Il faut qu’on parle

J’avais 29 ans et une vie de rêve – du moins j’en avais l’impression – quand tout a changé. J’étais amoureux d’une femme incroyable, j’avais une sous-loc abordable dans un appart de West Village, à New York, et un job sympa dans un magazine. Quand je repense à la vie que j’avais avant qu’elle ne soit bouleversée, j’ai l’impression que nous n’avions aucun problème, ma petite-amie et moi.

Les personnages Larry Bloom et Piper Chapman dans Orange Is The New BlackCrédits : Ryan Pfluger

Les personnages Larry Bloom et Piper Chapman dans Orange Is the New Black
Crédits : Netflix

J’étais le rédacteur en chef d’un magazine appelé P.O.V., qui s’adressait aux jeunes qui voulaient se faire un max de fric pour le dépenser en treks au Tibet (la baseline : « Work hard, play hard »). Cinq jours par semaine, je traversais dix rues pour aller au boulot avant de me barricader dans mon bureau, à écrire ces conneries avec mon équipe. Le but était vraiment de rendre la vie plus douce à des types de 20 ou 30 balais avec qui elle était déjà plus que clémente. La mienne aussi était plutôt agréable. Comment les choses pourraient être difficiles quand votre seul objectif du jour est d’écrire un article pour la rubrique « Soins du corps » sur la meilleure façon de se raser ? Mon article avançait à un rythme de croisière (« Étape 3 : appliquer la lotion hydratante d’avant-rasage pour ouvrir les pores et assouplir le poil ») quand Piper m’a appelé pour prononcer quatre syllabes qu’on aimerait ne jamais entendre : « Il faut qu’on parle. » Avant d’ajouter, avec emphase : « Face à face. Tout de suite. » Qu’est-ce que j’avais fait ? Appelé une ex en étant complètement saoul ? Les années 1990 ont beau être floues dans ma mémoire, je n’ai pas le souvenir que ce soit arrivé. Son ancien patron l’avait-il convaincue de déménager à San Francisco pour qu’elle écrive la suite de son fracassant publireportage pour Sweet Simplicity (l’épilateur électrique ultime) ? J’en doutais. Les 20 minutes qu’elle a mises à me retrouver au bureau depuis l’appartement m’ont paru durer des heures, mais j’ai fait ce que je fais toujours dans ces cas-là : j’ai serré les dents.

West Village, à New YorkCrédits

West Village, à New York

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Je ne me souviens pas de ma première rencontre avec Piper Kerman. On m’a rapporté que c’était durant l’été 1989. À l’époque, j’étais conseiller pour un programme baptisé Exploration – Explo  pour les intimes – intégré à un camp de vacances offrant toutes les activités de base (softball, tir à l’arc et planche à voile). L’après-midi, les cours étaient dispensés par des étudiants comme moi. Je donnais un cours en psychologie sociale. Je ne me rappelle plus ce qu’on faisait, une heure par jour pendant trois semaines, si ce n’est regarder la vidéo effrayante des expériences de Stanley Milgram (dans laquelle les sujets administrent ce qu’ils croient être de véritables décharges électriques à leurs congénères) et discuter de la célèbre expérience de Zimbardo, qui interroge le rôle joué par les gardiens de prison dans le milieu carcéral.

Plus inspiré, j’ai ensuite donné un cours intitulé « J’ai fait ma couleur chez Macy’s : les années 1960 rencontrent les années 1980 ». Avec une dizaine d’ados précoces, on discutait des marches pour la liberté et du mouvement des droits civiques tout en lisant Kerouac et Martin Luther King, avec Bob Dylan en fond sonore. C’est à Explo que j’ai craqué pour ma première lesbienne, Susan. Je ne savais pas qu’elle était gay car j’étais un jeune ignorant de 19 ans, et elle avait l’air plus emballée par un autre conseiller qui s’appelait Leif – un petit mec aux traits nordiques à qui tout le monde léchait les bottes. Il était acteur, vous comprenez. Une Tortue Ninja, pour être exact : il jouait Donatello dans le film.

Piper et moi allions vers l’ouest pour la même raison : nous réinventer.

