Un poignard dans la jungle

« Unais était un mec bien. On a parlé pendant quatre ou cinq heures de philosophie, de santé et de politique internationale. Je pensais que nous serions amis à vie. Mais ce soir-là, tout ce qui se dégageait de lui était démoniaque. Ces yeux étaient emprunts d’une rage vide. Il était possédé. » Le mercredi 16 décembre, Joshua Stevens, un Canadien originaire de Winnipeg, âgé de 29 ans et consommateur de plantes psychédéliques, a poignardé à mort Unais Gomes, un ingénieur britannique de l’université de Cambridge, âgé de 26 ans, au cœur de la jungle d’Iquitos au Pérou. Après avoir transpercé son estomac, il l’a poignardé au cœur. Les résultats des examens toxicologiques ont montré que seul l’un d’entre eux avait consommé de l’ayahuasca : Gomes.

ulyces-ayahuascamurder-01

La préparation de l’ayahuasca
Crédits

L’ayahuasca est une plante aux vertus psychédéliques, traditionnellement consommée dans les tribus amazoniennes pour ses propriétés médicinales et religieuses, et qui attire de plus en plus d’Occidentaux dans ces contrées. Comme Stevens et quelques autres témoins en attestent, Gomes et lui s’étaient rencontrés deux semaines auparavant, et s’étaient liés d’une grande amitié lors de leur retraite au sein du Phoenix Ayahuasca Retreat Centre, non loin d’Iquitos, une ville de la jungle péruvienne. J’ai retrouvé Stevens dans une chambre d’hôtel humide, après sa libération conditionnelle par la police locale, le lendemain du drame, et après que deux témoins ont corroboré son témoignage de légitime défense. Le récit qui suit est le compte rendu détaillé que m’ont permis d’établir les témoignages de Joshua Stevens, de deux témoins oculaires : Léo Jimenez et Paulino Shapiama, tous deux employés du Phoenix qui ont déclaré s’être battus avec Gomes alors qu’il était hors de contrôle ce soir-là, du co-propriétaire du centre, Mark Thornberry, qui a rencontré les deux hommes ; du maître chamane Javier Arevalo, et de la petite amie d’Unais Gomes, qui m’a écrit depuis San Francisco. Je suis parvenu à mettre la main sur le rapport de police de 114 pages, contenant les résultats des examens toxicologiques, les interrogatoires supplémentaires et l’ordonnance de mise en liberté de Stevens. Stevens est désormais de retour chez lui, au Canada, et peine encore à faire face au calvaire qu’il a vécu, mais il reste convaincu que la vérité l’emportera. Il parle toujours de Gomes comme de son frère. Mais si les procureurs ont retiré l’accusation d’homicide volontaire qui pesait contre lui, la famille de Gomes, à Londres, se prépare à faire rouvrir le dossier dans l’espoir que Stevens soit condamné au Pérou ou, si ce n’est pas possible, au Canada. Selon le procureur général d’Iquitos, Disney Zamora, Gomes est le sixième étranger à avoir péri au Pérou en 2015, dans des conditions liées aux médecines non-conventionnelles. En septembre dernier, un Néo-Zélandais de 24 ans, Matthew Dawson-Clarke, avait trouvé la mort suite à une réaction indésirable à une purge de tabac. Les témoins de la scène au Kapitari Lodge, près d’Iquitos, ont déclaré qu’il avait « crié plus fort qu’un être humain l’a jamais fait ».

ulyces-ayahuascamurder-02

Joshua Stevens raconte son histoire
Crédits : Lali Houghton

La « découverte » de l’ayahuasca et d’autres plantes psychédéliques a attiré des milliers d’Occidentaux dans un pèlerinage en Amazonie, à la recherche d’expériences mystiques ou de transformations. Ce phénomène a entraîné un boom dans la création de plus de 30 retraites à Iquitos et dans ses alentours. Iquitos est devenu une sorte de Mecque psychédélique où d’anciens principes indigènes ont été détournés en cures de désintox spirituelle. Rares sont les employés véritablement qualifiés qui travaillent pour ces retraites, et que dire des chamanes blasés et avides de cash plus que de guérison qui y officient. Pour autant, les bénéfices de l’ayahuasca sont indéniables et sans pareils. Il semblerait que la plante ait permis la guérison de vétérans de la guerre en Irak atteints de trouble de stress post-traumatique, de personnes dépendantes aux drogues, de dépressifs, et qu’elle ait offert une solution de répit aux personnes souffrant de problèmes psycho-émotionnels.

