« Une dame m’a un jour demandé si je croyais aux fantômes et aux apparitions. Je lui ai répondu avec honnêteté et simplicité : “Non madame ! J’en ai déjà vu bien trop de mes propres yeux !” »

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Samuel Taylor Coleridge
Portrait de l’auteur âgé de 42 ans
Washington Allston, 1814

Cet échange, consigné par Samuel Taylor Coleridge en 1809, est bien plus qu’une simple démonstration de répartie : il se fait l’écho d’un questionnement qui hantait le poète depuis l’enfance, et auquel il retournerait régulièrement aussi bien dans ses écrits publics que privés. Comme on pouvait s’y attendre, le livre ultime qu’il avait promis d’écrire ne vit jamais le jour. Pourtant, au fil des années, à travers des fragments et des éclats occasionnels, Coleridge a développé une psychologie des fantômes, des apparitions et des visions considérablement plus ambitieuses que beaucoup d’autres avant elle. Il n’avait pas pour objectif de prouver que le surnaturel était « réel ». Il était plutôt d’avis que l’investigation rationnelle d’événements miraculeux constituait, entre autres, une « arme contre la superstition ». Pour autant, il nourrissait une aversion semblable envers ceux qui ne voyaient dans les expériences spectrales que l’expression des failles et des faiblesses d’esprits candides. Pour lui, les événements apparemment surnaturels prouvaient bien davantage : ils renfermaient la clé de la compréhension des mystères de l’imagination et des pouvoirs dont l’esprit faisait montre pour sculpter lui-même la réalité.

Le spectre de M. Dennison

Sa réponse à la dame anonyme – publiée plus tard dans son journal intitulé L’Ami – est apparue pour la première fois dans un carnet de notes à la date précise du dimanche 12 mai 1805, à minuit. Ce soir-là, Coleridge s’était assoupi sur une table de la bibliothèque de la rue Treasury, à La Valette, sur l’île de Malte, lorsqu’il avait ouvert les yeux pour voir un homme qui n’était pas là. Coleridge s’était exilé lui-même à Malte l’année précédente, pour briser le cercle vicieux de sa dépendance à l’opium et se remettre de son mariage raté. Cet environnement majestueux s’ajoutait au fait que, pour l’unique fois de sa vie, il avait un emploi stable et important : il était le secrétaire public du gouverneur de l’île, avec à sa charge la rédaction de rapports stratégiques sur la Méditerranée à destination de la Marine anglaise.

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Les rives de La Valette
Capitale de l’île de Malte
Crédits : Paul Stephenson

Comme à son habitude, il avait passé la soirée en société parmi les diplomates et les fonctionnaires, dont un autre secrétaire du nom de M. Dennison – qui lui avait souhaité bonne nuit dix minutes plus tôt. Coleridge songeait à rentrer à son tour, mais il avait finalement piqué du nez. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit M. Dennison toujours assis à la table, en face de lui. Il referma les yeux, à la fois circonspect et l’esprit lourd de sommeil, et lorsqu’il les ouvrit à nouveau, il réalisa qu’il était en présence d’une vision éveillée. Il comprit alors que ce M. Dennison qu’il venait de voir était une illusion d’allure spectrale, une tête et des épaules suspendues dans les airs comme le sourire du chat du Cheshire. Celui qu’il voyait à présent était une représentation complètement formée. Pourtant, en se secouant pour se réveiller et l’observer plus en détails, il réalisa qu’elle était, en quelque sorte, moins substantielle que l’homme lui-même. L’image était fine et clairsemée, comme vue à travers un fin rideau de fumée, ou « comme un visage dans l’eau claire d’un ruisseau ». Alors qu’il se concentrait un peu plus encore, la table devant l’apparition et les bibliothèques derrière elle parurent plus solidement réelles. Pourtant, l’apparition conservait un « genre de forme et de couleur distinctes », qui donnaient le sentiment d’une illusion superposée sur son environnement par une ruse optique.

Coleridge omit une autre possibilité, que beaucoup de commentateurs modernes invoqueraient comme la plus essentielle de toutes : l’opium.

