Le jeu vidéo représente un marché colossal : depuis des années maintenant, il génère plus de revenus que les industries du cinéma et de la musique réunies. Et parmi toutes ces licences qui pèsent des milliards de dollars, Call of Duty est l’une des plus importantes. Durant huit ans, Dave Anthony a piloté cette franchise. Il a écrit et réalisé cinq des onze titres de la série, contribuant à transformer un simple jeu de tir sur la Seconde Guerre mondiale en une référence culturelle majeure, doublée d’un véritable événement ludique attendu chaque année par des millions de personnes. Après avoir produit quelques-uns des plus grands succès de l’histoire du jeu vidéo, Anthony a quitté l’industrie. Un an plus tard, il était embauché par l’Atlantic Council – un think tank indépendant basé à Washington D.C. – pour aider à prédire le futur de la guerre. Désormais, l’homme qui imaginait des guerres virtuelles aide un groupe de réflexion influent à penser la vraie guerre, ou du moins la façon dont celle-ci pourrait évoluer.

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Dave Anthony, ex-game-designer
Conférence sur le futur de la guerre, septembre 2014
Crédits : Atlantic Council

Jeu de guerre

On lui a réservé un accueil plutôt froid. À dire vrai, beaucoup de gens trouvent les idées d’Anthony rebutantes. Quoi qu’il en soit, ce dernier a déjà du mal à comprendre comment il a atterri là. « J’en suis encore abasourdi, me confie-t-il. J’ai grandi dans une banlieue de Liverpool, un endroit misérable. » Liverpool est la ville industrielle anglaise qui doit essentiellement sa renommée au fait d’avoir vu naître les Beatles. Mais ça, Anthony n’en avait rien à faire. « Je ne sais pas si vous êtes familier de Liverpool, dit-il, mais ce n’est pas le lieu de vie idéal. La météo est un désastre et la pauvreté très répandue. » Toute sa jeunesse, l’argent a été un problème pour Anthony, qui a fini ses études fauché. « Je suis rentré dans l’industrie du jeu vidéo par nécessité, dit-il. Tout ce que je savais réellement faire, c’était jouer, et j’ai finalement décroché un job de testeur de jeux vidéo. »

« Call of Duty: Black Ops a rapporté près de deux milliards de dollars. » — Dave Anthony

C’était il y a vingt ans. Les studios étaient alors plus petits, loin des grosses machines de plus de mille salariés qu’ils sont devenus depuis. Anthony a su se faire apprécier des dirigeants du studio pour lequel il travaillait. « J’ai appris à les connaître et je leur ai proposé de participer bénévolement à l’écriture d’un de leurs jeux, se souvient-il. Et ils ont accepté. » Il adorait ce boulot et le faisait si bien que ses employeurs l’ont payé pour les travaux d’écriture qu’il avait proposé de réaliser gratuitement. « J’ai travaillé sur un tas de choses différentes, poursuit-il. J’ai travaillé sur un jeu Star Trek et sur un jeu X-Men, mais c’est avec Call of Duty que les choses sont vraiment devenues intéressantes. » C’était en 2005, alors que Call of Duty – produit par l’éditeur californien Activision – n’en était qu’à ses débuts. Lors de sa sortie, ce jeu sur la Seconde Guerre mondiale a surpris les critiques comme les joueurs. Il était très différent des jeux de tir majoritairement inspirés par la science-fiction qui dominaient alors le marché. Call of Duty avait du chien. L’inconvénient, c’est qu’il n’était disponible que sur PC, même si à l’époque le marché des consoles était le plus lucratif. Les consoles Playstation et Xbox dégageaient des millions de revenus, mais elles n’avaient pas leur Call of Duty. Activision voulait changer cela. « Ils rencontraient des difficultés avec ce projet et ils m’ont demandé si je pouvais les aider », raconte Anthony. Il vivait encore à Liverpool à l’époque, détail qui, plus que tout autre chose, le poussa à travailler sur le jeu. « J’avais secrètement envie de m’installer en Californie depuis très longtemps, admet Anthony. Pour moi, la Californie était un endroit incroyable. » Quant au jeu dont il rendrait bientôt le nom célèbre, Anthony n’avait aucune idée de ce dont il s’agissait. « Ce n’était qu’un nom, explique-t-il. J’avais travaillé tout ce temps dans l’industrie du jeu vidéo et je n’en avais jamais entendu parler. » Sous la direction d’Anthony, ce jeu de tir historique est rentré dans l’époque contemporaine. Il a écrit et réalisé cinq de ces jeux. Tous ont fait un carton. « Je crois que Call of Duty: Black Ops – que j’ai créé en 2010 – est toujours le jeu le plus vendu de tous les temps. Il a rapporté près de deux milliards de dollars. » Ce n’est pas tout à fait exact : des jeux comme Minecraft, GTA V ou World of Warcraft ont tous surpassé Black Ops – mais pas de beaucoup. Le secret de ce succès, selon Anthony, réside dans une approche intelligente du marché de la part d’Activision, et du travail acharné des équipes qu’il a dirigées. « Les gens ne se rendent généralement pas compte que créer ces jeux nécessite des équipes d’une taille phénoménale, explique-t-il. Black Ops 2, c’était trois-cents personnes en interne, que j’ai dirigées pendant deux années. Et nous avons embauché peut-être quatre ou cinq-cents prestataires. »

