Le capitaine John Keay, maître d’un navire britannique baptisé Ariel, avait de bonnes raisons d’être fier de lui. Il avait mis la main sur la première cargaison de thé arrivée sur le marché du grand port chinois de Fuzhou, en 1866 – 560 tonnes issues de la première et de la seconde récolte, transportées au prix élevé de 7 £ la tonne : les meilleures feuilles de thé au monde. La cargaison lui avait été amenée dans des bateaux à fond plat, empaquetée dans plus de douze mille boîtes à thé confectionnées à la main, et chargée sous les ponts en un temps record de quatre jours. À présent, l’Ariel devait lever l’ancre à dix-sept heures, l’après-midi du 28 mai, faisant de lui le premier clipper à rentrer vers Londres cette saison. C’était un navire flambant neuf : « Ariel était une vraie beauté aux yeux de tous les marins qui la voyaient », écrivait Keay. « Toute en symétrie gracieuse et proportions harmonieuses de la coque, des mâts, des voiles et du gréement, elle flattait la rétine et provoquait l’admiration de tous, sans exception. Des vents très faibles suffisaient à la mettre en mouvement, et je pouvais placer en elle ma confiance absolue, comme dans un organisme vivant et hautement évolué. » L’Ariel était à n’en pas douter le fleuron des embarcations de son temps ; déployant une voilure stupéfiante de 26 000 pieds carrés, elle pouvait atteindre une vitesse de 16 nœuds, faisant d’elle un navire plus rapide que les bateaux à vapeur contemporains.

American Shipping off the Rock of Gibraltar (1873), oil on canvas, 70 x 58.5 cm

American Shipping off the Rock of Gibraltar
Ivan Aivazovsky, 1873

Mais l’avantage que Keay avait sur les autres clippers amarrés dans le port était minime, et l’Ariel n’avait pas de chance avec ses remorqueurs. L’Island Queen, le bateau à aubes engagé pour le remorquer, manquait de puissance pour le tirer au-delà du fleuve Min, contre la marée descendante. Échoués pour la nuit, Keay et les membres de son équipage furent contraints de rester à quai, regardant leurs rivaux s’empresser d’achever le chargement de leur cargaison avant de prendre le large. Ce soir-là, le navire rival Fiery Cross descendit la rivière, remorqué par un bateau plus puissant, traversant l’estuaire pour voguer vers l’est et gagner la mer de Chine. Keay était encore occupé à négocier le passage du banc de sable le lendemain matin lorsque deux autres clippers, Serica et Taeping, apparurent derrière lui. La Grande course du thé de 1866 – la plus excitante dans l’histoire du commerce avec la Chine – venait de démarrer.

L’ère de la navigation

Le thé était l’une des rares marchandises transportées à grande vitesse durant l’âge d’or de la navigation. Les autres cargaisons étaient soit trop encombrantes, soit trop peu précieuses pour valoir la peine de risquer la perte d’un navire et de son équipage lors d’une course à travers les tempêtes et les hauts-fonds de la mer de Chine méridionale, toutes voiles dehors, juste pour pouvoir accoster dans le port de Londres quelques heures ou quelques jours avant les autres. Mais à la moitié du XIXe siècle, la demande de thé frais était telle que le premier navire arrivé à bon port en partant de Fuzhou ou Shanghai pouvait recevoir une prime au moins équivalente à 10 % de ses marchandises, et un clipper ayant coûté entre 12 000 et 15 000 £ à construire pouvait revenir au pays chargé d’une cargaison d’une valeur approchant les 3 000 £ dès son premier voyage. Le commerce du thé datait de la moitié du XVIe siècle, alors que les Portugais avaient établi un avant-poste à Macao, à l’ouest de Hong Kong. Mais l’éloignement de la Chine et l’hostilité de ses empereurs à l’égard des marchands occidentaux, brûlant d’acquérir de la soie et des épices, fit que la boisson resta quasiment inconnue en Angleterre jusqu’à la restauration de Charles II en 1660. Lorsque la Compagnie britannique des Indes orientales, qui s’était assurée le monopole du commerce entre l’Angleterre et la Chine, voulut remercier le monarque en lui offrant du thé, ses agents durent fouiller Londres de fond en combles et ne parvinrent à dénicher que deux livres de feuilles de thé. Au cours du siècle suivant et bien encore après, le monopole incita la Compagnie à presser le retour des marchandises au pays. Mais il prit fin en 1834, et l’abrogation des Actes de navigation qui suivit – ces actes interdisaient l’import en Grande-Bretagne de biens n’étant pas transportés par des navires britanniques – encouragea la construction de navires marchands plus rapides et robustes. La compétition grandissante avec les États-Unis, dont les chantiers navals vendaient à présent des bateaux de qualité équivalente ou supérieure à celle de la fine fleur des vaisseaux britanniques, n’était pas étrangère au redoublement d’efforts ; non plus que le commerce florissant de l’opium, produit en Inde et vendu à Canton – l’une des rares marchandises transportées à bord de navires occidentaux pour laquelle il y avait un véritable engouement en Chine. Et puisque les compagnies faisant affaires avec la Chine étaient réticentes à l’idée de dépenser leurs trésors d’argent pour se procurer du thé, le commerce de l’opium fut largement plébiscité, bien que l’empereur Qing l’eut déclaré illégal sur ses dominions. La silhouette des clippers, qui leur valut le surnom de « lévriers de la mer », se révéla parfaitement adaptée à la livraison expresse des drogues chargées sur les navires britanniques le long des côtes chinoises.