Pour les indigènes d’Amazonie, l’ayahuasca est une plante sacrée qui fait appel aux esprits pour purifier et guérir le corps humain, en purgeant les énergies sombres toxiques ou les « démons », par les vomissements. Elle ouvre la porte de royaumes inimaginables, une roulette russe dévorante que nous ne sommes pas tous prêts à tenter, comme ça a peut-être été le cas pour Unais Gomes. La stabilité mentale et physique de Gomes devait être vérifiée par le personnel du Phoenix Ayahuasca Retreat Centre avant son arrivée grâce à un questionnaire standardisé, qui permet de détecter les clients sous antidépresseurs dont la prise, en combinaison avec l’ayahuasca, peut s’avérer mortelle. Selon le copropriétaire de la retraite, Mark Thornberry, Gomes avait déjà séjourné au Pérou auparavant, lors d’une retraite similaire à celle de l’ayahuasca. Cette fois-ci, l’homme aurait payé 1 200 dollars pour une formule intensive de dix jours, comprenant : cinq sessions avec de l’ayahuasca, une session de San Pedro (un cactus contenant de la mescaline), et une purge de la peau à base de poison de grenouille toxique, également connue sous le nom de Sapo, ou Kambo. Toujours selon Thornberry, Gomes a également demandé à travailler avec la plante Oje, afin de traiter parasites et candida, un type de mycose qui infecte les intestins.

ulyces-ayahuascamurder-03

Unais Gomes
Crédits : DR

Sa nouvelle petite amie m’a confirmé par courrier électronique que Gomes s’était rendu au Pérou dans le but de renouer avec la nature et avec lui-même. Il était nerveux à l’idée de lancer sa société de tech non-polluante en Californie. Il venait d’abandonner le confort d’un emploi dans le secteur financier à Londres. « C’était stressant pour lui de repartir de zéro », explique-t-elle. « La méditation était sa manière de se relaxer. Unais n’a jamais été attiré par l’alcool, la cigarette ou la drogue. Il était très sain. Il n’y avait absolument aucun côté sombre dans cette histoire. C’était l’homme le plus doux au monde. » Quatre jours avant sa mort, Unais Gomes a envoyé un SMS à Christelle : « Je me suis enfuis de la retraite. Mauvaise expérience. De la folie ici. Je n’aime pas ça. L’endroit où je suis ne me plaît pas du tout. Je vais dans les montagnes. » Gomes avait également informé le gérant, M. Thornberry, un ancien toxicomane accro à l’héroïne de 53 ans, qu’il couperait court à son séjour. Il lui a confié avoir reçu un avertissement alors qu’il était sous San Pedro. Thornberry se souvient que Gomes lui a dit : « Je ne devrais pas être ici. Mon gardien spirituel n’approuve pas. » Joshua Stevens affirme que Gomes, quelques autres (dont trois étrangers qui ont demandé à ne pas être cités) et lui-même ont senti qu’une atmosphère malsaine inexplicable planait sur l’auberge.

Le jour suivant, Gomes, qui se trouvait alors à Lima, a été contacté par Joshua Stevens, qui lui a annoncé qu’un puissant chamane du nom de Javier Arevalo était venu « nettoyer l’endroit », et qu’il devait revenir pour continuer son traitement. Gomes a immédiatement contacté sa petite amie pour lui dire qu’il avait changé d’avis, comme en témoigne un des SMS qu’elle a partagé avec moi. « J’y retourne. Ils ont appelé un super chamane pour nettoyer l’endroit. Demain je reprends l’avion pour la jungle 🙂 » C’est la dernière fois que Christelle a reçu des nouvelles de Gomes.

Tuer ou être tué

Javier Arevalo, le maître chamane, confirme qu’il a eu un mauvais pressentiment une fois sur les lieux et qu’il a donné à Thornberry une liste de plantes à acheter dans le but d’effectuer un lavage ritualisé. Une tâche laissée inachevée par le propriétaire, qui a dû se rendre à l’hôpital en raison d’une pneumonie le jour du drame.