Peu de temps après m’être rendu compte que Susan n’était pas intéressée par les hommes, elle a soudainement décidé qu’elle m’aimait bien et on a couché ensemble. À ce moment-là, je n’avais aucune idée du fait que, pour je ne sais quelle raison, je tomberais amoureux de nombreuses lesbiennes au cours des deux décennies suivantes, et qu’en retour, allez savoir pourquoi, elles m’aimeraient bien aussi. Ça et de beaux cheveux sont les deux talents dont l’univers m’a doté. Piper était invitée à parler aux étudiants par mon amie et consœur Kristen, dans le cadre d’une journée de sensibilisation à la cause LGBT.

En 1989, apprendre à une bande de campeurs de 15 ans qu’être gay n’est pas une maladie relevait du tour de force. J’ai le vague souvenir d’être resté au fond de la cafétéria, reconvertie en auditorium pour l’occasion, pendant que les intervenants se succédaient à la tribune. Mais je ne me souviens pas de Piper, qui était apparemment parmi eux. Si j’avais croisé à l’époque cette blonde sulfureuse, je suis sûr que je m’en souviendrais. J’étais sûrement focalisé sur Susan, qui devait l’être sur Piper. J’ai adoré Explo, mais je n’y suis pas retourné. J’avais obtenu mon diplôme au printemps avec pour toile de fond un marché du travail en pleine récession, et je voulais devenir écrivain. Il valait donc mieux pour moi que j’apprenne à dresser des tables. J’étais loin de me douter que dans une brasserie du Massachusetts, Piper Kerman faisait exactement la même chose.

En parallèle

Piper et moi sommes arrivés à San Francisco par des chemins très différents, même si nous allions tous deux vers l’ouest pour la même raison : nous réinventer. Étudier à l’université de Pennsylvanie m’a poussé à élargir ma vision du monde. Elle se trouvait à une demi-heure de route de la ville de South Jersey où j’avais grandi, au sein d’un foyer aimant mais parfois étouffant. Don, avec qui je suis ami depuis la primaire, avait lui aussi envie de quitter Dodge après notre diplôme, en 1991. Le plan était simple : aller aussi loin que nos économies nous le permettraient en voyant le plus de pays possible, avec la vague certitude que nous finirions par arriver à San Francisco.

Larry SmithCrédits : Medium

Larry Smith
Crédits : Larry Smith

Nous campions dans une tente bleue, et parfois nous dormions dans la voiture sur le parking des hôtels, dont nous profitions des chambres de service le matin pour nous laver. Dans certaines villes, on demandait aux parents d’anciennes connaissances de l’université si on pouvait squatter leurs chambres d’amis. On faisait ça car on avait 21 ans, qu’on était un peu sans gêne et très divertissants – on finissait généralement par se faire inviter à manger. À St. Louis, je me rappelle m’être réveillé avec l’odeur des muffins sortis du four, laissés sur la table de la cuisine par la mère de mon amie Allison. Un petit mot disait : « Tom et moi serons de retour à 18 heures et nous irons tous ensemble manger des burgers. Je vous ai laissé une clé de la maison et une carte de la ville. » On a fumé des joints avant d’aller voir l’arche de St. Louis. Nous avons écumé les cabarets de jazz dans le delta du Mississippi. La nuit de notre arrivée à la Nouvelle-Orléans, nous avons débarqué dans une auberge de jeunesse avant de foncer en ville, pour finir par nous faire agresser à l’arme blanche. Don et moi avons cherché à louer un appartement à Kansas City et demandé du travail au journal local – ça n’a pas duré longtemps mais nous étions très volontaires.

