tommy Bogue, âgé de 15 ans, se tenait fermement à la rampe, bien décidé à ne rien manquer de cette aventure.

C’était son premier voyage en mer : pour la toute première fois, il quittait les États-Unis. Pour la toute première fois, il verrait la jungle. Le Guyana : même le nom semblait exotique. Il ne l’avait jamais entendu jusqu’à ce que son église y établisse une mission. Tandis que le rivage se dessinait au loin, vague et mystérieux, il imaginait les créatures qui erraient dans cette jungle. Bon nombre des plus grands animaux du monde vivaient là-bas : le fourmilier géant, la loutre de mer géante, le tatou géant, l’anaconda vert et ses six mètres de long. Il avait lu et relu les informations sur le Guyana dans l’Encyclopædia Britannica jusqu’à être capable de les réciter dans les moindres détails à n’importe qui voulant bien prêter attention à ce qu’un gamin maigrichon à la tignasse épaisse avait à dire. À présent, alors que le chalutier fendait les vagues, il gardait ses connaissances pour lui. Il savait certaines choses à propos du monde étrange qui l’entourait, et cela le rassurait. ulyces-jonestownmassacre-01 Tommy était un garçon tout à fait dans la moyenne (taille, carrure, notes…), mais il avait un réel penchant pour les ennuis. Ses parents ne parvenaient pas à le contrôler. Son église non plus. Il allait sans cesse fumer de l’herbe en douce ou vagabonder dans les rues du quartier de Fillmore. Laisser tomber l’Église était devenu un jeu. Bien que souvent puni pour cette raison, il ne pouvait pas s’en empêcher. Ils lui avaient seulement annoncé la veille qu’il partait pour l’Amérique du Sud. Il en était encore tout étourdi. Il était ravi de s’éloigner de ces rassemblements religieux interminables et de leurs règles. Mais il était surtout très impatient de revoir son père. Jim Bogue était parti pour le Guyana deux ans auparavant, et même s’il appelait à la maison en utilisant sa radio de mission, les conversations étaient parasitées. Son père semblait fier de ce que tous les pionniers avaient accompli au poste de mission, et Tommy avait hâte de voir ça de ses propres yeux. Alors que le chalutier décrivait un grand arc en direction de la terre ferme, les autres fidèles rejoignirent Tommy près de la rampe. Le bateau se rapprochait de Waini River, soulevant dans son sillage les racines des mangroves alors que les perroquets offraient un splendide spectacle de couleurs dans la canopée.

4Pour les voyageurs, c’était comme un voyage dans le temps alors qu’ils passaient entre des cabanes au toit de chaume situées sur les berges tandis des familles amérindiennes les observaient prudemment depuis leur canoë. À Port-Kaituma, le pasteur Jim Jones sortit enfin de la timonerie, portant des lunettes de soleil noires aux contours d’or qui ne quittaient que très rarement son visage. Il les accueillit au village comme s’il en était le propriétaire. Le village semblait n’être constitué que de quelques stands de vente de produits et de vêtements. Tommy écoutait attentivement le révérend Jones, qui n’était là que pour une courte visite. Le Guyana était un nouveau départ et il voulait que son père soit fier de lui. Un tracteur tirant une grande remorque arriva. Les nouveaux venus montèrent à bord avec leurs affaires. Alors qu’ils chancelaient sur cette route abîmée en direction de la colonie, ils s’accrochaient aux rebords, riant comme s’ils se trouvaient sur une charrette de foin. Le pasteur Jones éleva la voix pour couvrir le vrombissement du moteur diesel et ainsi vanter les mérites de la mission. Il parla de l’ « arbre à glace » dont les fruits avaient le goût de sorbet à la fraise. Il évoqua l’abondante récolte de maniocs, de bananes et de haricots. Il mentionna également son aura protectrice, qui entourait la propriété. Il n’y avait pas de maladie là-bas, pas de malaria, pas de typhoïde. Ni les chats sauvages ni les serpents n’osaient s’y aventurer. Tout allait pour le mieux à Jonestown.

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Une vue aérienne de Jonestown, au Guyana

Malgré ces belles paroles, Tommy finit par remarquer la misère : les cabanes le long de la route, les enfants aux plaies ouvertes et aux ventres gonflés, les cadavres des chiens qui pourrissaient à l’endroit où ils étaient tombés. Les fossés remplis d’une eau couverte d’écume. La puanteur. Les moustiques. Rien à voir avec ce qu’ils avaient vu dans les films diffusés à l’église, dans lesquels le Guyana ressemblait à un hôtel de luxe. Le tracteur s’engagea sur un chemin bordé par une épaisse rangé d’arbres. La canopée s’élevait à plus de 60 mètres au-dessus de leurs têtes. La lumière commençait à décliner quand Tommy jeta dernier un coup d’œil en arrière pour apercevoir la clarté du jour qui s’éloignait, avant de se diriger vers l’endroit où l’attendait son père.

L’ultime sacrifice

L’intérêt pour cet avant-poste isolé, situé à quelques 6 000 kilomètres de la Californie, n’était le même pour personne. Certains voulaient quitter leur ghetto. D’autres souhaitaient prendre part à une audacieuse expérience sociale. Ils étaient sur le point de décrédibiliser les États-Unis d’Amérique et de fonder une société idéale, épargnée de tous les maux. Certaines personnes prévoyaient de réaliser des actions humanitaires pendant quelques mois avant de rentrer. D’autres y voyaient une incroyable opportunité pour leurs enfants de passer un semestre à l’étranger. Au début, des membres de la congrégation du « Temple du peuple » faisaient référence à la colonie de la même manière que Jones, en l’appelant la « Terre promise ». Quand Tommy arriva, il n’y avait qu’une vingtaine d’habitants à Jonestown. Durant ces premiers jours, un véritable sens du devoir prévalait. Les plus âgés rangeaient le riz et lavaient les légumes pendant que les plus jeunes désherbaient les champs et transportaient des planches de bois depuis la scierie.