Les déclarations se contredisent quant à la quantité d’ayahuasca ingérée par Unais Gomes.

Ce jour-là, Leo Jimenez, 38 ans, préparait la hutte pour la session du soir. Le chamane Arevalo a déclaré qu’il était de retour du centre-ville lorsqu’il s’est retrouvé bloqué sur l’autoroute. Dans l’incapacité de rejoindre la jungle, il a confié à Celia  –  une indigène shipibo employée comme chamane par le centre  –  le soin de mener la cérémonie. La cérémonie Ayahuasca a débuté à 19 h 30 en présence de six personnes : quatre étrangers anglophones, dont Gomes, Celia la chamane et son assistant Leo Jimenez. Stevens se souvient être venu chercher sa dose et être retourné dans sa chambre, en attendant 21 heures, pour démarrer sa propre session privée. Les déclarations se contredisent quant à la quantité d’ayahuasca ingérée par Unais Gomes. Leo Jimenez affirme que Gomes aurait pris l’équivalent d’une demi tasse, tandis que Stevens s’appuie sur le témoignage d’un des étrangers présents en m’informant que Gomes aurait demandé une double dose, soit une tasse entière.

Une demi-heure plus tard, alors que la cérémonie battait son plein, les propriétés psychédéliques de la plante auraient commencé à faire leur effet. Celia a donc chanté ses mantras, ou icaros. Comme de nombreux témoignages en attestent, Gomes s’est alors levé de son emplacement, abandonnant son matelas et son seau à purge. Il est sorti de la hutte où se tenait la cérémonie et s’est enfoncé dans l’obscurité, jusqu’après les toilettes. Le paysage entier avait disparu dans les ténèbres et les sons de la jungle. À l’écart de la cérémonie, sur la rive opposée d’une piscine naturelle, Stevens se trouvait seul dans son dortoir quand il raconte avoir entendu quelqu’un crier de tous ses poumons. « Yahweh, Yahweh, il est l’heure de faire sortir tes démons, mon Frère. Nous allons les faire sortir ensemble. » Stevens raconte avoir été secoué et s’être emparé de sa lampe torche afin de voir ce qu’il se passait. C’était Gomes. « Que se passe-t-il, mon frère ? » lui a-t-il demandé, d’après ses dires. Mais Stevens explique que Gomes n’était plus lui-même et qu’il s’est adressé à lui en ces mots : « Tu es Yahweh, tu es Dieu, tu es Yahweh. »

ulyces-ayahuascamurder-04

Stevens montre ses blessures
Crédits : Lali Houghton

Incapable d’apaiser la situation, c’est là que les choses sont parties en vrille. Selon les dires de Stevens, Gomes se serait rué sur le Canadien, l’attrapant par le cou, l’étranglant lentement en répétant : « Mon frère, tu es Yahweh, il est temps de faire sortir tes démons. » Gomes aurait ensuite attrapé Stevens par les cheveux, l’aurait traîné et maintenu au sol, se saisissant de ses parties génitales avant de lui mettre un doigt dans le derrière. « J’ai essayé de me défendre, mais c’est comme s’il avait acquis une force surhumaine », raconte Stevens. Incapable de se défaire de Gomes, Joshua a alors crié à l’aide : « Unais, arrête ! Réfléchis ! Pense à tes parents. Arrête ! » Leo, l’assistant chamane, se souvient avoir entendu des cris provenant de l’autre côté de la piscine. Il s’y est précipité, et a trouvé les deux hommes luttant dans la nuit. Stevens affirme que Gomes tentait d’introduire sa langue dans sa bouche. « Arrête, je ne peux plus respirer », s’est écrié Stevens. « Leo, à l’aide, de l’eau, agua ! » Jimenez affirme qu’il est alors allé à la cuisine afin de préparer une concoction à base de sel, de citron et de sucre, dans l’espoir de calmer les effets de l’ayahuasca sur Gomes. Mais il raconte que le Britanniques l’auraient tranquillement soulevé, écarté du passage, qu’ils auraient jeté la boisson au sol et auraient commencé à le frapper, lui aussi.