Nous avons rencontré un antisémite étonnamment amical au Texas et un businessman d’Atlanta qui nous a gentiment proposé un plan à trois… non merci. À Nashville, on s’est incrusté à la cafétéria étudiante de Vanderbilt où nous avons gâché une fête de fraternité : on a vomi notre repas avant de s’échouer sur les canapés de la salle commune de leur dortoir. Je me souviens très clairement être recroquevillé en position fœtale avec une gueule de bois grosse comme une enclume le lendemain matin, alors que me parvenait la voix d’un type qui disait : « Est-ce que quelqu’un sait qui sont ces deux gars ? » Quelqu’un lui a répondu : « Je crois que ce sont des amis de Phil. » Nous n’étions pas des amis de Phil. Plus de deux mois et 21 000 kilomètres plus tard, Don et moi sommes enfin arrivés à San Francisco. J’étais déjà tombé amoureux de la ville après un voyage en famille dans la baie et des visionnages en boucle de Vertigo en VHS. Après la découverte d’un vieil exemplaire de Howl, d’Allen Ginsberg, que ma mère lisait entre ses romans de Mona Simpson et Toni Morrison, j’ai commencé à lire Kerouac et les beatniks.

Larry Smith s'est installé à San Francisco après avoir obtenu son diplôme en 1991Crédits : wikipédia

Larry Smith s’est installé à San Francisco après avoir obtenu son diplôme en 1991

Mes parents ont toujours été un étrange mélange de névroses et de contradictions. Ils ne m’ont pas choyé comme les parents de Larry Bloom dans Orange Is the New Black, mais quiconque connaît Carol et Lou Smith sait à quel point ils partagent l’instinct hyper-protecteur des Bloom. Ma mère a grandi au sein d’une famille de médecins qui acceptaient d’être payés en tartes quand leurs patients n’avaient pas d’argent. Elle a travaillé en tant que prof de lycée, puis elle a consacré tout son temps à l’éducation de ses trois enfants avant de reprendre ses études pour obtenir un diplôme d’assistante sociale. Mon père était le fils d’un immigrant russe, Morris Smith, que tout le monde appelait Smitty. Smitty était arrivé en Amérique à l’âge de quatre ans et il avait vécu le parfait rêve américain, en finissant par gérer sa propre pharmacie à Maple Shade, dans le New Jersey, une petite banlieue de Philadelphie.

Mon père a aujourd’hui dans les 70 ans et il exerce toujours comme avocat pour son petit cabinet de South Jersey, la ville où ma mère et lui sont tombés amoureux au lycée. Mais étant récemment devenu parent moi-même, je confirme que mes vieux étaient très atypiques. Ils nous ont emmené ma sœur et moi voir La Fièvre du samedi soir en 1977 et couvraient les yeux de ma sœur de sept ans pendant les scènes dénudées. Nous étions aussi les plus jeunes au spectacle d’Eddie Murphy (l’ouvreur : « Vous savez que ce spectacle contient des passages très grossiers ? » Mon père : « Oui. ») et pour mon treizième anniversaire, j’ai pu emmener une douzaine d’amis avec moi voir Pink Floyd: The Wall. ulyces-oitnb-01 Nous n’avons pas été gâtés, mais nous étions couverts d’amour. Rien de grave, mais mes sœurs et moi avons développé un certain sens du travail en osmose : ce n’est qu’à partir de mon bac que j’ai compris que la plupart des pères de la classe moyenne de l’époque ne travaillaient pas six jours par semaine. Avec l’aide de mes grand-parents, qui encourageaient tous les lève-tôt qu’ils rencontraient, mes parents ont mis leurs trois enfants à l’université. Leurs conditions : nous n’étions pas autorisés à postuler à une école de la Côte Ouest. Peut-être est-ce donc à la fois le destin et ma petite rébellion de gamin de banlieue qui m’a poussé à partir vers l’ouest dès que j’ai été indépendant.

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Au début des années 1990, San Francisco était encore à des années de son premier boom technologique, on pouvait arriver avec un peu d’argent en poche et se débrouiller. J’ai cherché un appart pendant six semaines avant d’atterrir dans le grenier d’un trois pièces du Lower Haight. Pour 800 dollars par mois, il était à nous. J’ai dégoté un stage au SF Weekly, le journal alternatif de la ville, et quelques jobs de serveurs dans des restaurants de plus en plus minables, jusqu’à l’inénarrable Pizzeria Uno où je servais des formules déjeuner à 9 dollars. Après mon service, je picolais comme seul en est capable un jeune de 20 piges avec quelques pourboires en poche. J’ai très vite accepté des propositions de reportages freelance – une chance, car j’étais un très mauvais serveur.