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Jim Jones en 1971

Tommy travaillait au côté de son père, jouant du marteau pour construire de petites cabanes. Ils avaient tous deux changé en deux ans. Tommy arborait une petite moustache au-dessus de la lèvre supérieure et son père semblait plus démoralisé que jamais. En Californie, sur les conseils de Jim Jones, l’épouse de Jim Bogue s’en était allée avec un autre membre de l’église. Cela n’était pas inhabituel : Jones séparait couples et familles comme bon lui semblait. Il prêchait que la loyauté à la cause devait toujours surpasser les simples alliances humaines. Lorsque Tommy sauta de la remorque du tracteur, Jim Bogue courut pour l’embrasser, des larmes de joie roulant sur ses joues. C’était la première fois que Tommy voyait son père pleurer, lui qui était d’ordinaire si réservé et impassible. Ils se reposaient ensemble à l’heure du dîner, quand les colons se rassemblaient pour manger en famille du poulet ou du poisson frit accompagné de haricots locaux. Des canettes de Pepsi étaient acheminées en bateau depuis Georgetown, et du beurre de cacahuète ornait les cuisines en guise de friandise. Puis ils jouaient à des jeux de société ou regardaient des films dans le grand pavillon ouvert, au centre du village. Certains soirs, les jeunes pouvaient aller en boîte de nuit et danser au rythme des chansons de Diana Ross, dont la voix résonnait dans la jungle.

Nous étions en juillet 1976. Les États-Unis célébraient leur bicentenaire et Jonestown donnait naissance à une nouvelle société. Et puis, tout changea. Le magazine New West était sur le point de publier un portrait de Jim Jones, désormais célèbre homme d’influence, le faisant passer pour un imposteur qui prétendait guérir par la foi, escroquait ses fidèles, et qui avait eu un enfant avec l’une de ses disciples. Tout était vrai. Jusqu’alors, Jones n’était venu voir la colonie qu’occasionnellement. Mais désormais, il y était installé définitivement, occupant un cottage retiré en périphérie de Jonestown avec deux concubines, alors que sa femme vivait à proximité. Il appela bientôt auprès de lui ses fidèles de San Francisco, avant que le scandale ne paraisse. À l’automne 1977, environ 700 personnes rejoignirent Jonestown, soit cinq fois plus que ce que le camp pouvait accueillir. Mais Jones ne se souciait guère du bien-être de ses fidèles au Guyana. Il avait des projets bien plus sombres pour eux. Pendant des années, il avait développé une théorie qu’il appelait le « suicide révolutionnaire ». Il se demandait si ses disciples lui étaient assez fidèles pour mourir pour le socialisme. En 1973, il avait parlé avec certains de ses confidents de la possibilité de les faire monter dans un bus et de les faire se jeter du pont du Golden Gate, ou encore de les faire grimper dans un avion et d’abattre le pilote. Mais par la suite, il échafauda un plan plus grandiose encore : Jonestown. Dans une jungle reculée d’Amérique du Sud, il pourrait isoler ses fidèles et les manipuler à sa guise.

Jones les sermonnait chaque soir – ils devaient se préparer à l’ultime sacrifice.

Au moment où ils regrettèrent d’être venus s’installer à Jonestown, à deux jours de bateau de la civilisation, il était déjà trop tard. Ils étaient piégés là-bas. Il confisqua leur argent et leurs passeports avant de mettre fin à toute relation diplomatique. « Si vous voulez rentrez, vous pouvez nager », voilà ce que Jones répondait aux résidents mécontents. « Nous ne paierons pas votre putain de trajet retour. » En septembre, il évoqua la notion de « suicide révolutionnaire » devant la communauté. Il organisa un vote à main levée afin de voir combien de personnes soutiendraient cette idée. Trois de ses fidèles levèrent la main. La grande majorité des résidents de Jonestown étaient choqués par ses mots et protestèrent violemment. Ils étaient venu au Guyana pour s’offrir une vie meilleure, pour eux et leurs enfants, certainement pas pour mourir. Mais Jones ne laisserait pas tomber. Il les sermonnait chaque soir – ils devaient se préparer à l’ultime sacrifice.

Enchaînés

Tommy était effrayé. Il commença à mettre au point des plans d’évasion avec son meilleur ami, Brian Davis, lui aussi âgé de 16 ans. Au contact des Amérindiens, Tommy avait appris à survivre dans la jungle. Il avait appris à fabriquer des pièges, à trouver de l’eau, à faire la différence entre une plante toxique et une plante comestible. Il avait appris à développer un « œil de la jungle » pour garder ses repères en se concentrant sur les trous dans le feuillage, ainsi qu’à distancer ses poursuivants en marchant dans les ruisseaux, ou en cercle. Il fit part de tout cela à Brian. Ils complotaient en silence dans l’obscurité, à l’abri des regards. Ils avaient planifié leur voyage pour le Venezuela, avant de reprendre ensuite la route pour la Californie. Le 1er novembre 1977, prétendant aller chercher du petit bois pour le feu, ils passèrent la ligne qui séparait les champs de la jungle et se mirent à courir, tenant fermement leur sac de jute rempli de nourriture, de vêtements et d’allumettes.