ulyces-ayahuascamurder-05

La retraite en pleine forêt
Crédits : Phoenix Ayahuasca Retreat Centre

« Il était trop fort, comme le démon », dit Jimenez. Stevens raconte qu’il a tenté de tenir Gomes par le cou, mais que ce dernier l’a facilement envoyé balader sur le côté. C’est alors qu’il se serait rendu dans la cuisine à la recherche d’une poêle, pensant qu’assommer Gomes était la seule solution. Gomes l’a poursuivi. Il faisait sombre ; la seule lumière provenait d’une bougie allumée dans la pièce adjacente. « Il fallait que je trouve une arme, il était plus fort que nous deux réunis », se souvient Stevens. « Il était déchaîné. » Alors qu’il cherchait une grande poêle, Stevens n’a trouvé qu’une petite casserole. C’est là, d’après Stevens, que Gomes s’est emparé d’un petit couteau. « Je l’ai frappé très fort sur la tête avec la casserole, mais ça n’a eu aucun effet sur lui », raconte Stevens. « Il s’est rué sur moi avec son couteau. » Il ignore comment, mais Stevens affirme que la casserole et le couteau se sont tous les deux brisés sur la grande table qui se trouvait au milieu de la cuisine, et que c’est à ce moment-là que Gomes s’est saisi d’un grand couteau de cuisine. « À cet instant, je me suis dit : “Il va me tuer” », m’a-t-il confié. Il raconte que Gomes l’a immobilisé au sol avec la table. Il ajoute qu’il paniquait et qu’il a crié : « À l’aide ! Il essaie de me tuer, il essaie de me tuer ! » Jimenez est enfin intervenu, cette fois-ci avec l’aide de Paulino Shapiama, un agent de sécurité qui entamait son quatrième jour de travail dans cette retraite. Les deux hommes confirment ce moment de pure folie, à six mains sur le couteau, tandis que Shapiama tentait de faire une clé de bras à Gomes. Le couteau a été relâché, Gomes libéré, et Joshua a récupéré l’arme. « Tout ce que j’avais en tête, c’était ma fille, ma fiancée et ma famille », déclare Stevens. « Si ce type attrapait le couteau, il allait tuer l’un de nous. C’est là que j’ai pris ma décision. C’était tuer ou être tué. »

ulyces-ayahuascamurder-06

Paulino Shapiama a été témoin du drame
Crédits : Channel 4

Le guérisseur

Ce qui s’est passé ensuite reste encore un sujet de discorde. Shapiama se souvient que la bagarre s’est terminée par un coup de couteau fatal et accidentel, mais n’a vu qu’un coup de couteau. Jimenez a déclaré dans son témoignage à la police que Shapiama et lui essayaient de séparer les deux hommes et de leur prendre le couteau des mains. Jimenez ajoute que Stevens a pris le couteau de Gomes, a levé la lame dans les airs et a poignardé l’Anglais à deux reprises, une fois au ventre, puis peut-être bien à un autre endroit (il a confirmé plus tard qu’il s’agissait de la poitrine). Il raconte que Gomes a bougé légèrement, avant de s’immobiliser. Le récit de Stevens est plus détaillé. « Je l’ai poignardé une première fois au niveau de l’estomac. J’ai senti le couteau le pénétrer. Il était toujours agressif, il envoyait des coups, il essayait de me prendre le couteau. Je pensais que ça l’aurait arrêté. Alors je l’ai poignardé au cœur. Il a encore donné deux coups de poings juste après que je l’ai poignardé au cœur. Puis il s’est effondré. Et je me suis effondré. » Jimenez a commencé à crier. Shapiama et lui, ralentis par la barrière de la langue, affirment qu’ils étaient dans l’incapacité de communiquer avec Stevens. Il fallait qu’ils quittent les lieux pour pouvoir alerter la police au bout d’un long chemin de boue sinueux, car il n’y a pas suffisamment de signal pour passer un appel depuis l’auberge. Jimenez a couru au village le plus proche, en haut de la colline, et a appelé la police à 21 h 30.

