Bagdad EEI

Si vous visitiez les locaux du ministère de l’Intérieur à Bagdad pendant le mois sacré de Muharram au printemps dernier, on vous aurait pardonné de penser que l’islam chiite est la religion officielle de l’Irak, comme chez son voisin l’Iran. Les murs du ministère sont placardés d’illustrations et de slogans rendant hommage à l’imam martyr chiite Hussein, à l’instar des postes de police et des véhicules à travers toute la capitale. Partout sont affichés des bannières noires aux lettres écarlates et des portraits d’un Hussein barbu, dardant sur les fidèles un regard brûlant.

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Al-Hussein ibn Ali

Dans un bureau décoré de cartes de Bagdad et de posters chiites, je trouve l’homme assigné à ce qui est sûrement la tâche la plus difficile du ministère : le colonel Riyadh al-Musawi, commandant des Falcons de Bagdad, principale unité de déminage de la ville. Le soulèvement du groupe connu sous le nom d’État islamique a condamné depuis des mois la ville à d’incessants assauts militaires et a laissé à Musawi et ses hommes le soin d’accomplir un un travail dangereux et sanglant, rythmé par les attentats à la voiture piégée, les attaques-suicides et les frappes de mortiers sur les marchés et les mosquées bondés. Ce matin, alors que le printemps touche à sa fin, Musawi semble encore plus fatigué que d’habitude. Les valises sous ses yeux semblent s’affaisser au point de rejoindre son épaisse moustache. Il a travaillé toute la nuit à l’extérieur de la ville avec une milice chiite – l’une des nombreuses brigades religieuses armées à avoir pris la défense de Bagdad après la chute de l’armée durant l’été 2014. Hier soir, Musawi a permis de désamorcer des pièges à l’EEI (Engin explosif improvisé) posés par l’EI pendant leur retraite. « Ils les ont accrochés entre eux puis les ont enterrés dans le désert », dit-il en exhibant l’un des dispositifs à pression mécanique. « Je n’ai pas dormi de la nuit. » Musawi est officier militaire de carrière et patriote, c’est un homme qui ne recule pas devant une mission périlleuse, ce qui force le respect de ses troupes. Malgré cela, il passe ses nuits à travailler pour une milice religieuse privée. Son emploi officieux met en relief le dilemme central du président Obama : les milices ont pris le contrôle de l’État, dont les opérations militaires sont menées, dans de nombreux cas, par les mêmes commandants soutenus par l’Iran qui ont jadis combattu l’armée américaine. Et tandis que les milices ont repoussé avec succès l’assaut de l’EI, elles ont également accru la nature sectaire du conflit, réduisant encore davantage les chances de réconciliation entre sunnites et chiites – et par la même occasion les espoirs de paix pour l’Irak.

Tandis que le gouvernement irakien, soutenu par les frappes aériennes américaines, a lancé une offensive générale contre l’État islamique, l’administration Obama semble prise au piège. « Nous sommes sincèrement préoccupés par les signalements d’abus que nous avons reçus, qui impliquent des forces miliciennes volontaires et, dans certains cas, les forces de sécurité irakiennes », déclare Jen Psaki, porte-parole du département d’État américain. « Nous avons été assurés par le gouvernement irakien et par les forces de sécurité qu’ils utiliseraient du matériel américain, en accord avec les lois américaines et nos accords bilatéraux. » Mais l’administration Obama soutient également que son programme d’approvisionnement du gouvernement irakien en armement devrait être en droit d’échapper aux lois de contrôle des armes. Des armes américaines sont déjà tombées aux mains de milices chiites, et en soutenant – par inadvertance ou non – des groupes paramilitaires dont les excès frôlent les pires abus de la guerre de 2006, les États-Unis risquent d’aider à perpétrer la même violence mêlée de corruption d’État qui a abouti à la montée fulgurante de l’État islamique l’année dernière.

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Des combattants de l’Asaib Ahl al-Haq

La porte s’ouvre et le patron de Musawi, le général de brigade Jabbar, entre dans la pièce. C’est un homme corpulent qui aime montrer aux visiteurs étrangers des diaporamas de ses conférences à l’étranger. Jabbar semble embarrassé par l’homme massif qui lui emboîte le pas, barbe broussailleuse, turban noir et tunique couleur crème : la tenue d’un ecclésiastique chiite. Jabbar grimace en me présentant le cheikh Sayed Maher, leader de l’Asaib Ahl al-Haq, ou Ligue des justes – une des milices les plus connues pour sa lutte contre l’État islamique. Maher, au moins, est heureux de me voir. Tandis que Jabbar s’entretient avec Musawi, il me tend un téléphone et me montre une vidéo qui le montre en tenue de camouflage, tirant à la mitrailleuse. « On combat Daesh », me dit-il, utilisant le terme péjoratif pour désigner l’organisation, dérivé de son acronyme arabe. Alors que Jabbar et lui doivent s’en aller, il m’invite à lui rendre visite. L’unité de Maher reçoit semble-t-il le soutien ainsi qu’un appui militaire de l’Iran, et elle est réputée pour sa criminalité supposée. Après notre brève rencontre, je demande au colonel Musawi ce qu’il pense de l’idée de rendre visite au cheikh Maher. Il répond par un gloussement sinistre. « Si tu lui rends visite, il te vendra peut-être à Daesh. »

Sous Maliki

Difficile d’imaginer que sept ans auparavant, l’Irak semblait mieux se porter. D’après le projet Iraq Body Count, au moins 17 000 civils irakiens ont été tués en 2014, de loin l’année la plus sombre depuis le pic de violence de 2006 et 2007. L’administration Bush, s’étant tardivement rendue compte qu’elle avait déclenché une guerre civile à grande échelle en envahissant l’Irak, a réussi, grâce au déferlement de ses troupes, à garantir un semblant de paix-du-vainqueur en convaincant les sunnites qu’ils pouvaient rejeter al-Qaïda et survivre malgré tout. « Grâce aux extraordinaires sacrifices de nos troupes et à la détermination de nos diplomates, nous voulons croire en l’avenir de l’Irak », déclarait Barack Obama en mars 2011, tandis que l’Amérique préparait le retrait de ses forces de combat.