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View of the Sea by Moonlight
Ivan Aivazovsky, 1878

Des centaines de clippers furent construits entre 1845 et 1875, principalement aux États-Unis et en Écosse, qui se mesuraient les uns aux autres en tentant d’arriver les premiers à bon port avec la cargaison de la nouvelle saison. Ces affrontements seraient bientôt nommés « Courses du thé » et largement médiatisés. Aujourd’hui, les clippers sont considérés comme l’apogée de la construction de voiliers durant l’ère de la navigation. Ils se distinguaient, tout d’abord, par le dessin racé des beauprés qui leur donnèrent leur nom, tendus vers le large selon un angle de 50° qui donnaient aux navires un air élancé et impatient, ainsi que, d’autre part, par leur maître-bau étroit et leur noble dessin de voiles. Sous la ligne de flottaison, ils affichaient de nouvelles lignes radicales, pourvus d’étraves tranchantes, d’une partie avant étroite, d’un long brion plat courant jusqu’au gouvernail de direction et d’une carène effilée – la pente d’où partent les lignes longitudinales et transversales de la coque depuis la quille centrale jusqu’aux flancs du bateau. Les armateurs de l’époque n’étaient pas vraiment des ingénieurs ; l’architecture navale restait le pré carré des marines, et les constructions des civils étaient basées sur l’instinct et l’empirisme. Certains constructeurs de clippers avaient peut-être eu vent de l’existence de l’ingénieur John Scott Russel et de sa théorie hydrodynamique, la première phrase mathématique moderne traitant de la relation entre le dessin de la coque et la vitesse de l’embarcation, mais on ne trouvait pas deux bateaux semblables sur un chantier, et bien souvent seul le temps pouvait dire lequel d’entre eux ferait des merveilles sur l’eau et lequel serait source de déceptions. Lorsque William Hall, le maître constructeur d’Aberdeen, qui avait conçu le prototype du clipper Scottish Maid en 1839, proposa d’éprouver son idée d’une proue plus effilée en mettant à l’eau un modèle dans un bassin de test, il provoqua des haussements de sourcils dans tous les autres chantiers de la ville. Mais la « proue d’Aberdeen » de Hall fit gagner de la vitesse aux navires sans en diminuer la capacité de charge. Un bateau construit selon ce dessin rencontrait beaucoup moins de résistance à son passage entre les flots. Au lieu de progresser selon une série de chocs et de sauts, vague après vague, immergeant parfois l’étrave du bateau et forçant l’équipage à réduire la voilure par peur d’être submergé, un clipper pouvait désormais fendre la houle sans effort. Cette innovation ne tarderait pas à être imitée. Les plus anciennes coques de clipper, malgré cela, évoluèrent indépendamment des avancées des États-Unis et de l’Écosse. Un navire marchand américain, le Rainbow, construit en 1845, est parfois décrit comme le premier modèle du genre, et son successeur immédiat, l’Oriental, fit sensation en ralliant Hong Kong depuis New York en seulement 81 jours, en 1850 – un record toujours inégalé. L’Oriental se vit immédiatement offrir un prix de 25 % plus élevé que le cours du fret pour être dépêché à Londres. Chargé de presque 1 650 tonnes de thé, le navire quitta Whampoa, le port du thé au nord de l’île de Hong Kong, le 27 août 1850, et mit les voiles vers le sud face aux moussons, atteignant le West India Dock de Londres le 4 décembre – tout juste 99 jours plus tard. Le vieux clipper à opium britannique Astarte, qui partit de Whampoa le jour suivant, mit un mois de plus à faire la traversée. Il fallut plusieurs années aux armateurs britanniques pour égaler l’Oriental, mais après cela, ils conçurent de nombreuses innovations afin de produire des bateaux du calibre de l’Ariel et de ses pairs, qui participèrent à la Grande course du thé de 1866.