ulyces-ayahuascamurder-07

L’arme du crime
Crédits : DR

Les autres buveurs d’ayahuasca anglophones, qui ont demandé à ne pas être nommés, ont cru qu’un meurtrier errait sur les lieux, comme en témoigne leur déposition auprès de la police. Ils ont alors quitté la hutte sur la pointe des pieds, à la recherche d’endroits où se cacher. Stevens a été laissé seul avec Gomes. « Je me levais parfois pour lui donner des claque, en lui demandant : “Unais, pourquoi t’as fait ça ?” Je suis resté là pendant 45 minutes, à crier à l’aide. Personne n’est venu. » Les tests de toxicologie confirment que Stevens n’était sous l’influence d’aucune drogue au moment des faits, pas même d’ayahuasca. Joshua Stevens a été arrêté et a passé la nuit au poste de police d’Iquitos, où il a été interrogé.

Le lendemain, il a été remis en liberté conditionnelle et autorisé à partir, étant donné sa coopération et les deux témoignages faits en sa faveur. C’est ce jour-là que j’ai rencontré Joshua Stevens au poste de police. Il n’avait plus d’argent (il est probable que la police lui ait volé). L’air débraillé, il voulait mettre son histoire au clair, sachant que la presse locale faisait courir le bruit d’une version bien plus sexuelle des faits. La rumeur courait qu’il avait tué Gomes parce qu’il avait eu une vision de ce dernier en train de faire l’amour à sa femme. (Une version des faits que le journal britannique Daily Mail a par la suite relayé.) Assis dans sa nouvelle chambre d’hôtel, Stevens m’a montré les blessures issues de son combat avec Gomes ; des traces de luttes, un bleu au niveau de la tête et quelques petites entailles. Il était loin d’avoir fière allure. « Je ne l’ai pas assassiné. C’était de la légitime défense. Je suis quelqu’un de pacifique. Je n’ai jamais été violent auparavant. Je suis même végétarien car je n’aime pas l’idée de mettre fin à un battement de cœur. Ce qui s’est passé cette nuit-là est complètement dingue. Ces yeux n’étaient pas les siens, on aurait dit que ce n’était lui. Je ne peux pas vraiment expliquer ce qu’il s’est passé. Mais ce que je sais, c’est que si l’ayahuasca contient beaucoup d’énergie lumineuse, elle ouvre aussi les portes des ténèbres. Et si quelqu’un comme Unais, qui en a bu une tasse entière, n’a pas l’habitude d’en prendre et ouvre ces voies aux ténèbres… Il n’était juste pas prêt pour ça. » Stevens affirme que Gomes avait pris une double dose d’ayahuasca ; une déclaration qui reste à prouver.

ulyces-ayahuascamurder-08

Thornberry, le propriétaire de la retraite
Crédits : Channel 4

« Je ne crois pas que l’ayahuasca ait été l’élément déclencheur dans toute cette histoire », m’a confié Mark Thornberry, le propriétaire de la retraite. « Il y avait un problème d’ego entre ces deux-là. Je ne peux pas vous dire exactement quoi, par respect pour la famille d’Unais. » Dans son rapport, la police n’est pas parvenue à trouver de conflits entre les deux hommes. Stevens m’a confié que Gomes et lui avaient souvent discuté de démons et de parasites, et qu’il était venu faire cette retraite dans le but de soigner des parasites qui se trouvaient dans ses poumons, ainsi qu’un rash qui entraînait la perte de ses cheveux. Stevens a une théorie selon laquelle des esprits maléfiques, ou des démons, ont besoin de se matérialiser dans le monde naturel afin de s’emparer de l’âme de quelqu’un. Plus le nombre de parasites, de champignons ou de maladies dans votre corps est grand, plus le démon aurait de l’emprise sur votre esprit et votre âme. Selon lui, ni la médecine occidentale, ni la médecine chinoise n’était en mesure de le soigner ; seule l’ayahuasca permettrait d’en déterminer la cause.