Coleridge saisit son carnet de notes et, « sans laisser passer plus de trois minutes », commença à écrire frénétiquement afin de retranscrire chaque détail de l’apparition pendant qu’elle était encore fraîche dans son esprit. Pendant qu’il prenait ses notes, il commença à remarquer devant lui des formes qui évoquaient l’apparition à présent disparue. Sur la table, dans l’angle de vue où le spectre de M. Dennison s’était matérialisé, il y avait une flasque de Porto en verre recouverte de cuir, qui avait étrangement forme humaine. Cet indice lui permit de déduire que « cet homme aux larges épaules, hypocondriaque et porté sur la bouteille, avait clairement joué un rôle dans l’apparence de l’illusion ». La chaise face à lui, également tapissée de cuir et dont les rebords cloutés de métal reflétaient la lumière, formait elle aussi une silhouette qui venait encadrer celle de la bouteille. Alors qu’il se concentrait sur ces détails, l’apparition commença à se reformer faiblement, bien que cette fois, il « interrompit le charme avant qu’elle ne prenne une forme reconnaissable ». Mais dans cette affaire, il y avait autre chose à l’œuvre qu’un simple jeu de lumière, d’ombres et de perspectives : Coleridge était pleinement conscient qu’une composante psychologique était de la partie. Il n’y avait pas eu de spectre terrifiant ou de fantôme assoiffé de vengeance. Cela n’avait rien provoqué en lui de plus que de la curiosité et une fascination esthétique. C’était sûrement l’expression de son propre état d’esprit au moment où il l’avait observé : il avait « pris plaisir à savourer l’aspect philosophique des choses » plus qu’il n’en avait été effrayé. L’illusion se serait-elle développée différemment si les poils de ses bras s’étaient involontairement dressés ? Et pourtant, alors qu’il examinait son état, il lui apparut que « l’état du cerveau et des nerfs, soumis au stress et à l’agitation » avait pu aussi jouer un rôle dans le phénomène. Coleridge mettait rarement longtemps pour identifier la source d’un malaise nerveux, et le soir du 12 mai 1805 ne fit pas exception : le jour précédent, il avait été méchamment secoué lorsque trois chiens sauvages l’avaient pris en chasse dans les rues de La Valette, l’un d’eux plantant ses crocs dans son mollet gauche. Cette vision curieusement placide pouvait-elle être un tour que lui aurait joué son esprit, perturbé par un stress traumatique temporairement passé inaperçu mais soudain révélé alors qu’il se trouvait dans un état de tranquillité contemplative ? Les causes et les composantes de la vision seraient alors à rechercher aussi bien dans l’environnement extérieur que dans le théâtre intérieur de l’esprit de l’observateur. Mais Coleridge omit une autre possibilité, que beaucoup de commentateurs modernes invoqueraient comme la plus essentielle de toutes : l’opium.

Vapeurs d’opium

À ce stade de sa vie, la dépendance narcotique de Coleridge n’était pas encore connue de tous, et ce n’est que lorsqu’il fût démasqué par son protégé Thomas de Quincey, accro lui aussi, que sa réputation et sa légende devinrent inséparables de la drogue. Mais son usage important de Kendal’s Black Drop, son infusion de laudanum super-fortifiante favorite, avait débuté dans le Lake District au cours de l’hiver 1801, et sa tentative de s’en sevrer sous le soleil méditerranéen ne rencontra au mieux qu’un succès mitigé.

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Fleur de pavot
Le secret de l’opium
Crédits : Anne Worner