Les secrets du clipper

L’essor du commerce avec la Chine vint couronner des siècles de tentatives et d’erreurs faites avec les mâts et les voiles, et la puissance qu’un clipper pouvait tirer d’un vent arrière toutes voiles dehors était bien plus grande que tout ce qu’on pourrait espérer d’un moteur à vapeur contemporain. Un clipper typique de la fin des années 1860 comptait trois mâts, chacun d’eux équipé (en regardant de bas en haut) d’une basse-voile, d’un double hunier, d’un ou deux perroquets, d’un catatois et d’une voile papillon. Certains capitaines, soucieux de garder l’avantage sur chaque once de terrain, pouvaient également déployer de petites voiles connues sous le nom de contre-catatois de perruche au sommet de chaque mât, et ajouter en supplément des voiles d’étai et des bonnettes, ainsi que des voiles de course sophistiquées portées très basses sur les flancs du bateau, proches la ligne de flottaison. Un navire aussi perfectionné que l’Ariel pouvait facilement déployer trente voiles ou davantage lors des conditions les plus favorables, et n’importe quel clipper prenant part à la Grande course du thé naviguait en moyenne à une vitesse de 11 ou 12 nœuds dans des conditions raisonnables, à une époque où la flotte à vapeur pouvait atteindre 8 ou 9 nœuds dans le meilleur des cas, nécessitant de faire le plein de charbon quatre ou cinq fois durant le voyage entre la Grande-Bretagne et la Chine.

L’Ariel gagnait également en vitesse, et les quatre bateaux passèrent ensemble Flores, dans l’archipel des Açores, le 29 août.

Un concepteur de clipper accordait également une attention particulière au lissage de la courbe à la poupe du navire. Cette pratique diminuait la friction et accroissait la vitesse de l’embarcation – mais elle comportait aussi des risques. D’un lissage trop parfait pouvait résulter une forme excessivement fine au-dessus de la ligne de flottaison, et par conséquent un défaut de flottabilité qui menait souvent le navire à être submergé par la crête des vagues. L’Ariel était l’un des nombreux bateaux à faire les frais de cette tendance, et après qu’il eût disparu en mer sans laisser de trace en 1872, il fut communément admis qu’une vague l’avait frappé par l’arrière et fait passer son timonier par-dessus bord. Sans une main cramponnée au gouvernail, le clipper aura coulé après s’être renversé sur son flanc, les vagues féroces l’engloutissant un instant plus tard. Les marins aguerris savent bien que le meilleur clipper au monde ne serait rien sans un capitaine préparé à manœuvrer durement à chaque instant du voyage. Les plus grands maîtres vivaient quasiment sur le pont durant les trois mois et demi de la traversée, et il est dit que les efforts incessants dont faisait montre Dick Robinson, le capitaine du Fiery Cross, augmentaient la vitesse de tous les navires qu’il manœuvrait d’un demi-nœud. Même les bateaux de conception plus classique étaient généralement chargés de manière à alourdir la poupe, étant considéré que le poids supplémentaire accroissait leur qualité de navigation. Une fois tout le thé rangé, l’équipage devait encore travailler dur pour répartir la cargaison de façon à s’assurer une vitesse optimale ; certains capitaines faisaient les choses avec plus de minutie encore. L’Ariel était connu pour garder sur le pont une énorme caisse de douze pieds de long, lestée par le plus lourd métal à disposition. Une fois en mer, le capitaine Keay regardait ses hommes s’échiner à traîner la caisse de droite à gauche jusqu’à ce qu’il fût satisfait de sa position, qui améliorait encore un peu à les performances du navire.