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Bagdad

Mais l’optimisme de cette période dissimule la fragilité d’un accord politique entre chiites et sunnites, ainsi que la nature terriblement corrompue et fragmentée de l’État irakien. Sur la place Hanash, un lieu animé le week-end pour l’intelligentsia de Bagdad, je rencontre Ali Sumery, un petit directeur de télévision portant un élégant chapeau à bords larges et une écharpe autour du cou. Pendant les élections nationales de 2010, Sumery, activiste politique de longue date, a montré son soutien à la coalition Iraqiya, représentée par Ayad Allawi – un opportuniste parmi les opportunistes, mais qui embrassait du moins une sorte de libéralisme non-sectaire. Sa coalition a réussi à gagner deux sièges de plus que le pouvoir en place, représenté par Nouri al-Maliki de Dawa, dirigeant d’un parti religieux chiite. Mais dans la lutte politique qui a suivi, Maliki est parvenu à conserver le pouvoir, avec le consentement tacite des gouvernements américains et iraniens. Sumery et ses amis étaient déçus mais se sentaient suffisamment hardis pour protester contre ce qu’ils percevaient dans la politique sectaire et l’autoritarisme montant de Maliki. « Ils se partageaient le gouvernement comme on se partage un gâteau », explique Sumery. « Ils ne parlaient pas en tant que leaders de tous les peuples d’Irak, mais en tant que leaders d’une branche religieuse particulière. »

L’occupation américaine a fait appel à des leaders religieux et exilé des carpetbaggers afin de diriger le pays. C’est ainsi qu’un système d’appui vicié fondé sur les partis a émergé au cœur de l’État irakien. Ce système a fleuri au cours du second mandat de Maliki. Chaque ministère était assigné a un parti spécifique, ce qui assurait des positions stratégiques à ses alliés proches. En conséquence, les institutions irakiennes publiques – qui avaient déjà été atrophiées par les sanctions internationales et par la dictature de Saddam Hussein – sont devenues corrompues jusqu’à l’absurde. Un professeur d’une grande université de Bagdad m’a confié que les doctorats de la faculté où il enseignait pouvaient être obtenus sans délai contre la somme de 10 000 dollars. Après que des révoltes ont éclatées à travers tout le monde arabe contre les gouvernements répressifs et corrompus en décembre 2010, Sumery a rejoint des milliers de manifestants le 25 février 2011 sur une place affublée du même nom que la célèbre place Tahrir, en Égypte. Maliki a répondu en ordonnant aux forces de sécurité irakiennes de charger les manifestants.

Sous la supervision de Maliki, les milices chiites ont gagné du pouvoir.

« Nous avions prévu d’occuper Tahrir comme ils l’ont fait en Égypte », raconte Sumery, « mais les mesures du gouvernement se sont montrées si répressives et brutales que nous n’y sommes pas parvenus. » Sumery a été appréhendé et, à l’instar d’un de ses amis, un autre activiste célèbre du nom de Hadi al-Mahdi, il a été passé à tabac et jeté dans le coffre d’un Humvee. Un tollé public les a fait relâcher le lendemain, mais au cours de mois qui ont suivi, d’autres manifestations ont été accueillies avec une violence plus brutale encore. Le 8 septembre, Mahdi a été assassiné à son domicile par des assaillants non identifiés. « Il a été tué la veille d’une manifestation que nous avions planifiée », se souvient Sumery. Sous la menace d’une force si meurtrière, le nombre de manifestants a diminué drastiquement. « Nous avions peur que Maliki tente d’établir une dictature – ce qu’il a fini par faire. » Sous la supervision de Maliki, les milices chiites ont gagné du pouvoir et la société civile irakienne naissante a été mise à mal par leur programme religieux répressif. « Ils nous menacent constamment et nous harcèlent par téléphone », assure Ahlam al-Obeidy, porte-parole de l’Organisation pour la liberté des femmes en Irak, une des ONG de défenses des droits de l’homme les plus présentes dans le pays. « Ils nous traitent de prostituées », ajoute Obeidy, qui est grand-mère. Les homosexuels de Bagdad, hommes et femmes, étaient une des cibles des milices. En ville, je rencontre un jeune homme que j’appellerai Ahmed. Garçon mince de 25 ans, fan de Mariah Carey, Ahmed avait fui un père abusif pour poursuivre une carrière d’acteur. Tout a changé pour lui quand sa candidature a été retenue pour incarner un personnage homosexuel dans une série télé avant-gardiste en 2009. Mais son rôle a attiré l’attention des miliciens de son quartier, qui suspectaient déjà son homosexualité. « Soyons honnête », me dit-il avec un sourire triste, « ça se voit à la manière dont je marche et dont je parle. »

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Nouri Kamil Mohammed Hasan al-Maliki

Peu de temps après la diffusion de la série, un chef local l’attendait à son arrêt de bus avec ses hommes. Il raconte qu’ils l’ont fait monter dans leur voiture sous la menace d’une arme avant de le conduire sur un site de construction désert, où ils l’ont obligé à se déshabiller. Chaque milicien a ensuite rempli son rôle : l’un d’eux lui maintenait une arme sur la tempe tandis que le second le plaquait au sol et que le troisième le violait. Ils ont filmé l’agression et l’ont maudit pour son homosexualité. Une fois leur dessein accompli, ils lui ont enfoncé de la corde enduite de colle avant de le jeter, nu et ensanglanté, devant la porte de la maison de sa grand-mère. Malgré cela, il se considère chanceux d’être en vie, car beaucoup de ses amis ont été tués. Il a même été témoin de l’exécution de l’un d’eux, à qui on a éclaté la tête sur un trottoir. Mais la menace que représente l’État islamique est pire encore. Le groupe milicien a publié il y a plusieurs mois des vidéos de ses membres balançant des hommes accusés d’être homosexuels du haut de bâtiments. Ahmed a l’espoir d’être accepté aux États-Unis en tant que réfugié. (En février, d’après les avocats le soutenant dans cette affaire, son petit-ami a été décapité à Bagdad.) « Il n’y a pas de vie possible pour les homosexuels en Irak », dit-il.