En huit ans, et plus de 400 expériences avec de l’ayahuasca et des champignons hallucinogènes, Stevens affirme qu’il a commencé à expulser toutes sortes de parasites de son organisme, tout en se confrontant aux recoins les plus sombres de son âme. Il soutient qu’il s’agissait pour lui d’une « purification », qui aurait même réduit le nombre de « pensées homosexuelles qui [le] perturbaient » (sic) depuis des années. Stevens dit qu’en apprenant l’ampleur de ses capacités à se soigner, il a pu acquérir une meilleure compréhension du « moi ». Il raconte qu’il a eu, selon lui, ce qu’on appelle un « réveil de Kundalini », une sorte de décharge allant du bas du dos jusqu’au crâne. De pair avec son « moi supérieur », Stevens affirme qu’il a réussi à développer des compétences de guérison. Il raconte qu’il aurait mis ses pouvoirs à l’épreuve au Canada, où il aurait soigné du VIH deux femmes qui, selon lui, accepteraient de témoigner en sa faveur. Stevens ajoute qu’il a montré des preuves photographiques et audio à Gomes, et que ce dernier s’est montré captivé par ses déclarations. Mais qu’est ce qui a bien pu déclencher un état de psychose chez Gomes ?

Le possédé

Le docteur Eduardo Gastelumendi, psychanalyste installé à Lima, explique que si l’ayahuasca permet d’apporter une certaine lumière sur certaines choses, elle est également capable de faire resurgir un traumatisme.

En 26 ans de carrière, le chamane Arevalo n’avait jamais eu affaire à un cas pareil.

« Quelque chose a entraîné un état psychotique chez Gomes, déclenché soit par la fréquence, soit par la quantité d’ayahuasca consommée ; qu’il s’agisse de la relation entre les deux hommes ou d’éventuels éléments inconnus. Ne pas avoir d’antécédents psychotiques de signifie pas qu’ils n’existent pas. Les Ayahuasqueros, ou “hommes de médecine”, feraient ici référence à des entités diaboliques, mais je n’en ressens pas le besoin. À mon avis, ce sont d’anciennes peurs qui se projettent de manière très forte sans que la personne n’en soit même consciente auparavant. » Il ne nous reste donc que des spéculations. S’agissait-il de la résurgence d’un traumatisme enfoui ? L’ayahuasca aurait-elle entrouvert une faille présente entre les deux hommes ? Y a-t-il eu une certaine forme de ce que les psychanalystes appellent le « contre-transfert », où les croyances personnelles et les théories de Stevens auraient dérangé l’inconscient de Gomes ? Ou était-ce simplement cette énergie sombre qui planait sur l’auberge ? Le chamane Arevalo m’a confié qu’en 26 ans de carrière, il n’avait jamais eu affaire à un cas pareil. Selon lui, Stevens a fait preuve d’illusions de grandeur et qu’il a vu, durant la seule cérémonie à laquelle ils avaient participé, une énergie sombre et malveillante qui ne cessait de le tourmenter.

Quelques semaines plus tard, Stevens, alors de retour au Canada, m’a confié sur Facebook sa théorie concernant Gomes. « À travers ce que j’ai montré à Unais », m’a-t-il écrit, « à travers les photos de parasites, les enregistrements audio, et mon discours tout simplement, Unais a pris conscience du démon qui l’habitait. Mais cette entité était plus intelligente et plus consciente. Et elle a dirigé contre moi toute son énergie et son attention. »

ulyces-ayahuascamurder-09

Javier Arevalo Shahuano
Crédits : spiritual dimensions

Et si on prenait la notion de possession au sérieux ? Le docteur Jacques Mabit est un médecin français qui, dans son approche de la médecine occidentale au travers d’anciens enseignements, a bâti un centre d’Ayahuasca il y a maintenant 23 ans. À partir de ses propres expériences cliniques, le docteur Mabit est devenu un fervent croyant de ce qu’il appelle des « infestations spirituelles », et va à l’encontre du déni occidental dans le champ de la psychiatrie concernant l’existence d’esprits agissant indépendamment (auxquels toutes les cultures originelles font référence). « La psychologie conventionnelle, ou psychiatrie, ne parvient pas à répondre et se montre très limitée en ce qui concerne de nombreux problèmes de santé mentale tels que la dissociation, l’addiction et les troubles de la personnalité – elle préfère les camisoles, physiques ou chimiques, au véritable traitement. Les infestations spirituelles visent les personnes les plus vulnérables ayant des problèmes psycho-émotionnels et générant des symptômes de maladie mentale. Il a été démontré, à l’aide de méthodes existantes, que la consommation de substances psychoactives permettait d’ouvrir le corps du sujet de manière énergétique, le rendant perméable aux entités malveillantes. Dans le cas de Gomes, nous nous trouvons face à une confluence de problèmes : troubles émotionnels précédents, rituel incorrect, manque de protection et de guidance, ainsi qu’un accompagnement inadapté. Tout cela mène à croire que Gomes était possédé. » Le docteur Mabit affirme que le problème avec le tourisme de l’ayahuasca moderne réside dans cette incapacité à faire face aux possessions. Mes conversations avec des ethnobotanistes et autres défenseurs de l’ayahuasca m’ont amené à la conclusion que ce décès sonne l’alarme concernant les centres spirituels psychédéliques (bien que temporairement fermé, le Phoenix Ayahuasca Retreat Centre rouvrira ses portes ce mois-ci), et pour le renfort des stratégies de risques en matière de santé, comme la fermeture des cuisines pendant les cérémonies.