Larry Smith a participé au lancement de Might MagazineCrédits : Medium

Larry Smith a participé au lancement de Might Magazine
Crédits : Larry Smith

J’ai fait l’une de mes premières piges pour l’hebdo East Bay Express. C’était un article excédé, une réponse très personnelle à une couverture du Time sur la Génération X. Je n’ai pas le courage de relire ces lignes aujourd’hui, mais il était illustré par un gars nommé Dave Eggers, qui venait lui aussi d’arriver dans la baie de San Francisco. Dave m’a dit qu’il avait bien aimé mon article et qu’il voulait qu’on prenne un café ensemble. Il avait un charme irrésistible et une façon inimitable de vous faire croire que tout est possible. Il m’a invité à rejoindre le groupe qui l’aiderait à lancer Might Magazine (la baseline : « De la nourriture pour le cerveau des jeunes et des agités »). Might n’était pas fait pour ce monde, mais ça a mis la carrière d’Eggers et de beaucoup d’autres en orbite – et ça a changé ma vie.

De son côté, Piper Kerman terminait le Smith College et entrait brièvement dans une phase similaire. Confrontée à des problèmes financiers et à un manque d’inspiration chronique quant à ce qu’elle voulait faire de sa vie, elle a trouvé du boulot dans une brasserie de Northampton, où elle a eu une aventure avec une femme plus âgée (que Piper appelle Nora dans ses mémoires, et qui s’est transformée en Alex Vause dans la série). Piper raconte que Nora, elle aussi, avait un charme irrésistible, et qu’elle était capable de faire croire à n’importe qui dans son entourage que tout est possible – et ça a changé sa vie. Moins d’un an plus tard, Piper a annoncé à son amante qu’elle la quittait, elle et le monde de la drogue dans lequel elle trempait jusqu’au cou, pour aller à San Francisco. Quelques mois après s’être installée en ville, Piper cumulait deux jobs de serveuse, gardant son passé aussi secret que possible, avant d’emménager dans un appartement situé à deux rues du mien.

Burning Man

J’ai failli rater Piper une seconde fois. J’avais maintenu un contact irrégulier avec Kristen de l’Explo au cours des dernières années ; c’était avant Facebook, quand il fallait vraiment s’impliquer pour conserver ses amis. Quand Kristen a laissé un message sur mon répondeur en disant qu’elle était à San Francisco, j’ai été agréablement surpris de l’entendre. Elle m’a convié à un brunch avec une de ses amies, et j’ai failli ne pas venir à cause de la deadline d’un article. Mais quand j’ai vu qu’elles se trouvaient à seulement trois rues de chez moi, j’ai éteins mon Mac Classic et je suis arrivé au milieu de leur repas, chez Kate’s Kitchen. Piper était objectivement belle, mais les blondes aux yeux bleus dans son genre sont carrément de l’herbe-à-chat pour les juifs chevelus comme moi. Je suis resté focalisé sur ses mollets de tueuse, de ceux qu’on n’obtient qu’avec de bons gènes et des kilomètres de course à pied. Les choses ont bien commencé entre Piper et moi, nous étions liés par notre amour commun des pancakes bacon-cheddar de chez Kate. La conversation a dévié sur le sexe. Piper expliquait que sa relation actuelle connaissait des remous.

Larry a recroisé la route de Piper au Kate's Kitchen à San Francisco

Larry a recroisé la route de Piper chez Kate’s Kitchen à San Francisco

« Qu’est-ce qu’il fait ? » ai-je demandé. « C’est une étudiante en droit », a-t-elle répliqué en accentuant bien chaque mot, avec une irritation un peu exagérée. Elle supposait sûrement que j’étais encore un de ces hétéros bourrins. Pourtant, l’estime que je portais aux gays n’était plus à prouver : une thèse universitaire sur Cole Porter ; un édito non publié en soutien à une marche pour les droits des personnes homosexuelles en 1991 à Kennebunkport ; et des colocs gays. J’ai levé les yeux au ciel et suis retourné à mes pancakes, en songeant que c’était la dernière fois que je passais du temps avec cette lesbienne susceptible. Puis la conversation a basculé sur Melrose Place, l’obsession télévisuelle du moment en 1994. Piper n’avait pas la télé, fait remarquable pour quelqu’un qui avait récemment abandonné la restauration pour commencer à travailler dans une agence de publireportages. Piper et Kristen se sont invitées à la regarder ce soir-là avec moi et David, mon exubérant colocataire aux cheveux rouges. Piper a vite rejoint le club de lecture LGBT de David, et elle était de retour dans mon salon quelques semaines plus tard. Elle s’est montrée plus chaleureuse à mon égard. Elle a fait allusion à mon poster de Miller’s Crossing, qu’elle aimait bien, et à ma collection complète de la discographie de Tom Waits – deux choses très importantes pour moi.

