Si tu veux commen­­­­cer par le vol.1 ou le vol. 2, c’est possible. Car tout est possible dans le monde merveilleux des influenceurs d’Instagram.

L’accident

La jeune femme gît de tout son long sur le macadam, une moto posée près de la clôture. L’accident a dû être terrible. Mais sur Instagram, ce 31 juillet 2019, la photo prise juste après la chute dégage une beauté tragique. Au bout du bras recroquevillé, les doigts de la victime cachent presque son visage, alors qu’un homme se tient accroupi près d’elle. D’une main dans le dos, il retient le corps de Tiffany Mitchell, l’empêche de basculer sur le côté. Ils patientent au bord de le route. L’ambulance ne devrait maintenant plus tarder.

Dans les minutes qui suivent la publication, certain·e·s commencent à voir derrière cet accident regrettable, sur une petite route de campagne du Tennessee, une mise en scène déplacée. Sans doute guidés par une bouteille d’eau à la marque trop identifiable ou par une esthétique digne d’un film de cinéma, les commentaires accusateurs éclipsent les messages de soutien. 

L’objet de toutes les récriminations a été posté par Tiffany Mitchell elle-même. Cette influenceuse américaine a montré son accident de moto sous toutes les coutures. Elle a même dû, pour éteindre la polémique, envoyer une série de photos à la BBC en gage de sa bonne foi. Mitchell n’a jamais cessé de clamer que cet accident avait bel et bien eu lieu et qu’il ne s’agissait en aucun cas d’un shooting.

Crédits : Tiffany Mitchell/Instagram

La haine à laquelle Tiffany Mitchell a été confrontée l’a poussée à supprimer ses images dans la tristesse. Quelques lettres de menaces de mort plus tard, sa photographe et amie Lindsey Grace Whiddon a elle aussi tenue à s’exprimer. « En regardant les photos, je peux voir pourquoi elles semblent si mises en scène et, si je n’y étais pas moi-même, je pourrais aussi avoir du mal à croire qu’elles ne le sont pas », explique-t-elle, se prévalant de son « intégrité personnelle et professionnelle ». À croire que, sur Instagram, l’authenticité n’est plus qu’un slogan. 

Aujourd’hui, les utilisateurs·rices sont donc plus méfiant·e·s. Pour Marine Montironi, directrice du pôle influence au sein de l’agence créative We Are Social, cette vague de haine révèle tout le mauvais côté de l’influence. « Cela prouve bien que les communautés ne sont plus dupes et qu’elles ne veulent plus de l’influence malhonnête », explique-t-elle, rejoignant les sceptiques quant à la véracité des photos postées par Mitchell.

C’est d’ailleurs ce que suggère une étude relayée à la mi-juillet par Mobile Marketer. En se basant sur 307 000 comptes, la société InfluencerDB a déterminé que le taux d’engagement général était victime d’une baisse significative sur Instagram. Essentiel pour évaluer le succès d’un profil sur les réseaux, le taux d’engagement « mesure la qualité des interactions de vos fans avec votre contenu », clarifie Facebook. En d’autres termes, il mesure la propension des utilisateurs·rices à interagir, par des commentaires, des likes, des partages ou un simple clic. À noter que plus la communauté est grande, moins le taux d’engagement est élevé et que celui-ci varie d’une plateforme à l’autre. 

Crédits : Marine Montironi/Instagram

Taux d’engagement et influence sont pour ainsi dire indissociables. C’est pour les contenus non-sponsorisés que la baisse d’engagement est la plus critique. Alors qu’il était de 4,5 % il y a trois ans, il est tombé à 1,9 % durant le premier trimestre de 2019. Sur la même période, le taux d’engagement sur les posts parrainés est passé de 4 % à 2,4 %. Et cette « baisse de l’influence » n’épargne personne, elle touche n’importe quelle catégorie, depuis le lifestyle jusqu’au voyage. Une mauvaise nouvelle pour tou·te·s celles et ceux qui se mettent au marketing d’influence avec de petites célébrités d’Internet comme Tiffany Mitchell.

Grand ménage

Même si certains internautes perdent confiance, le marché de l’influence est loin de péricliter. Le service spécialisé dans les social analytics (l’analyse des réseaux sociaux) Socialbakers s’est penché sur le marketing d’influence sur Instagram. D’après ce site, il pourrait représenter un marché de plus 2,1 milliards d’euros en 2019, pour atteindre les 9 milliards l’année prochaine. De plus, le nombre de publications sponsorisées sur Instagram a bondi de 150 % entre le premier trimestre de 2018 et celui de 2019 en Amérique du Nord. Au cours de la même période, le nombre de stories associées à des marques a augmenté de 21 %. Par exemple, entre 2018 et 2019, la marque suédoise de montres « au style à la fois décontracté et raffiné » Daniel Wellington a été mentionnée 20 000 fois par environ 7 200 influenceurs·euses sur Instagram.