L’éveil de Daesh

Alors même que la brutalité répressive du gouvernement de Maliki allait crescendo, l’administration Obama criait victoire et retirait ses troupes. Le 14 décembre 2011, Obama a tenu une audience militaire à Fort Bragg durant laquelle il a déclaré que la guerre en Irak touchait à sa fin pour les États-Unis. « Nous laissons une Irak souveraine, stable et autonome », a-t-il déclaré. « La guerre en Irak appartiendra bientôt à l’Histoire. » Des paroles aussi éloignées de la réalité que le « mission accomplie » de son prédécesseur en 2003. Malgré l’effort colossal et les fonds investis pour soutenir les forces de sécurité irakiennes, une erreur fondamentale était tapie au cœur du pays, qui allait conduire tout prochainement à son effondrement quasi-total. L’origine de cet échec remonte aux conséquences de l’invasion, lorsque L. Paul Bremer, l’autorité civile de l’administration Bush, chargé de superviser l’occupation, a dissous l’armée irakienne toute entière. En plus de fournir des recrues à l’insurrection, la décision irréfléchie de Bremer signifiait qu’une nouvelle force devrait être construite de toutes pièces en pleine guerre civile. Durant les neuf années qui suivirent, cet effort a absorbé 25 milliards de dollars du contribuable américain, dont environ un tiers a servi à reconstruire l’Irak, nourrissant la corruption à grande échelle alors que les gros bonnets irakiens détournaient tout ce qui pouvait l’être.

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Le parlement irakien à Bagdad

Pendant ce temps, l’armée comme la police débordaient de ce que les habitants de Bagdad appellent les fadhaiyin, les « extraterrestres ». Certains n’existaient que sur le papier, leur salaire terminant dans les poches d’officiers supérieurs, tandis que d’autres se partageaient les feuilles de paie avec leur leaders afin de rester perpétuellement invisible. « Ce n’est pas une question de religion ou de politique, mais d’argent », affirme Hosham, un commerçant de Bagdad qui a rejoint l’armée aux alentours de 2006. Son unité est déployée dans l’ouest de l’Irak, mais il ne s’y rend que lorsqu’il a besoin de s’arranger avec un nouvel officier à propos de sa paie – environ 1 200 dollars par mois. « C’est un business », dit Hosham. Dans certains bataillons, les extraterrestres représentent la moitié des effectifs, me confie un colonel de la police fédérale irakienne que j’appellerai Khalid. Il raconte qu’il a servi comme pilote de chasse dans l’armée de Saddam et m’assure que la corruption au sein du corps officiers est devenue endémique, ce qui n’était pas le cas avant l’invasion américaine. « Ils n’ont absolument aucune gène à en parler ouvertement », dit-il. « On s’enrichit en prenant aux soldats et en donnant aux supérieurs. » Les grades étaient achetés et vendus. On distribuait aux soldats de l’équipement vétuste. L’affaire la plus embarrassante concernait des « baguettes à détecter les bombes » – pour un total de 38 millions de dollars – qui étaient en réalité basées sur des gadgets servant à repérer les balles de golf, vendues par un entrepreneur britannique qui a plus tard été écroué pour fraude. En dépit de l’ampleur du scandale, on peut encore voir aujourd’hui ces baguettes utilisées aux postes de contrôle dans Bagdad. Avec une corruption si généralisée parmi les hauts officiers, la morale dans les rangs a plongé à pic. « Lorsque tu dis à un soldat de se battre, il te répond : “Pour quoi faire ? Pour enrichir mon commandant ? » dit Khalid.

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Abu Bakr al-Baghdadi

Pendant ce temps, une nouvelle insurrection, beaucoup plus violente, gagnait en importance dans la guerre civile à caractère sectaire qui faisait rage en Syrie, tout près de là. En avril 2013, le groupe connu sous le nom d’al-Qaïda en Irak, dirigée pendant un temps par le djihadiste jordanien Abu Musab al-Zarqawi, s’est rebaptisé État islamique en Irak et au Levant. À la tête du mouvement trônaient les insurgés sunnites qui avaient survécu à l’occupation américaine. Nombre d’entre eux, y compris leur chef Abu Bakr al-Baghdadi, sont d’anciens détenus de Camp Bucca, la principale prison américaine située juste à la sortie de Bagdad. La politique toujours plus dure de Maliki était une aubaine pour le recrutement de l’EI parmi les sunnites irakiens, dont beaucoup, ironie du sort, déplorent à présent le retrait trop précipité des troupes américaines. « Si les Américains étaient restés, ils auraient pu tenir leurs promesses », déclare le cheikh Ammar al-Azzawy, un leader sunnite important à Bagdad. Maliki n’a pas tenu celle qu’il avait faite d’inclure les sunnites dans les forces de sécurité, leur offrant plutôt des places de subalternes au sein du gouvernement. « Ils ont essayé de faire de nous des balayeurs », dit Azzawy.

En 2013, dans un effort pour consolider une base de pouvoir parmi les chiites, Maliki a ordonné plusieurs répressions sanglantes sur les manifestations sunnites, ce qui a aidé à faire entrer certaines parties de la province d’Anbar en rébellion. L’État islamique a saisi l’opportunité et s’y est implanté. « Les gens dans ces régions, lorsqu’ils sont traités si brutalement, iront jusqu’à conclure un pacte avec le diable », dit Azzawy. La réponse américaine à la crise a été d’envoyer à Maliki davantage de drones de surveillance et de missiles Hellfire. À Mossoul, la plus grande ville à majorité sunnite d’Irak, le commandant des opérations sous Maliki était Mahdi al-Gharawi, un général chiite réputé pour sa nature corrompue et sa propension à violer les droits de l’homme – l’armée américaine avait essayé, en vain, de le faire arrêter –, lui ayant valu le surnom de « Général Deftar », d’après le billet de 10 000 dinars. Tandis que l’EI rassemblait ses forces à Mossoul, Gharawi travaillait en étroite collaboration avec les escadrons de la mort chiites en prenant les sunnites pour cible. « Des combattants Asaib et Badr arrivaient de Bagdad habillés en civils et travaillant dans l’ombre », raconte Khalid, le colonel de police déployé à Mossoul. « Ils trouvaient des noms, s’infiltraient à leur domicile et les tuaient. À la fin, tout Mossoul nous détestait. » Aux premières heures du 6 juin 2014, l’État islamique a lancé une attaque contre les positions gouvernementales à l’ouest de Mossoul. Ce n’était visiblement qu’un raid, mais les ordres contradictoires donnés par le commandement irakien ont semé la panique au sein des rangs démoralisés de l’armée et de la police. Sous peu, toutes les défenses de la ville étaient tombées devant un adversaire beaucoup plus faible.