J’étais persuadé que nous ne deviendrions pas amants, et je me demandais si nous pourrions rester amis.

Piper et moi avons rompu avec nos partenaires respectifs – moi avec une étudiante de troisième cycle, elle avec une joueuse de softball aux espoirs olympiques. Mon ex ressemblait à Ali MacGraw, de Love Story, et la sienne à Nancy McKeon, qui jouait Jo dans la sitcom Drôle de vie. Nous avions tous les deux un rythme de vie différent des gens de notre âge à San Francisco. On travaillait plus longtemps que la plupart de nos amis, qui allaient faire du roller au Golden Gate Park dès 17 h 30. Les appels à l’aide de nos bureaux se traduisaient par des dîners en tête à tête à dix heures du soir. Piper était la parfaite compagne de jeu platonique : on buvait du bourbon, on matait les filles, on jouait au billard dans des bars lesbiens et on se baladait le week-end partout dans la ville, s’arrêtant pour écouter du gospel à l’église ou pour boire un Bloody Mary. Le mieux dans tout ça, c’est que personne ne me donnait de meilleurs conseils sur les femmes, sans attendre rien en retour et en m’offrant quelques précieuses recommandations. Si vous êtes hétéro et célibataire, je ne peux que vous recommander d’avoir une meilleure amie lesbienne pour vous coacher.

Mes parents me rendaient régulièrement visite. Ils aimaient San Francisco et adoraient mon ex petite-amie – diplômée de Harvard, sans tatouage et à moitié juive qu’elle était. Ils prenaient mal notre rupture. Alors que nous descendions Haight Street, lors de leur premier séjour après l’annonce de la mauvaise nouvelle, nous avons croisé la route de Piper. Elle tenait un panier de vêtements fraîchement lavés, ses cheveux blonds rebondissant au rythme de ses pas. Une jeune femme équilibrée, accessible et qui plus est ravissante dans sa robe d’été. On comprenait pourquoi, comme elle me l’avait dit un jour, elle était souvent l’amie que ses amis emmenaient dîner quand leurs parents venaient en ville. On s’est dit au revoir, et je pouvais voir bouillir le cerveau de mon père tandis qu’elle traversait la rue pleine de piercings, de vendeurs tatoués et d’ateliers artisanaux d’avant Etsy. « Voilà une fille sympathique, et bien américaine », m’a-t-il dit, ajoutant : « Pourquoi n’êtes-vous pas ensemble ? » « Le fait est, papa, que Piper est une lesbienne bien américaine », ai-je expliqué. Mon père a secoué la tête d’une façon qui m’était familière. Ce n’était pas un geste de dégoût ou de déception. C’était le geste d’un homme qui utilise encore un dictaphone plutôt qu’un ordinateur et qui savait qu’il ne s’adapterait jamais à un monde qui change rapidement. « Je ne comprends rien à cet endroit », a-t-il dit. ulyces-oitnb-02 Le premier week-end où nous sommes partis en virée avec Piper semblait assez innocent. Nous étions deux bons amis, qui ne manifestaient aucun sentiment l’un pour l’autre, roulant sur la côte à la recherche d’un hôtel pour passer une nuit de détente. Quand j’ai parlé à mon coloc du programme du week-end, il est resté dubitatif. N’avais-je pas déjà foutu en l’air assez d’amitiés féminines durant mes dernières années de célibat ? (Si.) Quel est le problème, ai-je répliqué, Piper et moi avions dormi dans le même lit de multiples fois après des nuits trop arrosées, et rien ne s’était jamais passé. Une nuit de plus ? Un jeu d’enfant. « Larry », m’a-t-il dit sur un ton grave et paternaliste, « souviens-toi : elle est lesbienne. » J’ai essayé. Mais quand vous êtes assis à côté de la plus cool et de la plus belle femme que vous connaissez dans la salle à manger de l’hôtel Boonville, en Californie du Nord ; quand vous passez le meilleur moment de votre vie à faire des choses que vous n’aviez jamais faites auparavant, comme commander du porto… disons que les choses se troublent. Le trajet du retour au petit matin était bizarre. J’étais persuadé que nous ne deviendrions pas amants, et je me demandais si nous pourrions rester amis.