Le problème, selon InfluencerDB, est que « le nombre de messages sponsorisés peut diminuer l’efficacité globale de leur engagement ». C’est donc du côté des publications sponsorisées qu’il faut chercher une explication à cette diminution de l’engagement. Si ce spam diffusé à coups de #ad a beau faire le bonheur des marques et des influenceurs·euses, les internautes sont tellement assaillis de publications sponsorisées qu’iels ont plus tendance à les ignorer ou à remettre en question celles qui leur paraissent douteuses.

Tiffany Mitchell a eu beau rappeler avoir partagé sur Instagram de véritables tranches de sa vie, sans fard ni paillette, depuis son divorce jusqu’à la perte de son « partenaire dans un accident de voiture il y a trois ans », rien n’y a fait ; sa parole a été épinglée et mise en doute tout au long de ses posts d’explication.

La marque Daniel Wellington promue par l’influenceuse Isabella Lowengrip

Selon Marine Montironi, c’est justement parce que les influenceurs·euses se tournent à outrance vers le partenariat rémunéré qu’iels perdent leur audience. « On sait aujourd’hui qu’il y a une forme de fatigue chez ceux qui ont été trop sollicités par les marques », acquiesce-t-elle. « Car les utilisateurs ont du mal à retrouver de l’authenticité quand tout ce qu’ils voient est rémunéré. » Mais elle l’affirme : quelques-uns ont toutefois réussi à tirer leur épingle du jeu en proposant des contenus sponsorisés en accord avec leurs valeurs ou leurs contenus habituels. En outre, iels sont encore nombreux·euses « à déplacer des foules ».

Plus que les youtubeurs·euses et leurs possibilités de revenus sur la plateforme, les instagrammeurs·euses sont toutefois plus enclin·e·s à être touché·e·s par la baisse du taux d’engagement. « Un taux d’engagement plus faible, cela signifie à la fois moins de partenariats et donc moins de revenus », souligne Marine Montironi. Certain·e·s pourraient donc tout aussi bien ne plus pouvoir en vivre ou voir disparaître leur revenu complémentaire, « au risque d’arrêter, tout simplement ».

Ce ménage de printemps « attendu » a selon elle quelque chose de sain. Car un véritable écrémage est en train de se produire sur Instagram. Si cette baisse du taux d’engagement ne sonne pas la fin du monde de l’influence, elle annonce plutôt celle de la mauvaise influence, car les utilisateurs·rices ont désormais compris ce qu’était un placement de produit. « On voit que les résultats sont meilleurs par exemple s’il y a mention d’un partenariat », ajoute-t-elle. Elle salue également la professionnalisation progressive du milieu de l’influence qui, elle l’espère, ira progressivement vers de meilleures conditions de travail pour les influenceurs·euses, avec des rémunérations justes et uniformisées.

Crédits : Emma González/Instagram

Ces bouleversements sont enclenchés par la génération Z. Née après 1995, celle-ci est davantage attirée « par des personnes ayant un talent acquis ou par celles qui agissent directement, et pas seulement en faisant des selfies », selon We Are Social. La militante anti-armes à feu Emma González et l’activiste pour le climat Greta Thunberg sont des exemples que l’agence juge édifiants. 

Lors de campagnes, même si un·e influenceur·euse comptant plus de 10 000 followers permet d’atteindre une audience plus importante, les agences marketing se rapprocheront peut-être plutôt de « petit·e·s ». Et elles auront l’embarras du choix, les « influenceurs·euses » de moins de 10 000 abonné·e·s représentant plus de 80 % des effectifs en Europe (pour plus de 75 % en Amérique du Nord). Le reach (soit la portée des publications) de ces « micro-influenceurs » est peut-être moindre, mais leurs abonné·e·s sont plus « dévoués ». Ce lien de confiance abonné-influenceur·euse est une véritable opportunité pour les marques. 

Chez We Are Social France, la question d’une nouvelle stratégie s’est posée en interne, pour finalement être tranchée : le coût d’une campagne avec un·e influenceur·euse à la communauté importante équivalent à celui de toute une série de micro-influenceurs·euses. « Nous devons encadrer ces micro-influenceurs, qui sont moins professionnels, et cela prend du temps », précise Marine Montironi.

« De plus, d’un côté nous avons l’assurance d’une qualité de contenus, de l’autre c’est un coup de poker ! » Tout est finalement une question d’objectifs, car on attache aux micro-inflenceurs·euses les joies des campagnes plus ciblées sur des publics aux passions bien particulières, « parce que tout le monde n’aime pas le parkour par exemple ! » s’exclame Montironi.

La disparition des influenceurs·euses n’est donc pas pour demain. Tiffany Mitchel a un peu de répit pour panser ses blessures et trouver un moyen de regagner la confiance de ses fans. 


Couverture : Tiffany Mitchell