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Les miliciens de l’EI s’apprêtent à exécuter des prisonniers chiites

La chute de Mossoul a engendré un effondrement catastrophique des forces irakiennes à travers une bonne partie du pays. En moins de deux mois, des dizaines de milliers de mètres carrés et des millions de citoyens sont tombés sous le pouvoir de l’État islamique, qui a également capturé des chars, de l’artillerie et des quantités colossales de munitions et d’armement que les États-Unis avaient envoyés en Irak. Quatre divisions armées furent pratiquement détruites dans leur totalité. Dans les déserts brûlants de l’ouest de l’Irak, des brigades entières se dispersaient, préférant déserter plutôt que d’affronter la faim et la soif, laissant des frontières syriennes clés sans surveillance. Au camp Speicher, une ancienne base américaine assiégée depuis, recrues et cadets marchaient sans armes hors de la base, croyant que les tribus locales leur donneraient libre passage vers les régions chiites. Au lieu de cela, ils se sont jetés tout droit dans la gueule de l’État islamique. Au moins 770 prisonniers chiites ont été exécutés à Speicher, et des centaines d’autres à Mossoul ainsi que dans d’autres villes capturées par l’EI. Le groupe a posté des vidéos de chargements d’hommes conduits dans des fosses communes et fusillés, un des nombreux aspects de la sauvagerie que le groupe a exhibé avec complaisance au fil des mois : crucifixions, esclavage, décapitations de journalistes étrangers.

Profondément postmodernes, les responsables de la propagande de l’État islamique ont compris que le spectacle en lui-même était une réalité, et que cette réalité pouvait se répandre de manière virale tout autour du globe, invoquant le choc des civilisations qu’ils recherchaient désespérément. Ils parlaient une langue formée dans le creuset de l’occupation américaine et de la guerre civile, la langue d’Abu Ghraib et des escadrons de la mort, des perceuses comme moyens de torture et de frappes aériennes incendiaires faisant 200 000 morts irakiens. Mais rien n’égalait leur cruauté. Et ils sont parvenus à leurs fins, semant la panique à l’Ouest. Pourtant, les mots n’ont pas manqué aux opposants chiites à l’État islamique. Les miliciens de Bagdad comprenaient le langage de la terreur. Alors que les sbires de l’EI fonçaient vers la ville, l’armée irakienne brisée fuyant devant eux, les milices se mobilisaient pour défendre leur capitale.

Chez le cheikh

Mohammed – ce n’est pas son vrai nom – a pris du ventre depuis le temps où il était en charge des missiles et des munitions pour l’armée du Mahdi, le groupe d’insurgés chiites qui a affronté les forces américaines en 2004. Il a survécu aux années les plus sanglantes de la guerre, quand les cadavres non-réclamés par les familles jonchaient le sol pendant des jours et jours ; et lorsque la paix s’est installée, il a mis ses compétences au service des importations. Lorsque je m’assieds pour discuter avec lui, il est en plein déménagement pour accueillir sa famille qui s’est récemment agrandie. Il attendait de pouvoir profiter des fruits de la paix, mais lorsqu’il a été appelé, il était prêt.

Des milliers d’hommes armés marchaient à travers les rues de Bagdad, lourdement armés.

Après la chute de Mossoul à l’été 2014, Bagdad était plongée dans la terreur. La population faisait des réserves d’eau et de nourriture. Les rues étaient désertes. Les étrangers et les riches Irakiens prenaient l’avion pour quitter le pays. « Les gens étaient en état de choc », raconte Mohammed. « Ils craignaient que Daesh pénètre en ville. Les leaders des gouvernements avaient tout foiré. » Puis le 13 juin, l’autorité religieuse chiite la plus haute du pays, l’ayatollah Ali Sistani, a ordonné dans une fatwa qu’il relevait d’une obligation religieuse pour chaque homme de prendre les armes contre l’État islamique – au nom de la nation, avait-il pris soin de préciser, et non d’une branche religieuse. Mais en pratique, cela a provoqué la prise de pouvoir des forces de sécurité irakiennes par les milices chiites radicales.

L’armée du Mahdi était restée en stand-by depuis 2008, lorsque son leader, Muqtada al-Sadr, avait, sous la pression, fait la paix avec le gouvernement irakien avant le retrait des Américains. Sadr, qui reste une des personnalités politiques les plus puissantes d’Irak, a annoncé la création d’une nouvelle force, Saraya al-Salam, ou les Brigades de la Paix. Mohammed, revenant à ses fonctions de fournisseur d’armement, a trouvé que les prix qu’il devait payer au marché noir avaient dramatiquement augmenté. Chacun s’armait pour la bataille à venir contre l’État islamique. Même le pillage étendu des dépôts d’armement irakiens – souvent dû à la désertion des soldats et des officiers eux-mêmes – n’était pas à même de satisfaire la demande. « Les gens achetaient armes et munitions comme des fous », dit-il. « Les prix se sont multipliés par six. Par exemple, pour une arme du type Kalachnikov, qui aurait coûté 600 dollars auparavant, il fallait à présent en débourser 3 000. Quant aux missiles Katyusha ? La pièce coûtait 200 dollars à l’époque, 1 200 à présent. » Sadr a ordonné une parade dans Bagdad le 21 juin. Mohammed, qui dit avoir aidé à l’organiser, n’a eu que six jours pour le faire, mais il était stupéfait devant son ampleur et devant l’étalage d’armement exposé. Des milliers d’hommes armés marchaient à travers les rues accompagnés de mitrailleuses anti-aériennes et de missiles longue-portée montés sur des véhicules. Le message était clair : si l’État irakien ne défendait pas Bagdad, les milices s’en chargeraient. « Ils étaient tout excités et heureux de tenir leurs armes à nouveau », dit Mohammed. « C’était un choc même pour moi. Je ne m’attendais pas à ce qu’on dispose de ce genre d’armes. »