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La jungle guyanienne entourant Jonestown

Ils firent un bon bout de chemin avant que la nuit ne tombe. Mais l’ « œil de la jungle » n’est d’aucune utilité la nuit. Lorsqu’ils levaient les mains devant leur visage, ils pouvaient sentir la chaleur émanant de leurs paumes, mais ils ne voyaient rien. Ils trébuchaient constamment sur des plantes grimpantes, apeurés par les bruits étranges qu’ils entendaient. Toutes les créatures à crocs et à griffes chassaient la nuit : le jaguar et le puma, l’anaconda et le boa émeraude. Alors, ils firent marche arrière en courant pour rejoindre la route entre Port Kaituma et le village voisin. Tandis qu’ils atteignaient une montée escarpée, ils se retrouvèrent encerclés par les gardes de Jonestown. Au pavillon, la foule attendait, mécontente d’avoir été tirée du lit. Jones était aux premières loges, assis sur une plateforme, affichant un rictus méprisant tandis que les gardes poussaient les deux adolescents vers lui. Dans un sourd grognement, Jones demanda aux garçons quelle distance ils pensaient avoir parcouru, avant d’allumer un enregistreur à bande magnétique qui était posé sur la table, juste derrière lui. La bande, Q933, était l’une des 971 bandes audio que les agents du FBI retrouvèrent à Jonestown après le massacre. L’enregistrement commence au milieu d’une phrase, au moment où le garde réprimande Tommy : « …je voudrais juste dire que cet idiot – tu es allé dans la forêt, mais tu n’es pas allé plus loin qu’où vont les gens… Tu croyais qu’il n’y aurait pas d’animaux là-bas ? Si tu t’aventures dans la jungle vénézuélienne, tu vas retrouver confronté à tous les emmerdements possibles. Ces animaux t’auraient tué, tu as de la chance que nous t’ayons trouvé. Tu sais ce qui vit ici, petit, tu le sais. Ne me dis pas que tu l’ignores. Jones : Qu’est ce qui vit, là-bas ? Le puma ? Le léopard ? L’ocelot ? Environ 50 espèces de reptiles venimeux ? Es-tu au courant de ça ? Depuis quand es-tu ici ? Tommy : Quatorze mois, mon Père. »

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L’article du magazine New West

Jones interrogea les garçons et demanda ensuite si quelqu’un d’autre avait des questions pour ces « trous du cul ». L’ampleur du bruit produit par la foule furieuse est effrayante, même dans un enregistrement de piètre qualité. Elle le fut donc sans doute bien davantage pour les deux garçons, cette nuit-là. L’enregistrement montre l’inquiétante capacité de Jones à passer de la gentille réprimande au rugissement enragé en l’espace d’une seconde. Il hurle à la foule dans un accès de colère. « Putain de fasciste sectaire blanc ! » lance une femme. « Tu es le mal ! » réplique Jones avant de cracher plusieurs fois. Edith, la mère de Tommy, s’avance en courant et gifle son fils à plusieurs reprises, jusqu’à ce Jones lui ordonne d’arrêter. La conversation prend une tournure surréaliste quand Edith suggère de les décapiter elle-même, puis de se suicider, pour « épargner des problèmes à l’Église ». Un long débat s’ensuivit pour déterminer si les garçons devaient mourir ou non. Jones arrêta l’enregistrement juste avant d’annoncer sa sentence, mais une feuille de papier récupérée par le FBI révéla ce qu’il en était. Le communiqué dactylographié, signé par Jim et Edith Bogue, ainsi que par Joyce Touchette, le tuteur de Brian à Jonestown, autorisait les garçons à être « physiquement retenu par des chaînes » pour les empêcher de s’enfuir une nouvelle fois. Le jour suivant, les deux garçons portaient un anneau en métal à la cheville et ils étaient reliés l’un à l’autre par une chaîne de moins d’un mètre. On les obligeait à courir n’importe où ils allaient, traînant la chaîne entre eux. Ils devaient dormir ensemble, se laver ensemble, aller aux toilettes ensemble…

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Brian Davis

Un garde les laissa au pied d’un tronc d’arbre mort et leur ordonna de couper du bois pour le feu. Ils coupèrent de l’aube jusqu’au crépuscule. Durant leur deuxième semaine, Brian, épuisé et couvert de blessures, glissa son pouce sur le fendeur de bûches alors que Tommy brandissait la masse. « Frappe », murmura-t-il. Tommy refusa. « Mec, frappe, qu’on puisse faire une pause », insista Brian. Ils se disputèrent brièvement jusqu’à ce que Tommy cédât. Le garde les emmena à la clinique, où une infirmière banda le pouce de Tommy et les renvoya aussitôt au travail. Un an plus tard, l’un des garçons fera une dernière tentative pour s’échapper de Jonestown et y parviendra. L’autre mourra.

Le poison

Quand sa mère mourut à Jonestown en décembre 1977, Jim Jones perdit définitivement la raison. Fumeuse de longue date, Lynetta était déjà en phase terminale d’un emphysème lorsqu’elle avait rejoint le Guyana. En décembre, elle fut victime d’un AVC qui la laissa en partie paralysée, et auquel elle finit par succomber deux jours plus tard. Quelques heures après sa mort, c’est un Jones empli d’émotions qui réunit ses fidèles au pavillon pour les aviser de son décès. Il décrivit les derniers instants de sa mère, lorsqu’elle tentait de respirer avec la « langue pendante et la salive dégoulinant sur son visage. Elle ne pouvait plus bouger les yeux. » Il invita les gens qui connaissaient bien Lynetta à la regarder pour la dernière fois. « Bien qu’elle ait eu l’air terrifiante dans son dernier soupir, dans la mort, elle avait l’air très bien, vraiment très bien », leur dit-il. Une fois encore, il rappela le spectre du suicide de masse. « Qui parmi vous planifie sa mort ? » demanda-t-il. « Certains d’entre vous ne lèvent pas leur main et disent qu’ils ne planifient pas leur mort. Vous allez mourir. Ne pensez-vous pas que vous devriez planifier un événement d’une telle importance ? » Il appela une femme texane âgée de 75 ans du nom de Vera Talley. « Sœur Talley, avez-vous déjà planifié votre mort ? » Sur la bande d’enregistrement de la conversation, elle paraît hésiter.