La Grande course du thé

Alors qu’il regardait le Fiery Cross s’éloigner en cette soirée de mai 1866, Keay devait réaliser qu’il lui faudrait faire appel à tous ses talents de navigateur pour remporter la Grande course du thé cette saison. Le vaisseau rival, construit six ans plus tôt, s’était illustré comme le plus rapide et le plus glorieux clipper du début des années 1860, tandis que l’Ariel devait encore faire ses preuves. Quoique légèrement plus petit que l’Ariel, le bateau s’éloignant à présent vers le crépuscule de la mer de Chine affichait d’élégantes lignes qui faisaient de lui un bateau d’une excellente tenue face au vent, et son capitaine, Robinson, l’avait affublé de toutes sortes d’équipement, incluant un dispositif d’enroulement qui améliorait l’efficacité de ses voiles. Plus important encore, Robinson était un concurrent très expérimenté qui avait remporté les éditions 1861, 1862, 1863 et 1865 de la Grande course du thé à bord du Fiery Cross, n’étant battu en 1864 que par le Serica, tout juste sorti du chantier. Le départ précipité de l’Ariel l’avait rendu si anxieux qu’il avait mis les voiles dès que sa cargaison avait été chargée, laissant ses papiers à quai et oubliant de signer les connaissements officiels – gagnant ainsi 12 heures sur le Taeping et le Serica, dont le capitaine George Innes était alors entré dans une furie apoplectique. Les quatre participants firent route vers l’est pour contourner la côte nord de Formose (aujourd’hui rebaptisée Taiwan), puis entamèrent une courbe vers le sud. Parfois, ils étaient si proches les uns des autres que l’équipage d’un navire pouvait apercevoir les hommes de son poursuivant par-delà les flots, déployant alors plus de voiles ou corrigeant l’assiette de leur bateau pour grappiller un quart de nœud de plus. Mais la plupart du temps, les clippers rivaux naviguaient seuls. Le Fiery Cross fit bon usage des 14 heures d’avance qu’il avait pris sur l’Ariel dans l’estuaire du fleuve Min, et atteignit Anjer, à la sortie de la mer de Chine, seulement vingt jours après avoir quitté Fuzhou. Le Taeping et l’Ariel avaient deux jours de retard sur le navire du capitaine Robinson, et le Serica ne passa la ville qu’un jour plus tard. Mais le climat dans l’océan Indien et autour du Cap de Bonne Espérance se stabilisa et permit aux quatre voiliers de réaliser de bons temps, l’Ariel parcourant 317 miles en une journée et le Fiery Cross 328. Lorsque l’île de Sainte-Hélène se dessina à l’horizon, le capitaine du Taeping, Donald MacKinnon, détenait une courte avance de 24 heures sur le Fiery Cross, et deux jours sur l’Ariel et le Serica.

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Stormy Sea at Night
Ivan Aivazovsky, 1849

Trois des quatre rivaux étaient des navires composites, faits de bois sur un cadre de fer, mais le Serica était plus léger, exclusivement construit en bois, et il était doté de lignes plus fines que le Taeping. Son capitaine, Innes, était célèbre pour son tempérament volcanique et, à la faveur des vents plus légers soufflant près de l’équateur, il rattrapa MacKinnon. L’Ariel gagnait également en vitesse, et les quatre bateaux passèrent ensemble Flores, dans l’archipel des Açores, le 29 août. Le vent resta stable, soufflant du sud-est, alors que les concurrents traversaient la mer Manche. Ils formèrent progressivement une ligne, la chance ou la détermination favorisant légèrement l’Ariel et le Taeping. Toujours ensemble après 97 jours de traversée, les deux navires en tête remontèrent la Manche en gardant l’autre bien en vue, filant tous deux à près de 14 nœuds le plus clair de la journée, jusqu’à ce qu’ils franchissent la ligne d’arrivée non-officielle de la Grande course du thé. À huit heures du matin le 6 septembre, l’Ariel fut repéré par des témoins depuis la côte, l’équipage à son bord clamant sa victoire, et moins de dix minutes plus tard, le Taeping fut en vue, décrochant ainsi la seconde place de la course. Le Serica avait près de deux heures de retard sur eux, et le Fiery Cross totalisa 36 heures de retard sur l’Ariel, laissant le capitaine Robinson humilié et malheureux. Même alors, les concurrents semblaient réticents à l’idée d’abandonner la course. Keay ne pouvant s’offrir le dernier remorqueur, le Taeping accosta dans les docks de Londres 25 minutes avant l’Ariel. Keay et MacKinnon s’accordèrent pour partager la prime de 10 shillings par tonne accordée au premier navire arrivé à bon port chaque saison. La Grande course du thé de 1866 fit forte impression dans les cercles sportifs et nautiques de Grande-Bretagne. L’Ariel et le Taeping avait quitté Fuzhou ensemble et étaient arrivés au pays, de l’autre côté du globe, presque coque contre coque, l’Ariel ayant seulement été 0,00007 % plus rapide que son rival ! La Grande course du thé ne fut jamais plus aussi serrée durant ses trente années d’existence.


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Great Tea Race of 1866 ». Couverture : The Billow, Ivan Aivazovsky, 1889.