Dans quelle mesure les préceptes indigènes originaux ont-ils été modifiés par ces Ayahuascaland, pour devenir de vulgaires séjours pour touristes en Amérique du Sud ? Peut-être serait-il temps de revoir notre vision occidentale de l’ayahuasca en tant qu’outil de découverte de soi-même et lui accorder le respect qu’elle mérite en tant que plante médicinale. Le défi étant de conserver le statut de plante sacrée de l’ayahuasca et non de venir alimenter la folie générale d’une société dont elle tente de nous éloigner. À Londres, la famille d’Unais Gomes a du mal à accepter le verdict de la police d’Iquitos qui a conclu à la légitime défense et, par conséquent, a relâché Stevens. Ils ont fait appel à un expert et espèrent que Stevens se présentera à la reconstruction de la scène de crime – un devoir auquel il a affirmé qu’il ne dérogerait pas. Reste à savoir si un traité d’extradition bilatéral entre les deux pays sera renforcé et si l’étrange affaire du drame de la retraite d’ayahuasca sera rouverte.

ulyces-ayahuascamurder-10

Les mains de Joshua Stevens au lendemain du drame
Crédits : Lali Houghton


Traduit de l’anglais par Amélie Trémélo d’après l’article « A story of drugs, darkness and death in the amazon », paru dans Dazed and Confused. Couverture : Le Phoenix Ayahuasca Retreat Centre. Création graphique par Ulyces.


LE GOUROU DE L’AYAHUASCA

ulyces-ayahuasca-couv-2 dfsqghjd

À la lueur des bougies, Turey Tekina fredonne un chant rituel pendant que ses hôtes sont submergés d’hallucinations. La cérémonie a lieu en pleine ville.

Agenouillé sur le sol du salon de son appartement de Brooklyn, les pieds glissés sous ses cuisses, un jeune homme aux cheveux bouclés noués en une queue de cheval se penche précautionneusement au-dessus d’une nappe d’autel. Il se saisit d’un pot rempli d’un liquide brun, d’apparence vinaigré, dont les origines remontent à l’Amazonie. Sous un éclairage tamisé, il penche la bouteille et verse de son contenu dans une petite coupe, sur lequel sont inscrits des caractères hébreux. Cette potion hallucinogène tribale préparée à base de lianes est appelée l’ayahuasca. « L’expression L’Chaim signifie “à la vie”. C’est un message qui correspond bien à l’esprit de la cérémonie de l’ayahuasca », m’explique l’homme à la queue de cheval, nommé Turey Tekina, d’après la formule inscrite en hébreux. Il a hérité cette coupe de sa famille juive orthodoxe. C’était son père qui l’utilisait, et ce dernier est mort depuis maintenant vingt ans.

ulyces-ayahuasca-01

Préparation de la cérémonie
Crédits : Meredith Hoffman

Tekina a abandonné le judaïsme à la mort de son père, mais il utilise encore la relique à chaque fois qu’il mène la cérémonie tribale, dans cet endroit improbable – un appartement confortable et bien tenu où l’on doit retirer ses chaussures avant d’entrer. Le sol est en parquet, les murs sont blancs et les rideaux bordeaux. L’appartement se situe entre les usines de Bushwick, un quartier de Brooklyn bien connu pour ses ateliers d’artistes et ses bars hipsters.

IL VOUS RESTE À LIRE 80 % DE CETTE HISTOIRE