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Edith Bogue en conversation avec Jim Jones

« Non », finit-elle par dire. « Et pourquoi non, très chère ? » demande Jones.« Je ne sais pas, je n’y ai tout simplement jamais pensé. » « Ne croyez-vous pas qu’il est temps d’y penser ? » La vieille femme était confuse, elle pensait que Jones parlait de l’assurance vie. « Mon mari a cessé de la payer et je n’avais pas assez d’argent pour le faire, j’ai simplement laissé tomber, et je n’y ai plus jamais repensé. » « Je ne parle pas de l’assurance », poursuivit Jones. « Je parle de planifier votre mort pour la victoire du peuple. Pour le socialisme, pour le communisme, pour la libération des Noirs, pour la libération des oppressés… N’avez-vous jamais songé à prendre une bombe et à vous introduire dans une réunion du Ku Klux Klan pour tuer tous ses membres ? » Le microphone crachota fortement, interrompant Jones – ce qui eut pour effet de l’agacer. Il ordonna aux gens assis au fond du pavillon d’arrêter de jouer avec leurs bébés et de se montrer attentifs. Maya Ijames, une jeune fille métisse de huit ans aux cheveux de soie noirs, leva la main. Elle aussi était confuse. « Que signifie planifier sa mort ? » demanda-t-elle doucement. Sur l’enregistrement, sa voix est incroyablement claire et innocente. Dans sa réponse à Maya, Jones entra dans une diatribe dont l’essence résidait en une phrase : « Je pense qu’une personne saine doit songer à sa mort, ou bien c’est qu’il est susceptible de trahir. » Cette remarque révéla la plus grande crainte de Jones : la peur de voir ses fidèles le trahir. Il préférerait qu’ils meurent les premiers. « Une personne ayant des principes est prête à mourir au moindre claquement de doigts », dit-il à la foule, « et c’est ce que je veux construire en vous, ce même type de caractère. » Il décrivit plusieurs méthodes de suicide. « Il paraît que la noyade est un des moyens les plus sûrs au monde pour mourir. C’est juste un engourdissement, comme si l’on s’endormait. »

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« Nous, les parents biologiques de Tommy Bogue (16 ans) avons décidé ce jour qu’il serait physiquement contraint par une chaîne pour l’empêcher de s’enfuir comme il l’a fait aujourd’hui. »

La foule avait l’air grave, et leur manque d’enthousiasme l’insupportait. « Certains d’entre vous deviennent beaucoup trop nerveux quand je parle de la mort ! » lança-t-il. Il tira la langue et fit semblant de s’essouffler, exactement comme il avait vu sa mère le faire dans son dernier soupir. La foule se mit à rire tant bien que mal. Une vielle dame refusa de rire à ses singeries, et il s’adressa à elle : « Vous allez mourir un jour, chérie ! » hurla-t-il. « Vous allez mourir, vieille salope ! » Il se mit à dresser des listes des résidents qui n’avaient pas levé la main lorsqu’il avait appelé au vote pour un suicide révolutionnaire, et des parents qui étaient « trop attachés » à leurs enfants. Il ordonna à l’équipe médicale de Jonestown de rechercher des moyens créatifs de tuer tout le monde. En effet, il n’y avait pas assez de munitions pour fusiller les quelques mille personnes qui peuplaient désormais Jonestown.

La commande, qui coûtait environ 10 euros, contenait assez de poison pour tuer 1 800 personnes.

Le mercredi, le médecin du camp, Larry Schacht, un solitaire aux tendances dépressives comme Jim Jones, prit congé et cessa de soigner les résidents de Jonestown pour rechercher un moyen de mettre fin à leur jour. Il cultiva des toxines botuliques et d’autres poisons mortels dans des pots de nourriture pour bébé vides, mais il décida finalement que le suicide par les bactéries prendrait trop de temps. Une autre feuille de papier, collectée par les agents du FBI, révèle sa solution au problème. Schacht y avait écrit : « Le cyanure est un des poisons qui agissent le plus rapidement.  J’avais quelques doutes sur son efficacité, mais grâce à des recherches plus poussées, j’ai eu confirmation, au moins en théorie… Le cyanure peut prendre jusqu’à trois heures pour tuer, mais il agit généralement en quelques minutes. » Il commanda un peu plus de 450 grammes de cyanure de sodium à J.T. Baker, une société de produits chimiques basée à Hayward, en Californie. La commande, qui coûtait environ 10 euros, contenait assez de poison pour tuer 1 800 personnes.

Une porte de sortie

À Jonestown, la dureté des conditions de vie faisait craquer les gens. Ils n’avaient que faire du socialisme si cela signifiait souffrir de faim chronique, d’épuisement et de peur. Ils devaient souvent faire longuement la queue après avoir travaillé toute la journée dans les champs, pour ne se voir remettre que quelques tranches de pastèque. La nuit, Jones projetait des documentaires sur les camps d’extermination nazis ou lisait des passages d’un précis de torture rédigé par un socialiste chilien, espérant les corrompre avec son nihilisme sans bornes. Malgré tout, les résidents s’accrochaient à l’espoir de pouvoir un jour quitter Jonestown vivants. L’instinct humain pousse à la survie ; se résigner à la mort n’est pas naturel. Jim Bogue élabora un plan. Il avait amené sa famille dans le Temple du peuple, désormais, il devait les en tirer.