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La guerre à l’heure des drones
Call of Duty: Black Ops 2
Crédits : Activision

Mais après presque dix ans de labeur, Anthony était las. « Ce fut un grand honneur et un privilège, dit-il. Mais au final, cela représente un investissement phénoménal. » Les horaires sont éreintants : les jeux comme Call of Duty exigent souvent de leurs développeurs qu’ils travaillent seize heures par jour, sept jours par semaine, et ce pendant des mois. Anthony était marié depuis peu, et il a aujourd’hui des enfants. Il sentait bien qu’il ne pouvait pas s’investir pleinement à la fois dans Call of Duty et dans sa vie de famille. D’autant qu’il n’était plus fauché. « J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir gagner autant d’argent en faisant ce que je faisais, mais ce n’était simplement plus nécessaire. » Il y a un peu plus d’un an, Anthony a donc donné sa démission. Puis en septembre dernier, Steven Grundman, membre de l’Atlantic Council, l’a appelé pour lui faire une proposition.

L’appel du devoir

« Ça sortait de nulle part, se rappelle Anthony. Grundman m’a dit qu’il avait regardé son fils jouer à Black Ops 2. Il était stupéfait. Il m’a confié qu’il avait été impressionné par l’authenticité du jeu, et en particulier par ses aspects géopolitiques, d’une précision incroyable selon lui. » Call of Duty: Black Ops 2 se déroule dans les années 1980, ainsi que quarante ans plus tard. Cette narration double suit l’ascension d’une organisation terroriste d’Amérique latine pendant la guerre froide. En 2025, après avoir accumulé des années de rancœur envers l’Occident, le groupe terroriste piège les États-Unis et provoque un conflit avec la Chine en piratant des drones américains, afin de déclencher une cyberattaque furtive sur la bourse chinoise.

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Steven Grundman
Directeur d’Atlantic Council
Crédits : Atlantic Council