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L’année suivante, je suis allé au Burning Man avec des sacs-poubelles pleins de paniers en osier prêts-à-brûler pris sur les murs de mon appartement, et une vingtaine d’amis avec lesquels nous formions un campement à thème : Motel 666.

Larry Smith au Burning ManCrédits : Medium

Larry Smith au Burning Man
Crédits : Larry Smith

Au cours des trois jours suivants, j’ai découvert le génie de l’économie du don (rien à vendre : tout à échanger) ; j’ai rencontré l’écrivain Jonathan Lethem, qui n’avait pas encore été publié à ce moment-là et qui m’a donné une ébauche de son premier bouquin, Flingue sur fond musical (j’aurais vraiment dû le garder) ; et j’ai commencé à devenir l’adulte que je voulais devenir. Oh, et je partageais ma tente avec ma nouvelle petite-amie : Piper.

Cet automne-là, j’ai écris un article pour P.O.V. sur le festival en la terminant par une série de réponses à la question : « Qu’est-ce que le Burning Man signifie pour toi ? » Les gens donnaient tous des réponses alambiquées du genre : « C’est comme Yom Kippour, c’est réparateur, mais sans avoir à jeûner » ou : « C’est un symbole de destruction qui ouvre la voie vers la création. » La réponse de Piper ? « Au final, je pense surtout que tout le monde aime voir des filles à moitié à poil sur leur vélo. » Je ne suis pas certain d’avoir compris à ce moment-là que Piper était la fille qu’il me fallait. Ou si, quand elle a dit ça, elle voulait coucher avec moi juste pour que je la ferme à propos de cette autre fille qui m’obsédait et dont elle avait décidé qu’elle n’était pas digne de mon intérêt. Mais le moment où je suis devenu accro pour toujours a eu lieu durant notre traversée du pays, après qu’on a décidé de s’installer ensemble sur la Côte Est. Nous avons passé quelques jours à Kansas City et nous nous apprêtions à prendre la route qui traverse Louisville quand elle m’a dit qu’elle voulait s’arrêter une dernière fois au Arthur Bryant’s Barbecue pour une grosse assiette de ribs au petit-déjeuner. On les a mangées dans la voiture et elle s’est tournée vers moi pour me dire : « Bébé, tu pourrais m’ouvrir une bière ? »

Un lourd secret

La liberté qui caractérisait ce road trip et notre première année passée sur la Côte Est allaient s’arrêter brusquement. Vingt minutes après m’avoir dit : « Il faut qu’on parle », Piper a fait irruption dans mon bureau. À sa tête, j’ai compris que ce qu’il se passait la concernait elle, et pas moi.

Piper et Larry ot quitté San Francisco pour s'installer sur la côte EstCrédits : Medium

Piper et Larry ot quitté San Francisco pour s’installer sur la côte Est
Crédits : Larry Smith

Elle m’a traîné vers la sortie de secours du bâtiment. « Tu te souviens quand je t’ai dit que j’avais travaillé pour un magazine d’art international après l’université ? » Je m’en souvenais, mais elle était toujours restée vague sur ce moment de sa vie. C’était contraire à ma nature, mais je ne l’avais pas forcée à m’en dire davantage sur cette année plongée dans le flou, apparemment passée à explorer le monde de l’art avec une petite amie dont elle ne parlait jamais. Cette année sabbatique post-études avait eu l’air d’être sympa, mais elle disait seulement que ça n’avait pas été « le meilleur moment de [sa] vie ».