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Vera Talley

Puisque Jones harcelait constamment les résidents afin qu’ils trouvent des moyens de gagner de l’argent, Bogue proposa de chercher de l’or. Cela lui permettrait de se repérer dans la jungle et de savoir quelle voie emprunter pour s’échapper. Il ne connaissait rien à l’or, si ce n’est que ce foutu sol semblait bon à exploiter. Les dirigeants lui accordèrent cependant le droit d’y aller, allant même jusqu’à commander des plans. Il se mit en route dans la jungle, au côté d’un autre résident de Jonestown du nom d’Al Simon. Bogue trouva en Simon un alter ego : l’homme ne faisait pas parti non plus du premier cercle de Jones et tous deux étaient séparés de leur femme. L’instinct de Bogue lui disait que Simon était une personne de confiance. Il était possible de se faire une idée de ce que pensaient vraiment les autres résidents en analysant leur langage corporel pendant les sermons de Jones : une grimace, un soupir, un temps d’hésitation au moment d’un vote sur la mort. Mais cela prit des mois à Bogue pour évoquer le sujet de l’évasion avec Simon. D’abord, ils parlèrent de la faillite de la ferme et, finalement, ils discutèrent de celle de Jim Jones. Simon lui aussi avait peur. Pendant les rassemblements, il s’asseyait avec son tout jeune fils, Summer, qui dormait affalé sur ses genoux, pendant que Crystal, 4 ans, et Alvin Jr, 6 ans, somnolaient sur le banc à côté de lui. Il était soulagé qu’ils soient trop petits pour comprendre la majeure partie des propos tenus au cours de ces lugubres discussions. Il avait clairement montré qu’il était contre cette idée de suicide révolutionnaire. « Je crois que tous les enfants ici devraient avoir le droit de continuer à vivre », écrivit-il au leader du Temple.

Cependant, plus les mois passaient, plus il lui paraissait clair que Jones se fichait de tout, y compris des enfants. À l’aide de machettes, les deux hommes commencèrent à se frayer un chemin derrière la scierie. Ils prévoyaient de tracer un sentier sur plusieurs kilomètres jusqu’à l’étroite voie ferrée qui s’étendait entre Port-Kaituma et la ville voisine. Bogue écrivait régulièrement des nouvelles à Jones, disant qu’il avait trouvé un ruisseau prometteur qui disposait d’ « une bonne formation rocheuse, d’une bonne source d’eau » et ajoutant toujours qu’il aurait besoin de plus de temps pour comprendre le phénomène. Les progrès des deux hommes étaient terriblement lents. La forêt tropicale, composée de lianes et de jeunes arbres était dense, et dans certaines parcelles, ils avaient dû couper pendant des heures, jusqu’à ce que leurs muscles tétanisent, dégageant ainsi seulement quelques centimètres. Des ampoules causées par ses bottes gorgées d’eau couvraient les pieds de Bogue, mais sa résolution à sauver sa famille était un puissant anesthésiant.

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Jim Bogue à Jonestown

D’une manière ou d’une autre, leur plan fonctionnerait, ils devaient y croire. Le contraire n’était pas envisageable. Survint ensuite un nouveau rebondissement : Leo Ryan, membre du Congrès de San Mateo en Californie, annonça qu’il planifiait de venir visiter Jonestown. Il disait vouloir enquêter sur les accusations suspectant les résidents d’être retenus contre leur gré. Lorsque Jones apprit la nouvelle, il était hors de lui. Il rassembla les résidents dans le pavillon. « Jones : Je peux vous assurer que s’il reste assez longtemps pour le thé, il va le regretter… ce salopard. Vous avez quelque chose à lui dire, vous voulez lui demander quelque chose? La foule : Non ! Jones : Quelqu’un ici souhaite le voir? La foule : Non ! Jones : Je ne sais pas vous, mais je voulais juste être sûr que vous aviez bien compris d’où je viens. Je me fiche de voir Noël ou Thanksgiving. Vous aussi. Nous avons débattu sur la mort jusqu’à, merde, il est plus facile de mourir que d’en parler… Ce que vous pensez m’inquiète, car vous désirez, vous essayez de vous accrocher à la vie, mais j’ai essayé de donner la mienne depuis longtemps, et si ce connard veut me la prendre, il peut l’avoir, mais il va passer un sale quart d’heure avec moi. » Au début, il refusa de laisser Ryan rejoindre Jonestown. Mais ses avocats le prièrent de reconsidérer la question. Empêcher un membre du Congrès de venir ne ferait que confirmer les rumeurs qui disaient que Jones cachait quelque chose, et quand Ryan retournerait à Washington, il organiserait sûrement des audiences sur ce sujet.

C’est ainsi que le 17 novembre, le représentant du Congrès, entouré de journalistes, de proches et de représentants officiels du gouvernement, fut escorté jusqu’à Jonestown. Au départ, l’accueil se déroula à merveille. Les résidents obéissaient aux ordres, ils ne se plaignaient pas et répondaient toujours de la même façon aux questions indiscrètes. Avant l’arrivée du groupe, ils avaient eu droit à un chaleureux dîner avec un cochon de lait, des biscuits, une soupe de légumes, ainsi qu’à leur premier café depuis des mois. Avoir le ventre rempli de bonne nourriture leur remontait le moral. Les invités furent conduits à un spectacle. Le groupe de Jonestown se produisait, les résidents dansaient, Il s’agissait d’une mise en scène complexe faite de chants et de danses. Ryan profita d’une pause pour s’adresser à la communauté : « Ceci est une enquête menée par le Congrès. Je pense que chacun d’entre vous sait que je suis ici pour en savoir plus sur les questions qui ont été soulevées à propos de vos conditions sur place. Mais d’après les quelques conversations que j’ai pu avoir avec certains d’entre vous ici ce soir, je peux vous dire dès à présent que, peu importe ce qu’il se dit, il y a des gens qui ont la certitude que c’est la plus belle chose qui leur soit jamais arrivée dans la vie. »

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Une garderie de Jonestown

Les applaudissements des résidents, qui durèrent une minute complète, résonnèrent sur le toit de métal. Le cameraman de la NBC filma l’ensemble de la foule en délire, avant de braquer à nouveau l’objectif sur le député, qui attendait que le bruit cessât avec un sourire gêné. Il essaya de parler à plusieurs reprises, mais à chaque fois, ses mots étaient noyés sous les applaudissements, les sifflets, les cris et les tambours. Aux alentours de onze heures cette nuit-là, les résidents commencèrent à se fondre dans l’obscurité pour regagner leur cottage. La mascarade semblait avoir fonctionné. Jusqu’au lendemain matin. Au cours d’une interview, Don Harris, correspondant pour la NBC, interrogea Jones sur les accusations de maltraitance et d’emprisonnement qui pesaient contre lui. Jones nia tout en bloc. Harris lui montra un petit mot qu’un résident lui avait glissé la veille. Il y était écrit : « Aidez-nous à nous sortir d’ici. » Ensuite, Edith Parks, vieille dame aux cheveux blancs et aux grosses lunettes, s’adressa à un représentant de l’État et lui dit : « Nous voulons partir. » Le château de cartes était sur le point de s’effondrer. Tommy vit Edith Parks parler au conseiller de Ryan, Jackie Speier, et paniqua. Ils avaient reçu l’ordre de se tenir à l’écart des visiteurs. Il se précipita pour aller trouver son père. Celui-ci lui intima d’aller chercher ses deux grandes sœurs et de le retrouver à la scierie.