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L’ayatollah Ali Sistani

En juin toujours, le Premier ministre a annoncé un programme gouvernemental baptisé al-Hashd al-Shabi, ou « mobilisation populaire ». Au cœur des territoires chiites au sud du pays, des dizaines de milliers d’hommes se sont portés volontaires, pratiquement tous sous les auspices d’une milice  religieuse. Dans une petite ville du sud, un groupe d’hommes m’a montré une vidéo les mettant en scène en train de mitrailler des positions appartenant à l’État islamique au gros calibre, qu’ils avaient bien du mal à maintenir contre leurs énormes bedaines. Mais dans le noyau de la mobilisation, on trouvait aussi des miliciens expérimentés et motivés, qui voyaient leur combat comme un devoir religieux, une continuité de la bataille qu’ils avaient mené contre les opposants sunnites depuis l’invasion américaine. « Leur résistance est très importante. Ils sont le meilleur obstacle contre l’avancée de Daesh vers Bagdad », affirme le Dr. Hisham al-Hashemi, ingénieur en sécurité installé à Bagdad. « Ils sont tous affiliés à un parti religieux chiite. Pour des raisons de propagande, ils comptent quelques sunnites et chrétiens dans leurs rangs, mais cela reste un phénomène exclusivement chiite. » Ces milices entretenaient des liens étroits avec l’Iran et ont souvent tenu tête à des conseillers iraniens dans ce domaine. Sur des photos qui ont circulé de façon virale sur Internet, le général Qasem Soleimani, commandant de la branche supérieur des Gardiens de la révolution islamique d’Iran, posait avec des miliciens et des officiers irakiens. « L’effet secondaire de toute cette guerre a été d’accroître l’influence de l’Iran », explique Phillip Smyth, professeur adjoint à Washington Institute for Near East Policy (Institut de Washington pour le Proche-Orient). « L’Iran a gagné suffisamment d’emprise sur la politique irakienne et sur le champ de bataille. C’est d’après moi une menace significative pour les intérêts américains. » La milice qui montre peut-être le mieux le caractère opportuniste du soulèvement sectariste est Asaib. À l’origine, il s’agissait d’une unité spéciale au sein de l’armée du Mahdi, soutenue par l’Iran et dirigée par Maliki, et l’une des milices les plus craintes à Bagdad. Des sources américaines la pensent responsable de certaines exactions, comme lorsqu’un commando armé a enlevé et tué cinq soldats américains en 2007.

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Défilé de milices chiites à Bagdad

Je décide d’accepter l’offre du cheikh Maher, le commandant d’Asaib que j’ai rencontré dans le bureau de l’escouade de déminage, afin d’en apprendre davantage sur l’unité. Maher vit à Shahla, une modeste bourgade chiite. Une longue rangée de barrières en béton décorées d’affiches de martyrs entoure une mosquée à dôme bleu près de sa maison, elle-même située dans une zone poussiéreuse, près d’un étal de boucher abandonné. Maher nous accueille chaleureusement nous fait servir des parts de tartes par ses gardes du corps, ainsi que du jus de tamarin fait-maison, avant de nous inviter à nous asseoir en tailleur sur un tapis. Le parcours de Maher relate l’histoire des courants changeants du pouvoir en Irak. À 37 ans, il était conscrit dans l’armée de Saddam et a été emprisonné pour désertion. Après l’invasion américaine, il a décidé de rejoindre les forces de sécurité. Il me montre une photo de lui rasé de près, en grande forme physique et vêtu d’un uniforme à rayures bleues et noires. Ensuite, pendant le soulèvement des partisans de Sadr, il a rejoint l’armée du Mahdi et commencé son éducation religieuse en 2008, ce qui l’a aidé à assumer un rôle de leader. En 2012, il a rejoint Asaib. Il secoue la tête lorsque je lui parle des allégations de massacres perpétrées par Asaib qui ont été rapportés par Human Rights Watch et par la presse. « Il y a une propagande anti-Asaib, qui nous qualifient de tueurs sanglants », dit-il. « Ce n’est pas vrai. » En 2013, Maher est allé se battre contre les rebelles sunnites en Syrie – une partie de la mobilisation des milices chiites irakiennes et libanaises, soutenues par l’Iran, a fait tourner la guerre en faveur du président Bashar al-Assad. « Nous nous battions contre Daesh en Syrie avant la fatwa lancée par Sistani », dit-il. « C’est la même tactique : des tireurs d’élite et des EEI. » À présent, Maher passe des semaines avec son unité à tenir la frontière ouest de Bagdad, qui est partagée entre différente milices.

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Les miliciens du cheikh

Maher est catégorique : ce sont les milices qui mènent la bataille et non le gouvernement irakien. « Lorsque l’armée arrive, elle travaille sous nos ordres », dit-il. « Nos munitions viennent de l’armée. S’il nous faut des chars, l’armée coopère. Nous leur empruntons également des armes lourdes. » Pour Maher, il s’agit d’une lutte existentielle contre un ennemi dont la brutalité justifie les tactiques les plus sévères. Sa milice exécute des prisonniers quotidiennement, ayant conscience de ce qui leur arriverait s’ils venaient à être faits prisonniers à leur tour. « Les plus difficiles, on les tue. Que peut-on faire d’autre ? » dit-il. Tous les sunnites se trouvant encore dans la zone connaissent le même destin. « On les traite comme le fait Daesh. Soit ils mettent le feu à leur maison et s’en vont, soit ils sont tués pendant la bataille. » Un petit chihuahua apparaît dans l’encadrement de la porte. Le visage de Maher s’illumine. « Katyusha ! » s’écrit-il, tendant vers le chien une main aussi grosse que lui. « Elle vient de mettre bas », me dit-il. Il me montre une vidéo où elle joue avec Tutti, son singe. Avec l’effondrement des forces de sécurité étatiques, l’avenir de l’Irak est entre les mains des miliciens comme le cheikh Maher. Il me confie qu’il est en ce moment en train de réfléchir à une offre qui lui a été faite de rejoindre l’armée sous le grade de colonel, qui sied à sa stature de leader religieux. « Je veux aider mon pays », dit-il. « Et je veux m’engager sous le couvert de la loi. » En plus des trois femmes qu’il a ici, une autre vit au Royaume-Uni, mais il n’a pas l’intention d’émigrer dans un futur proche. « Si j’y vais, il me prendront pour un membre de Daesh », plaisante-t-il, désignant sa barbe broussailleuse et sa moustache rasée. Il rit et secoue la tête. « L’Irak est un pays terrible, mais c’est chez moi que voulez-vous. »