J’ignorais tout de ce qu’elle s’apprêtait à me dire : une histoire qui serait racontée, des années plus tard, par Piper elle-même dans un livre traduit dans vingt langues. Une histoire qui allait toucher des millions de personnes à travers le monde. Je ne me souviens pas des premiers mots que j’ai prononcés sur cet escalier de secours. Mais la scène qui s’est déroulée était assez proche de celle qui se déroule entre Piper Chapman et Larry Bloom dans le premier épisode de la série Orange Is The New Black. Je ne lui ai pas dit : « Tu te fous de moi ? » Elle n’en avait pas l’air. Je ne suis pas devenu exsangue et je n’ai pas perdu mon sang froid, ni commencé à hurler. Je ne me suis pas, comme Larry Bloom, écrié : « Mais qui es-tu ? J’ai l’impression d’être dans un des films de Jason Bourne ! Tu as tué quelqu’un ? » Mais j’aurais adoré, c’est une bonne réplique. Elle ne m’a pas tout révélé de son passé secret cet après-midi là – elle craignait que je puisse être appelé à témoigner contre elle si elle le faisait. Mais elle m’en a donné les grands traits, et c’était proprement hallucinant : peu de temps après avoir été diplômée de l’université, Piper est tombée amoureuse d’une femme qu’elle décrit comme « plus mûre et très sophistiquée », qui lui a demandé de la suivre dans ses voyages à Bali, à Bruxelles et au-delà, pendant qu’elle continuait son trafic de drogues international. Elle avait fait croire à Piper qu’elle ne tremperait pas dans ses affaires, mais qu’elle serait tout simplement là pour lui tenir compagnie – tout en profitant des hôtels luxueux, des festins décadents et des autres soi-disant bonus de ce commerce particulier.

J’ai donc essayé, en me laissant le moins possible guidé par mon émotion, d’aider à résoudre ce problème.

Après quelques mois, on a demandé à Piper de transporter une valise de billets de Chicago à Bruxelles, ce qu’elle a fait. Peu de temps après, c’est de la drogue qu’on lui a proposé de transporter, ce qu’elle a tout fait pour éviter. Elle a rompu avec sa petite amie, elle a coupé les ponts avec le milieu et déménagé à San Francisco. De peur que sa vie et celle de ces proches ne soit en danger, elle a raconté à ses parents une toute autre version de ce qu’elle avait fait pendant ce temps. Pendant de nombreuses années, son secret semblait à l’abri. Et à présent, elle me le racontait pour la première fois. Comme vous avez dû le voir à la télévision – en des termes très proches de ceux que j’ai utilisés –, je lui ai dit cet après-midi-là que je l’aimais. Je lui ai dit qu’on s’en sortirait. Je lui ai dit que nous nous en sortirions ensemble. Elle m’a dit qu’elle avait besoin d’emprunter un portable à l’un de mes collègues pour appeler un avocat, au cas où sa ligne serait mise sur écoute. Paranoïa ? Peut-être bien. C’est le genre d’effets que les mises en accusation ont sur les gens. On ne peut pas dire que les hommes de ma famille soient très courageux. Mais nous sommes loyaux et nous savons résoudre les problèmes. J’ai donc essayé, en me laissant le moins possible guidé par mon émotion, d’aider à résoudre ce problème. On ne parlerait pas de cette épreuve à mes parents avant des années. Mais à cet instant, j’avais besoin de parler à quelqu’un qui puisse nous guider et nous aider. J’ai donc appelé Eric, un bon ami à moi qui est avocat. Il avait un vaste réseau professionnel et saurait mieux que nous où trouver un bon conseiller juridique à Chicago, la ville dans laquelle Piper avait été inculpée. Sans compter qu’il était disponible dès le lendemain midi.

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COMMENT LARRY ET PIPER ONT VÉCU L’ÉPREUVE DE LA PRISON

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Traduit de l’anglais par Antonin Padovani, Adélie Floch, Tancrède Chambraud et Nicolas Prouillac d’après l’article « My Life with Piper: From Big House to Small Screen », paru dans Matter. Couverture : Larry Smith et sa femme Piper Kerman (Ryan Pfluger/Matter).