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Al Simmon et son fils Summer

Al Simon était déjà là-bas avec ses filles et son père, Jose Simon. Il n’y avait pas une minute à perdre. Pour Bogue, il fallait partir maintenant. Mais Simon n’était pas parvenu à trouver Alvin Jr, son jeune fils. Il voulait repartir sur l’aire centrale : « Je fonce le chercher et je reviens aussitôt », dit-il. Bogue promit à son ami qu’ils l’attendraient ; les deux hommes s’étaient frayés ensemble un chemin vers la liberté, et c’est ensemble qu’ils s’en sortiraient. Mais Al Simon ne revint pas. Finalement, le petit groupe décida d’aller le chercher au pavillon. Ils y trouvèrent un groupe de transfuges qui ne cessait de s’accroître et décidèrent de se joindre à eux. Le représentant Ryan dit aux Bogue que le camion était bien trop plein et qu’ils devraient attendre un second chargement. « Il n’y aura pas d’autre chargement », rétorqua Edith Bogue. Jim Jones s’avança vers Jim Bogue et l’enserra. « Tu n’es pas obligé de partir, tu sais », dit Jones. Bogue se contenta de regarder par terre en secouant la tête. « Si tu pars, tu seras de nouveau le bienvenu ici quand tu le souhaites », dit Jones. « Même certains de ceux qui ont menti pour nous causer du tort sont revenus. » Bogue se contenta de le laisser parler. Il n’avait plus rien à lui dire.

Le jour J

Empli de gros nuages noirs, le ciel s’était montré menaçant toute la matinée et désormais, un vent puissant soufflait sur le pavillon : les papiers s’envolaient et les jardinières en bois accrochées aux poutres se balançaient dangereusement. C’était comme si toute la tension qui s’était accumulée à Jonestown s’était concentrée dans le ciel et métamorphosée en force physique, en cette dernière et atroce journée. Les nuages déversèrent leur pluie qui s’abattit sur le toit de métal du pavillon, étouffant le bruit des discussions et des mouvements. Un véritable fossé s’était constitué aux abords de l’édifice. Jones s’assit, abattu, tandis que ses conseillers se pressaient autour de lui. Il n’écouta rien de leurs raisonnements qui disaient que trop peu de gens étaient partis pour justifier une quelconque action drastique. Il bouillait de rage, disant à son avocat que ceux qui partaient étaient des traîtres. Il plissa les yeux. Le regard empli de rage derrière ses lunettes noires, il passa plusieurs fois sa langue sur ses lèvres sèches. Il était résolu à mettre en pratique son horrible plan. Tommy aperçut son ami Brian Davis parmi la foule.

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Une brigade de l’eau dans la communauté

« Pourquoi tu ne viens pas ? » lui demanda Tommy. « Je ne peux pas », dit Brian. Il semblait étrangement abattu. Son père, un pur croyant, se tenait derrière lui. Alors que les transfuges portaient leurs bagages sur le chemin, leurs camarades de chambre, parents, collègues, amis et opposants les observaient, agglutinés sur le palier, leur jetant des regards en se rongeant les ongles. Le temps des adieux semblait être venu. Alors qu’Al Simon faisait avancer ses enfants en direction du camion de chargement avec son père, son ex-femme apparut. Elle tira Alvin Jr des bras de son grand-père et hurla à son mari : « Ramène ces enfants ici tout de suite ! Ne me prends pas mes enfants ! » Jose Simon lui arracha à son tour son petit-fils des mains et le serra contre sa poitrine tel un bébé avant de se remettre en route vers le camion. La caméra filmait en gros plan le visage de ce grand-père extrêmement déterminé, qui tenait dans ses bras son petit-fils, les yeux écarquillés par la peur. Ils accélérèrent le pas et revinrent à la hauteur de Simon, qui portait Summer tandis que Crystal trottinait à ses côtés. Les deux hommes marchaient côte-à-côte, jetant des regards nerveux derrière eux. Ils y étaient presque.