Le voyage avait bien commencé, les somptueux paysages et l’air du large suffisant à le distraire de son remède. Mais les orages, le mal de mer et sa cabine exiguë avaient mis ses nerfs à rude épreuve et l’avaient finalement contraint à la prise de doses régulières : il s’était senti devenir peu à peu le corps ambulant hanté de cauchemars de ce qui était alors considéré comme son œuvre référence, La Complainte du vieux marin. Arrivé à Malte, le changement de décor et les paysages exotiques l’avaient incité à adopter un régime salutaire fait de marches dans la campagne et de vie saine. Mais à l’hiver, il avait replongé de plus belle, alternant entre ses journées d’affaires diplomatiques prospères et des nuits de laisser-aller vautrées dans l’alcool, les narcotiques et une foule de rêves macabres. Lorsqu’il s’assoupît sur la table de la bibliothèque à minuit, il y a fort à parier qu’il était complètement défoncé. Et cependant, la vision spectrale de M. Dennison, sous le regard éveillé de Coleridge n’est pas typique des effets de l’opium, qui ont tendance à se manifester par des rêveries intérieures plutôt que par des intrusions hallucinatoires dans la réalité – plus communément atteintes par la prise d’autres substances psychoactives. À ce stade, à en juger par la foule de notes douloureuses qui noircissent ses carnets, les conséquences psychiques des drogues pour Coleridge se manifestaient sous la forme de cauchemars qui le faisaient se réveiller régulièrement en sueur, hurlant et cherchant de l’air, avec le souvenir d’avoir été poursuivi, brûlé vif, mutilé ou infecté de maladies affreuses. Il n’associait pas ces rêves à son usage de l’opium et dans ces moments-là, il avait même tendance à augmenter les doses, dans l’espoir de retrouver un sommeil profond. L’effet secondaire de l’opium qu’il appréhendait consciemment le plus était la constipation, ses spasmes dévastateurs pour les intestins, et l’angoisse et la honte qui accompagnaient le seul remède efficace : les lavements. Mais ces périodes d’usage d’opium à très haute dose produisaient bien des effets visuels, grouillant à la périphérie de ses visions. Durant les étapes ultérieures de son voyage maltais, il rapporta avoir vu dans les vêtements de sa cabine des visages lui lançant des regards mauvais, et les voilures qui claquaient dans le vent étaient pour lui des poissons suffocants qui se débattaient en vain sur le pont. L’opium peut ne pas constituer l’unique explication des visions de Coleridge, mais il aurait dû l’inclure dans sa liste cependant tout à fait exhaustive. La note de son carnet qui commence par l’agonie de cette apparition se conclue par une résolution : il prendrait des notes similaires chaque fois qu’un événement de ce type se produirait. « J’ai eu, si souvent eu des expériences similaires, écrivait-il, que j’ai décidé d’en consigner ici les moindres détails à chaque nouvelle manifestation. » Il commença également à enquêter sur des miracles et d’autres manifestations surnaturelles qu’il trouvait analogues à la sienne, et à développer une théorie qui pourrait les expliquer. À l’époque comme de nos jours, il existait principalement deux écoles de pensée, et il n’adhérait complètement à aucune des deux. La première était une foi religieuse qui affirmait que les miracles étaient l’œuvre de Dieu et qu’ils permettaient aux lois de la nature d’être outrepassées, dans des circonstances particulières, afin de contribuer à Sa gloire. C’était un point de vue qui avait été délicatement écarté par les philosophes des Lumières comme David Hume, dont l’essai « Des miracles » avançait l’idée que si les miracles étaient par définition impossibles, on ne trouverait jamais de preuves suffisantes pour démontrer leur existence.

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L’entrée dans la poésie moderne
La Complainte du vieux marin, 1798
Gustave Doré, 1876