On comprend aisément pourquoi Grundman et l’Atlantic Council se sont intéressés à Anthony. « Le jeu abordait beaucoup de choses qu’ils étudiaient déjà, dit Anthony. Un grand nombre de leurs peurs. Grundman voulait savoir comment j’en étais venu à imaginer cette histoire, et comment il se faisait qu’elle soit si proche de ce qu’ils pensaient probable d’arriver. » Grundman a invité Anthony à s’exprimer dans le cadre d’une conférence à Washington, D.C. Après quoi il lui a proposé de les rejoindre en tant que membre. Anthony a accepté. « C’est du travail bénévole, dit-il. Je me suis dit que ce serait une excellente occasion de payer ma dette au pays qui m’avait si bien traité. » Le 1er octobre, Anthony a donné sa première conférence à l’Atlantic Council, intitulée « Le futur des conflits inconnus ». Il a parlé une demi-heure de technologies de rupture, et il a mis Washington au défi de changer la façon dont ils pensent les conflits modernes. On ne lui a pas fait bon accueil. Certains critiques ont réprimandé le concepteur de jeux sur Twitter, et des blogs ont souligné les implications effrayantes de ses idées sur la défense proactive. Mais Anthony ne s’est pas laissé démonter. Il savait que les gros bonnets de Washington auraient des réticences à écouter « un type venu du jeu vidéo ». « Quand on travaille sur un projet comme Call of Duty, on est à la pointe de son domaine, affirme-t-il. Tout le monde veut vous faire tomber. » Les critiques sur sa conférence ne l’ont pas dérangé. Il a entendu bien pire de la part de joueurs. « La meilleure façon de créer de la fiction, c’est de ne pas avoir peur de la façon dont les choses seront perçues, explique-t-il. C’est comme cela que j’ai abordé l’écriture de Call of Duty. C’est aussi comme cela que j’ai abordé l’Atlantic Council. C’est ma façon de faire les choses. » Anthony espère que les gens débattront publiquement de ses idées – quand bien même elles sembleraient folles de prime abord. D’après lui, la peur et le « baratin » des médias sont les principaux obstacles au libre échange des idées. « Tout ce que les médias et les hommes politiques recherchent, c’est le sensationnalisme, dit-il. On le voit en ce moment avec Ebola. Il faut évidemment faire attention, mais la façon dont on présente les choses est basée sur la peur. C’est épuisant. »

Anthony recourt volontiers aux mêmes techniques de communication fondées sur la peur, qu’il n’hésite pas à fustiger par ailleurs.

« Dans les médias, tout repose sur la peur, continue-t-il. Le gouvernement américain doit trouver une meilleure façon de communiquer avec les gens, afin d’essayer de les sensibiliser à la nature des menaces existantes. Ils pourraient même réfléchir à la manière dont la population pourrait aider à contrer ces menaces. » Je demande à Anthony ce qui l’effraie le plus : le « terrorisme domestique » ou l’extrémisme né à l’étranger. « Le motif précis de leurs actes n’a pas d’importance, répond-il. Le problème est le même. » « La technologie change si rapidement, ajoute-t-il. Comment se protéger du fait que vous avez peut-être quelque part un loup solitaire qui va se mettre en tête d’agir ? »

Le règne de la peur

Anthony a davantage peur de certaines technologies que de certaines idéologies. « Je suis terrifié par les drones, explique-t-il. Les plus petits. Mon gamin a un drone à 25 dollars. Il le fait voler partout dans la maison. Cela vous paraît vraiment inimaginable que quelqu’un mette une bombe sur ce truc ?! » Une autre de ses suggestions – une idée qu’il a mentionnée durant sa conférence et à laquelle il revient durant notre conversation – est tout à fait dérangeante. L’ancien game designer préconise que les écoles publiques embauchent ce qu’il appelle des « agents de sécurité scolaire ». Anthony m’explique que ces agents seraient des militaires en civil, employés pour protéger les écoles publiques américaines. C’est un des concepts que ses détracteurs sur Twitter ont trouvé les plus révoltants. « Et quel serait votre sentiment sur la question, dit-il, si une école avait été attaquée hier et que trois-cents enfants avaient été tués ? C’est une réaction émotionnelle, dit-il. Si cela se produisait réellement, alors je parie qu’une mesure telle que les agents de sécurité scolaire serait mise en place immédiatement. » Il s’explique : « Lorsqu’on fait face à une catastrophe qui a vraiment eu lieu, cela nous force à mettre de côté cette réaction émotionnelle et à nous dire : “Mon Dieu, nous devons absolument régler ce problème.” »

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Un humvee livré par hélicoptère
Soldats américains sur le terrain
Crédits : U.S. Army / U.S. Air Force Tech. Sgt. Michael R. Holzworth