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Maya IJames

Les avocats de Jones s’interposèrent ; Simon ne pouvait tout simplement pas emmener les enfants. Le représentant Ryan proposa de rester à la colonie pour négocier la question de la garde, mais alors qu’il parlait avec les avocats, un ex-marine à la forte carrure du nom de Don Sly surgit de la foule et enfonça un poignard dans la poitrine du député. Les avocats le neutralisèrent et prièrent Ryan de s’en aller, pour sa propre sécurité. Le politicien était littéralement sous le choc. En tant que représentant du gouvernement des États-Unis, il avait pensé que son statut lui garantirait respect et protection à Jonestown. Les transfuges s’entassèrent dans un énorme camion de chargement. Ryan, la chemise déchirée dans la bagarre, monta à l’avant, dans la cabine. Le trajet jusqu’à la piste d’atterrissage dura une éternité. Face à la porte d’accès, à mi-chemin, le camion s’arrêta afin que la chaîne puisse filmer quelques ultimes images de la jungle. Les fugitifs protestaient. « Attrape tes sœurs et cours dans la jungle si quelque chose se passe mal », dit Jim à son fils. Une fois sur la piste, l’inquiétude grandit : les avions qui étaient censés les attendre n’étaient pas là. Quinze minutes plus tard, un Cessna à cinq places apparut, suivi, quelques instants après, par un Twin Otter de 20 places de la Guyana Airways. Bob Brown, le cameraman, filma leur atterrissage. En arrière-plan de l’image, on peut voir un groupe d’hommes se réunir et avancer vers le semi-remorque qui était stationné à côté du petit avion. Speier commença à attribuer les places. Il y avait 30 personnes pour seulement 26 sièges. Les transfuges embarquèrent les premiers. Elle finit par dire aux reporters que certains d’entre eux devraient attendre le vol du lendemain. Ils protestèrent, tous plus impatients les uns que les autres de publier avant tout le monde leur histoire sur Jonestown. Un enfant amérindien courut en direction de l’avion et alors que Speier tentait de l’en dissuader, les passagers virent le semi-remorque foncer sur eux à travers l’aérodrome. C’était Stanley Gieg, un beau jeune homme de 19 ans originaire de Walnut Creek, dans la banlieue de San Francisco, qui conduisait. Gieg s’arrêta à une dizaine de mètres de l’Otter, le long de la passerelle. Cinq hommes, qui s’étaient accroupi dans la remorque, se tenaient debout, armes à la main. Ils sautèrent au sol et se mirent à tirer en avançant vers l’avion. Ils tirèrent sur la roue de nez, puis braquèrent leur arme sur les passagers. Tommy était assis juste devant la passerelle. « À terre ! » hurla quelqu’un, et aussitôt tout le monde – y compris le pilote et le co-pilote – se jeta au sol. La femme qui était assise devant Tommy ne fut pas assez rapide. Une balle l’atteignit à l’arrière du crâne et des morceaux de sa cervelle s’éparpillèrent sur le siège d’à côté. Tommy bondit pour fermer la porte, s’exposant ainsi directement aux tirs. Il savait qu’ils allaient tous mourir s’il ne le faisait pas. Il tira sur les câbles, mais les câbles de la passerelle étaient trop lourds. Sa sœur Teena le rejoignit et ensemble ils parvinrent à la refermer. Tommy reçut une balle dans le mollet et Teena prit une balle de 22 mm dans le sien.

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Le sénateur américain Leo Ryan

Les assaillants se dirigèrent vers l’autre côté de l’avion, tirant à tout va. Ryan courait dans tous les sens à l’avant de l’avion avant de s’écrouler sur le sol en se tenant le cou. « J’ai été touché ! » s’écria-t-il. Brown continua de filmer l’attaque jusqu’à ce qu’une des rafales ne l’atteigne. Sur l’ultime séquence, il pousse un fort grognement avant que l’image ne se brouille complètement. À l’intérieur de l’Otter, les passagers regardèrent par les fenêtres, les tireurs traquaient les blessés et les exécutaient à bout portant. Parks, Brown et Harris étaient tous morts. C’était également le cas pour Greg Robinson, photographe pour le San Francisco Examiner, et Leo Ryan, premier député américain à avoir été assassiné. Une fois les assaillants partis, Tommy abaissa la passerelle. Les survivants sortirent et commencèrent à se regrouper lorsque quelqu’un hurla : « Ils reviennent ! » Tommy saisit sa sœur Teena et se précipita dans la jungle.

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À Jonestown, Jones rassembla ses fidèles une dernière fois au pavillon. Il leur annonça que le député était mort et que l’armée guyanienne arriverait incessamment sous peu pour les torturer et les tuer. « Il serait préférable qu’aucun de nos enfants ne soit ici lorsque ce sera terminé », dit-il. Le FBI récupérera l’ultime discours de Jones sur l’enregistreur situé à côté de sa chaise. La « Death Tape », comme elle fut nommée plus tard, durait 44 minutes et comportait plus de 30 coupures où Jones arrêtait et redémarrait l’enregistrement. Après l’une des premières coupures, Jones avertissait une certaine « Ruby » qu’elle regretterait ce qu’elle avait dit si elle ne mourait pas la première. Un survivant affirmera ensuite que le principal du lycée, M. Dick Tropp, s’opposait également au plan de Jones, qu’il qualifiait de « dément ». Nous ne saurons jamais combien d’autres personnes il aura réduit au silence. Sur l’enregistrement, la voie de Jones est parfois inaudible. Il est probablement sous l’effet d’une drogue. Il zézaye certains mots commençant par « s ». « Suicide » devient « zuicide »,  simple devient « zimple ». Son rapport d’autopsie révélera que ses tissus contenaient une dose importante de sédatif penthiobarbital entre autres « produits toxiques », preuve d’une utilisation abusive de longue date de barbituriques.

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Jim Jones prêche devant ses fidèles

On entend une seule personne s’opposer à Jim Jones sur l’enregistrement : il s’agit de Christine Miller, une femme âgée de 60 ans et native de Brownsville, au Texas. Miller : Pour moi, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. C’est en cela que je crois. Jones : Eh bien… Tout le monde meurt un jour. Voilà de quoi anéantir l’espoir, car tout le monde meurt un jour. Miller : Je ne dis pas que j’ai peur de mourir. Jones : Je ne pense pas que ce soit le cas. Miller : Quand je regarde tous ces enfants, je me dis qu’ils ont le droit de vivre, vous ne croyez pas ? Jones : Je suis d’accord. Mais ne méritent-ils pas bien mieux que cela ? Ils méritent la paix. Miller : Lorsque nous nous détruisons nous-mêmes, nous avons perdu. Nous laissons nos ennemis nous vaincre. Jones : Nous gagnerons. Nous gagnerons quand nous tomberons. Miller : Je crois qu’en tant qu’individus, nous avons tous le droit de décider de notre propre sort. J’ai le droit de décider du mien, et tous les autres ont le droit de décider du leur. Elle fut abattue. Un vieil homme prit le microphone et cria : « Mon Père, nous sommes tous prêts à partir. Si vous nous demandez de sacrifier nos vies maintenant, nous sommes prêts. Je suis sûr que tous mes frères et sœurs sont avec moi. » Il reçut un tonnerre d’applaudissements. Les choses avaient tourné en faveur de Jones. Ils les avaient préparés au moment fatidique des années durant. Jones : Donnez-nous le médicament, s’il vous plaît. C’est simple, vraiment très simple. Cela n’entraîne aucune convulsion. C’est très facile. Contentez-vous de le prendre, s’il vous plaît. Avant qu’il ne soit trop tard. La FDG (Force de défense guyanienne) sera là d’un instant à l’autre, je vous dis. Dépêchez-vous, dépêchez-vous. N’ayez pas peur de mourir. Si ces gens débarquent ici, ils tortureront nos enfants, nos proches et nos anciens. Nous ne pouvons pas vivre ça. Les parents essaient de consoler leurs enfants. Les amants s’embrassent. Les personnes âgées, confuses, se demandent ce qu’il se passe. Les gardes de Jonestown encerclent le pavillon, leurs armes braquées sur les résidents recroquevillés : ils ont le choix entre boire la « potion » ou être abattus. Jones est impatient. Jones : Avez-vous le médicament ici ?! Bougez-vous !