La rançon

Face à la demeure du cheikh Maher, sur l’autre rive d’une rivière asséchée, se trouve Ghazaliya, un nouveau quartier construit pendant la guerre contre l’Iran dans les années 1980. Beaucoup des maisons du quartier abritaient des officiers, arabes sunnites pour la plupart, qui servaient d’unités de réserve pour le commandement de Saddam. Ghazaliya était alors un quartier riche, avec des cafés, des boutiques de vêtements, etc. Mais pendant l’épuration ethnique qui a fauché Bagdad au plus fort de l’occupation américaine au milieu des années 2000, c’est devenu une enclave sunnite contrôlée par al-Qaïda, dont les membres étaient parfois accueillis par des résidents qui cherchaient une protection contre les escadrons de la mort chiites. Alors que nous pénétrons en voiture dans le quartier, les rues principales semblent désertes, à l’exception de quelques boutiques délabrées de shawarma et de pneus.

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Quelques rares échoppes sont encore ouvertes dans le quartier

Je voyage avec Lina Ismail, une jeune femme travaillant pour une ONG locale en faveur des droits de l’homme. Elle se rend dans ces quartiers sunnites afin de recueillir des témoignages et d’offrir un soutien financier et médical face à la vague de persécutions renouvelée par les milices, qui ont rendu la vie dangereuse dans ces quartiers. Depuis la chute de Mossoul, dit Ismail, le nombre de kidnappings dans la ville a radicalement augmenté alors que les milices comme Asaib passent dans les rues, utilisant souvent des véhicules munis de plaques d’immatriculation officielles. « La police a peur des milices », dit-elle. « Cette mobilisation populaire a rendu ces dernières légitimes. Ils ont fait des choses terribles à Ghazaliya. » Pendant la nuit, des convois de combattants miliciens viennent de Shahla et d’autres régions pour zoner dans le quartier, agressant et enlevant les résidents. « Ils vivent dans la terreur », poursuit Ismail. « Ils ne savent pas quand les patrouilles vont venir. Ils ont même arrêté des gens à leur domicile. » Bien que le gouvernement ait promis des salaires aux miliciens, beaucoup d’entre n’ont pas été payés depuis des mois – si tant est qu’ils l’ont été un jour. Certains disent qu’ils ont utilisé les fonds de la rançon des enlèvements pour financer des opérations. Nul ne sait combien se sont faits avoir. Ismail dit qu’elle entend parfois parler de plus de dix cas à Bagdad par semaine. Un site recensant les communiqués de presse a recensé 421 cadavres trouvés dans la capitale entre juin et janvier. Le gouvernement a interdit aux journalistes de visiter la morgue. « Avec le retour des meurtres sectaires, ils essaient de censurer la presse », m’explique un médecin qui y travaille. « Ils ont renvoyé l’ancien directeur car il était sunnite. Le nouveau est un commandant d’Asaib. Il s’en vante. Les meurtres ont commencé après que Maliki est entré à Anbar et ça s’est amplifié après l’épisode de Mossoul. La situation est très complexe. Les milices se sont emparées de Bagdad. »

Mais il y a pire, dit le médecin, dans les quartiers situés à l’extérieur de la ville, dans les ceintures de Bagdad, où l’EI est actif autant que les milices. Il s’y rend plusieurs fois par semaine afin d’apporter une aide bénévole dans les cliniques. Le gouvernement utilise l’artillerie et les frappes aériennes à tort et à travers, voire même des bombes barils. « La situation dans la périphérie est misérable. C’est le chaos. Il n’y a aucun contrôle des deux côtés. Parfois c’est Daesh, parfois c’est la mobilisation populaire. C’est comme un yo-yo. Ceux qui se font tuer là-bas ne sont même pas emmenés jusqu’à la morgue. Les cadavres sont enterrés sur place. S’ils suspectent quelqu’un d’appartenir à l’un ou l’autre bord, ils le torturent et le tuent sans pitié. »

Au matin, un des ravisseurs a répondu à l’appel et a dit appartenir à une importante milice chiite.

Dans le salon d’une maison modeste de Ghazaliya, Ismail et moi rencontrons Medhat Dhari, un ingénieur électricien, ainsi que sa femme et son fils. Ils sont venus dans ce quartier pour fuir les escadrons de la mort chiites pendant la guerre entre sectes. « Nous déménagions souvent à cette époque », se souvient Dhari. « Nous sommes venus par ici. C’était un peu plus sûr. » Pendant cette période, à Bagdad, sunnites comme chiites pouvaient être tués rien qu’en se trouvant dans le mauvais quartier ou en ayant le mauvais nom sur leur carte d’identité. Toutes les familles étaient touchées par la mort. Mais pendant quelques années, les choses se sont améliorées. Après avoir perdu douze membres de leur famille, les Dhari se sentaient comme les survivants d’un cataclysme apocalyptique. Mais ensuite, les milices ont recommencé à enlever des sunnites de Bagdad, et cette fois, pas d’al-Qaïda pour répliquer. Le neveu de Dhari, âgé de 19 ans, a été enlevé et tué l’année dernière. Lorsque ses parents ont récupéré son corps, celui-ci était marqué par d’horribles traces de torture.