D’après Anthony, toutes les menaces qui planent sur la sécurité du pays impliquent des solutions proactives. Trop souvent, dit-il, les gouvernements ne font que réagir. « Si vous pouvez appréhender ce genre de menaces en vous disant “cela s’est déjà produit” plutôt que “c’est juste une idée de ce qui pourrait se produire un jour”, cela vous force à les envisager différemment. » Je réfléchis un instant à ses propos avant de confesser que je trouve le concept de « défense proactive » effrayant. « Vous avez une réaction émotionnelle ! répond-il. Une réaction basée sur la peur. C’est cela qui vous met mal à l’aise. » Et cependant, Anthony recourt volontiers aux mêmes tactiques fondées sur la peur, qu’il n’hésite pas à fustiger lorsqu’elles sont employées par les médias ou le gouvernement. Pendant sa présentation à l’Atlantic Council, il a dit au public vouloir leur montrer ce à quoi ressemblerait selon lui une attaque terroriste à Las Vegas. Il a alors passé une vidéo d’un braquage de casino tirée d’un film de 2001 avec Kevin Costner, Destination : Graceland. Pour terminer son discours, il a fait appel à un montage illustrant ses plus grandes peurs, cédant ainsi au même alarmisme sensationnaliste qu’il estime poser problème. « Si je réfléchis à tout cela avant l’événement, c’est par peur, concède-t-il. Si je réfléchis après l’événement, on passe de la peur à la prudence. Mettre des agents de sécurité dans les avions, par exemple, était une excellente idée. » Ce n’est qu’après le 11 septembre que les États-Unis ont déployé des agents de sécurité aérienne en grand nombre. « Nous n’envisageons que des solutions après coup », dit-il. Une fois encore, Anthony me fait peur. Le monde qu’il imagine est terriblement similaire à celui que Philip K. Dick décrit dans sa nouvelle « Minority Report » : une force de police qui arrête des citoyens avant que ces derniers aient la moindre occasion de commettre un crime. Une dystopie faite de frappes préventives. J’en fais part à Anthony. Il m’accorde qu’il faut observer un certain équilibre. La pratique du profilage « pré-crime peut se révéler extrêmement dangereuse ». « Il est difficile de cerner la limite au-delà de laquelle on empiète sur la liberté des gens. Mais je crois que pour le moment, on ne débat de toute façon pas assez de cette limiteC’est pour des raisons semblables que vous avez mal réagi à l’idée des agents de sécurité scolaire, continue-t-il. Vous avez dit que cela vous mettait mal à l’aise. Je pense que c’est le cas pour beaucoup de gens,  j’ai déjà pu observer cette réaction. Et ce sentiment empêche la discussion. »

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Le futur de la guerre
Un soldat et son avatar virtuel
Crédits : Activision / US Army

« Lorsqu’on travaille sur des projets créatifs, c’est la discussion elle-même qui fait émerger l’idée neuve, dit Anthony. La plupart du temps, il ne s’agit pas de l’idée qu’on avait suggérée au début. Dans ce cas précis, je propose les agents de sécurité scolaire, précise-t-il. Mais ce ne sont pas avec ces agents que nous nous retrouverons au final… C’est la discussion que nous avons grâce à cette suggestion qui suscite une idée meilleure, ajoute-t-il. J’adorerais voir cette façon de penser se développer à Washington. » Pour Anthony, « une des choses que les gens craignent le plus, c’est d’être la cible de la critique ». Il affirme avoir simplement envie que les Américains aient une discussion constructive sur la sécurité de leur pays, les dangers de la technologie et le futur de la guerre – même si cette conversation peut en effrayer plus d’un. Nous parlons pendant près d’une heure. Enfin, son fils lui prend le téléphone des mains. J’entends qu’on se chamaille et qu’on rit. Anthony s’excuse. Nous mettons un terme à la conversation, et l’homme qui a abandonné sa carrière dans le jeu vidéo pour se consacrer à sa famille et à penser le futur de guerres bien réelles raccroche et s’en retourne auprès des siens.


Traduit de l’anglais par Clément Martin d’après l’article « The Billion-Dollar Game Designer Who Became a Future-War Theorist », paru dans War Is Boring. Couverture : Entraînement virtuel au poste de tir, par le Sergent Pablo N. Piedra. Création graphique par Ulyces.