Il descendit de son trône et pressa les fidèles qui hésitaient devant la cuve de poison.

Depuis la tente de l’école, ses assistants portèrent un grand bidon en acier contenant un liquide violet foncé. Le Dr Schacht avait élaboré son cocktail létal avec soin. Il contenait du cyanure de potassium, du Valium, du chloral hydrate (normalement utilisé pour endormir les bébés avant une opération), du chlorure de potassium (utilisé pour arrêter le cœur lors d’injections mortelles) et du Flavor-Aid, une imitation bon marché du Kool-Aid. ⁠Les infirmières remplirent des gobelets en plastique et des seringues avec le poison, et les résidents reçurent l’ordre de former une ligne, femmes et enfants devant. Il est impossible de dire combien de temps il s’écoule entre les coupures de la Death Tape. La cassette est recyclée : à chaque fois que le microphone demeure silencieux, un extrait sonore lugubre du tube « I’m Sorry » des Delfonics retentit. La musique sera ensuite interprétée à tort par certains, dont des analystes du FBI, comme étant une musique d’orgue, comme si une marche funèbre avait eu lieu lorsque les fidèles faisaient la queue pour mourir. Alors que Jones parlait, essayant d’apaiser la congrégation, les enfants criaient. Des cris stridents, terrifiants. « Ne leur dites pas qu’ils vont mourir ! » dit Jones aux parents. Il les rassura en disant qu’il s’agissait simplement d’ « une petite sieste, juste une petite sieste ».

Des parents empoisonnés portèrent en pleurant leurs enfants empoisonnés dans le champ situé près du pavillon, les berçant du mieux qu’ils pouvaient alors qu’ils commençaient à se tordre de douleur, de l’écume se formant aux commissures de leurs lèvres. Ils regardèrent leurs enfants mourir et se mirent à convulser à leur tour. Jones enregistra son dernier mensonge pour la postérité : « Nous ne nous suicidons pas, nous commettons un acte de suicide révolutionnaire en protestation contre les conditions de ce monde inhumain. » Il descendit de son trône et pressa les fidèles qui hésitaient devant la cuve de poison.

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Le suicide collectif des fidèles de Jim Jones

Après avoir observé ses gens mourir dans l’agonie, Jones opta pour une mort plus rapide. Il aurait été intéressant de connaître sa dernière pensée lorsqu’il plaça le canon de son revolver (un .38 Smith & Wesson) contre sa tempe droite et pressa la détente. Il avait réalisé son plus grand rêve : bientôt, son nom serait connu dans le monde entier. Il serait associé au démon.

EPILOGUE

Tandis que Tommy et Teena s’enfonçaient dans la jungle, la blessure qui lui brûlait le mollet saignait abondamment. C’est l’adrénaline qui le faisait avancer. Il utilisait les techniques de survie que les Amérindiens lui avaient enseignées, faisant avancer sa sœur en cercles et marchant dans les ruisseaux pour maintenir leurs poursuivants à distance. À force de perdre du sang, il commença à délirer. Il crut voir un homme adossé contre un arbre, en train de fumer une cigarette. Il finit par se convaincre que les cris des oiseaux étaient en réalité poussés par les brutes de Jonestown, qui se signalaient mutuellement leurs positions, prêts à les tuer. Les autres survivants de la piste d’atterrissage avaient trouvé refuge dans la rhumerie de Port-Kaituma. Jim Bogue dit aux reporters qu’il n’était pas inquiet pour son fils. « Il connaît la forêt », affirma-t-il fièrement. Mais Tommy n’avait pas en sa possession l’outil primordial pour survivre dans la jungle : un couteau. Sans ça, ils ne pouvaient pas se nourrir. Ils avalèrent d’un trait l’eau boueuse de la rivière. Au matin du troisième jour, sa jambe sentait la viande pourrie et des vers infestaient la blessure. Il pouvait à peine marcher. Il avait aperçu de la lumière au loin. Il claudiqua dans cette direction, pensant qu’il avait trouvé le moyen de sortir de la jungle, mais il ne s’agissait là que d’un simple trou dans la canopée. Lui et Teena se laissèrent tomber au sol, abattus, lorsqu’ils entendirent les éclaboussures des rames d’un bateau. « Tommy Bogue ! » appela un Guyanien à la voix chantante. C’était un des Amérindiens qui lui avaient appris comment survivre dans la forêt. Quand les secours le conduisirent à l’intérieur de la rhumerie sur un brancard, pour la deuxième fois de sa vie, Tommy Bogue vit son père pleurer.

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Thom Bogue aujourd’hui


Traduit de l’anglais par Michaël Arlandis d’après l’article « Escape from Jonestown », paru dans  Longreads. Couverture : Une vue aérienne de Jonestown.