L’année dernière, le 17 septembre dans la soirée, le fils aîné de Dhari, Mamdouheh, n’est pas revenu de son travail au café du coin. Dhari, craignant le pire, a passé la nuit à sillonner la ville en voiture, faisant le tour de tous les postes de police, priant pour ne pas trouver le corps de son fils. Sa femme était restée à la maison et appelait son fils sans cesse par téléphone, mais ça ne répondait pas. Au matin, un des ravisseurs a répondu à l’appel et a dit appartenir à une importante milice chiite. « Votre fils a avoué ses crimes », lui a-t-il dit. « Ce n’est qu’un enfant », a-t-elle répondu. Les ravisseurs ont demandé une rançon de 50 000 dollars – un montant commun – et ont brièvement passé le téléphone à Mamdouheh pour leur prouver qu’il était en vie. Ils leur ont fixé l’échéance à 20 h ce soir-là, sous peine de tuer leur fils. Dhari s’est rendu dans un bureau du ministère de la sécurité nationale pour demander de l’aide. Ils lui ont dit de se munir dans un premier temps d’un rapport de police, qu’il a mis la journée à obtenir. Lorsqu’il est revenu avec, le ministère lui a dit de saisir un tribunal ; il s’est alors rendu compte qu’il perdait son temps. Plus tard, dit-il, un des agents lui a dit : « Nous connaissons ces individus, maison nous ne pouvons rien faire. »

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Les Brigades de la Paix

Pendant ce temps, la famille essayait désespérément de rassembler le montant. « Magnez-vous ou vous allez le perdre », ont envoyé les ravisseurs par sms. Ils sont parvenus à rassembler une somme de 15 000 dollars, que les ravisseurs ont acceptés. Ils ont donné à Dhari une adresse ; il s’y est rendu en voiture et a vu quelqu’un le regarder derrière un rideau. Il était minuit. Son téléphone a sonné. « OK, laissez ça par-terre et partez », dit la voix. « Dans dix minutes, vous prendrez Mamdouheh. » Dhari a laissé l’argent et a fait un tour, en attendant un autre appel qui n’est jamais venu. Le lendemain matin, la police l’a convoqué par téléphone – ils avaient trouvé son fils. Celui-ci avait été exécuté d’une balle à l’arrière de la tête, puis jeté dans un terrain vague, pieds et poings attachés avec des liens en plastique.

L’Irak brûle

Alors que l’Irak a sombré dans le chaos durant l’été 2014, Obama était réticent à l’idée d’intervenir militairement, craignant un retour des troupes américaines dans le bourbier de la guerre civile. Même après la chute de Mossoul, Obama a réitéré son scepticisme devant les journalistes quant à un engagement direct : « Il n’y a pas de solution militaire à la crise intérieure de l’Irak, et certainement pas conduite par les États-Unis. » Mais depuis, l’engagement militaire américain en Irak n’a cessé de croître. Faisant suite à l’épisode de Mossoul, Obama a lancé des frappes aériennes contre L’État islamique et donné son accord quant à l’envoi de 715 unités supplémentaires de personnel militaire, en plus des quelques centaines de conseillers et des milliers de contractuels déjà présents sur le territoire. Après que la décapitation en août 2014 du journalisme James Foley a déclenché une vague générale d’indignation, le président a annoncé la formation d’une coalition internationale contre l’État islamique et autorisé l’armée à déployer jusqu’à 3 100 soldats – que les États-Unis affirment non-engagés dans le combat au sol, bien que cela soit déjà le cas pour les forces spéciales canadiennes.

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Des membre de la Brigade Badr

En décembre de la même année, le Congrès a approuvé une dépense de 5 milliards de dollars dans la lutte contre L’État islamique, dont 1,2 milliard servirait à la formation et à l’équipement de l’armée irakienne. En février, Obama a demandé à ce que le Congrès autorise une nouvelle guerre contre L’État islamique, qui aurait pu conférer au président le pouvoir d’agir dans n’importe quel pays où le groupe est présent (le mandat a été rejeté en avril). Jusqu’à présent, cette stratégie a été un franc succès dans le barrage des offensives de l’EI. Mais avec 100 000 combattants à leur actif, les milices chiites sont maintenant supérieures en nombre à l’armée et à la police irakiennes, et elles sont responsables sur le papier de toutes les avancées significatives sur le terrain contre l’État islamique – à bien des occasions financées par des conseillers militaires iraniens. La lourde présence iranienne a, en retour, placé leurs homologues américains dans des situations embarrassantes dans leurs quartiers généraux. « Iraniens et Américains travaillent aux mêmes endroits », explique le Dr. Hishemi, qui travaille comme consultant pour le gouvernement irakien. « Lorsque l’un arrive, l’autre s’en va. On croirait une partie de cache-cache. »

En août 2014, la pression exercée par les États-Unis a contraint Maliki d’abandonner son troisième mandat de Premier ministre. Son successeur, Haider al-Abadi, est du même parti Dawa, mais il a été loué par l’administration Obama pour ses gestes de conciliation entre les sunnites et les kurdes. Malgré cela, Maliki et la vieille garde conservent une influence politique de taille. « Vous pouvez avoir un nouveau leader, mais si vous ne soutenez pas ses changements dans la politique de son prédécesseur, cela n’aura que peu de valeur », déclare Maria Fantappie, analyste pour l’International Crisis Group. « Beaucoup de ceux qui faisaient partie de l’ancien gouvernement ont conservé leur puissance. » (Aucun représentant du Premier ministre Abadi n’a souhaité répondre à mes sollicitations de commentaires.) Pour l’instant, les Marines et les forces spéciales américaines déployés dans le pays demeurent dissimulés derrière les grands murs de la Green Zone, ou bien abrités dans plusieurs bases militaires, où ils entraînent les forces irakiennes – y compris une située près de Ramadi, qui a été la cible répétée d’attaques de la part de l’EI. Au centre de la stratégie américaine et du gouvernement irakien, la création d’une nouvelle Garde nationale, qui fera appel à des combattants locaux issus des milices et des tribus chiites. Reste à voir si cela s’avérera être efficace pour la réintégration des sunnites, ou simplement une couverture officielle de la prise de pouvoir des milices sur les forces irakiennes. Les États-Unis font maintenant passer davantage d’armes vers l’Irak pour remplacer celles qui ont été saisies par l’EI durant l’été 2014. Des milices telles que le Hezbollah Kata’ib – étroitement lié au Hezbollah iranien et libanais – se sont déjà photographiés avec des armes et de l’équipement américain, dont des chars Abrams. « De telles photos nous inquiètent et nous enquêtons plus profondément dans cette voie », dit Psaki, porte-parole du département d’État. « Les forces de sécurité irakiennes ne devraient ni prêter, ni fournir d’équipement américain aux milices sans la permission du gouvernement. »

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Les toits de Bagdad

Dans sa lutte pour contrer L’État islamique, l’Amérique s’est alliée avec des forces bien au-delà de son contrôle. « La légalité des États-Unis fournissant l’Irak en arme et en soutien militaire est on ne peut plus discutable », dit Erin Evers, chercheuse pour Human Rights Watch. « Il est perturbant de voir des milices iraniennes avec des armes américaines. Ces milices ne se contentent pas de combattre l’État islamique, elles visent aussi des civils. Cela contribue à radicaliser la population. » À ce jour, l’Irak est plus ou moins divisée en trois principales régions : le nord, contrôlé par les Kurdes, le sud, avec le gouvernement, et les territoires sunnites que l’État islamique a annexé sous son nom. Il n’y avait rien d’inévitable dans tout cela, mais dans l’Irak actuelle, les problèmes de géopolitique internationale et le terrorisme ont fusionné avec les doléances entre communautés autochtones. Le soulèvement des milices au prix d’un État irakien officiel n’a fait qu’enraciner les causes originelles du conflit. « Pour beaucoup en Irak, les miliciens sont des héros », dit Evers. « Nous voyons désormais advenir un cercle vicieux de meurtres sectaires, c’est ce que ce conflit est devenu. » « Il y aura une contre-attaque majeur sur le sol irakien », a récemment dit l’ancien général quatre étoiles John Allen, auparavant envoyé par Obama pour diriger la coalition. « Au cours des semaines à venir, lorsque les forces irakiennes commenceront leur campagne pour reprendre l’Irak, la coalition fournira un appui militaire majeur dans cette optique. » Mais beaucoup à l’intérieur du pays s’inquiètent du coup humain d’une telle offensive. « Avant que la coalition et le gouvernement irakien n’entreprennent un quelconque effort de guerre majeur, ils doivent réfléchir attentivement aux civils présents dans ces zones », dit Evers. « Si les choses ne changent pas, Mossoul ne sera ni plus ni moins qu’un bain de sang. »

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Les sunnites d’Irak se trouvent à présent dans une impasse, pris entre l’État islamique d’un côté et les milices de l’autre, dans la périphérie de Ghazaliya. Nous passons en voiture à travers les postes de contrôle de la police, jusqu’à trouver l’endroit que nous cherchons. Il s’agit d’une vieille propriété, datant de l’époque où la région était encore semi-rurale et où le complexe fortifié est spacieux, avec verger et pâturage, bien que la maison, qui n’est pourvue que d’un seul étage, soit modeste. Une jeune fille tenant la main d’un de ses frères plus jeune qu’elle vient nous accueillir en silence, les yeux sombres, et nous les suivons le long d’un chemin bordé d’arbres, une chèvre trottant derrière nous.

Ils ont emmené les trois hommes, et leur famille n’en a plus entendu parler depuis.

Nous pénétrons dans la maison par un encadrement de porte bas à rideaux. Umm Zohair, la matriarche de la famille, est assise sur un canapé dans le salon, vêtue d’une ample abaya. Ismail s’enquiert de sa santé. « J’ai été malade », répond-elle calmement. « J’ai besoin d’être opérée, mais nous sommes pauvres. » Ismail dit qu’elle peut aider. Umm Abdullah, la belle-fille de Zohair, parée d’un voile lui couvrant l’intégralité du visage, raconte leur histoire. Son mari, Zohair, le fils aîné, est diplômé de l’université mais n’a pas trouvé de travail comme chauffeur de taxi. Son frère Marwan était travailleur de jour. Leur père, Abbas, était éleveur. Environ un mois plus tôt, un groupe d’hommes armés et en uniformes sont venus à leur domicile au milieu de la nuit et ont forcé l’entrée. Ils ont emmené les trois hommes, et leur famille n’en a plus entendu parler depuis. La police, au point de contrôle le plus proche – par lequel la milice avait dû passer –, dit ne rien savoir. « Certains disent qu’ils sont peut-être détenus à la prison de l’aéroport, ou au ministère de l’Intérieur, d’autres encore à Kadhimiya », dit Umm Zohair avant de s’interrompre pour fondre en larmes. « Nous nous en remettons à Dieu. Nous ne savons pas. » Personne ne mentionne l’éventualité selon laquelle ils se seraient tout simplement fait tuer. Un jeune enfant apparaît dans l’encadrement de la porte avant d’être emmené, malgré ses virulentes protestations, par sa sœur. La maison semble pleine d’enfants, sur les genoux de la femme, jouant sur le tapis, pour la plupart trop jeunes pour saisir quoi que ce soit de la solennité des étrangers que nous sommes et du fait que nous n’avons pas vu leurs pères et leurs grand-pères. « C’est terrible », dit Umm Abdullah. « Ils pleurent tout le temps. » La femme cherche sur mon visage la trace fugitive d’un espoir auquel se raccrocher. Il est vrai que je leur ai dit être américain, le premier qu’ils ont vu depuis que les soldats sont partis, une représentation de ce pouvoir aveugle et sans limite apparu dans la vie de chaque Irakien, brandissant tour à tour salut et désespoir comme un dieu dérangé. Qu’y a-t-il à leur dire quant à l’histoire que nous partageons, quant au lien qui nous unira alors que je m’éloigne sous les branches des pommiers, où une petite fille joue toujours près des roues de notre voiture ? L’Irak brûle et son destin restera à jamais dans notre conscience.

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Bagdad vue du ciel


Traduit de l’anglais par Marc-Antoine Castillo et Nicolas Prouillac, d’après l’article « Inside Baghdad’s Brutal Battle Against ISIS », paru dans Rolling Stone. Couverture : Des militiens chiites au combat face à l’État islamique.