Coleridge avait également lu des philosophes allemands tels que G.E. Lessing, qui allait plus loin en disséquant la transmission des miracles à travers un processus de téléphone arabe, transformant des témoignages anonymes à la première personne en récits inspirants et pieux. Bien que non dénué de conviction religieuse, Coleridge avait toujours pris le parti des rationalistes plutôt que celui de la croyance aux miracles, qui représentait pour lui les aspects irrationnels et obscurantistes d’une foi ayant besoin de justifier son autorité en termes rationnels face à l’avènement de la modernité. Mais le zèle qu’il employait à déboulonner les croyances était tempéré par sa curiosité vorace envers les expériences visionnaires, et peut-être par un soupçon d’envie éprouvé à l’égard de ceux qui avaient touché l’immortalité du doigt en rapportant leurs visions au monde. Il était d’accord avec les critiques qui arguaient que les mystiques prenaient leurs mondes intérieurs pour des divinités extérieures, mais il ne voulait pas débarrasser l’univers des miracles : il cherchait plutôt des façons de les inclure à travers une nouvelle perception de leur nature. C’est pour cette raison qu’il n’adhérait pas non plus à l’alternative rationnelle à la foi religieuse. Cette théorie, développée par des philosophes tels que John Locke, reléguait les miracles et les expériences surnaturelles au rang de bêtes erreurs de cognition, de perceptions faussement associées dans l’esprit et teintées de souvenirs, de fables et d’imagination. Pour Coleridge, cette théorie accordait trop peu de crédit à l’esprit, et bien trop à une conception austère de la réalité. Il voulait trouver une explication qui ne se bornerait pas à réduire de telles expériences à des illusions de la perception : une explication qui, comme lors de la vision qu’il avait eue de M. Dennison, permettrait d’explorer le rôle actif joué par l’imagination dans leur création. Il se mit, comme il le faisait plus souvent qu’à son tour, à employer un terme de son invention pour qualifier ces expériences : « supersensitif » – peut-être une tentative de traduction du mot allemand übersinnlich, conçu par le mystique Jacob Boehme et utilisé par Goethe dans son Faust. « Surnaturel » était un terme aux prétentions immenses et injustifiables, qui sous-entendait que nous possédions une connaissance absolue des lois de la nature et que nous étions en mesure de déclarer que les expériences que nous qualifiions de miracles et d’apparitions sortaient de ce cadre. « Supersensitif », en revanche, ne faisait qu’affirmer que ces expériences allaient à l’encontre de nos lois de la perception et du consensus sur le réel, sans porter de jugement sur leur statut final. Certaines autres inventions similaires de Coleridge, comme « psychosomatique », sont entrées dans le langage commun et nous les utilisons toujours aujourd’hui. Cela n’a pas été le cas du terme « supersensitif », mais il l’aurait peut-être mérité.

La fructueuse matrice à fantômes

Quatre ans après sa prise de notes à Malte, Coleridge réalisa sa tentative la plus ambitieuse de décrire ce nouveau territoire, dans deux essais conjoints. Le premier passait au crible de son examen psychologique l’un des événements « surnaturels » les plus célèbres du canon du christianisme ; le second, dans un style coleridgien typique, ramenait le sujet à lui-même et à son introspection détaillée.

Le fait que Luther fût « assailli par les tentations de la chair et du démon » était dû à l’irruption soudaine d’un luxe auquel il n’était pas accoutumé.

Le premier essai portait le titre de « Luther’s Visions in the Warteburg », et examinait en détails l’un des mythes fondateurs du protestantisme : Martin Luther, emprisonné dans le château de Warteburg en 1521, avait été visité par le Diable alors qu’il traduisait l’Ancien Testament en allemand, et l’avait chassé en lui jetant un encrier dessus. Coleridge lui-même avait visité le château, dominant la ville d’Eisenach depuis le haut de sa colline. On lui avait montré la tache noire indélébile à l’endroit où l’encre de Luther avait frappé le mur et où « la supposée miraculeuse tache avait défié tous les pièges des brosses à récurer pour demeurer un signe, à tout jamais ». Coleridge laissait volontiers le lecteur seul juge quant à savoir si « le grand homme avait vraiment jeté son encrier à sa Satanique Majesté » – il se proposait seulement de faire l’anatomie de la vision de Luther, comme il l’avait fait pour la sienne. Il commença, comme souvent dans ses enquêtes auto-centrées, par l’estomac. Luther ne souffrait pas de la faim dans le donjon. Au contraire, il était « traité avec toutes les attentions », y compris avec un régime alimentaire bien plus riche que celui auquel il était habitué et qui « avait commencé à miner sa santé auparavant incroyablement solide ». Il prit note de « nombreux et alarmants effets dus à des indigestions », que Coleridge s’empressa d’identifier – « les effets conjoints d’une digestion déréglée chez des hommes sédentaires qui sont aussi d’intenses penseurs » –, pour ensuite extrapoler en expliquant le fait que Luther « était assailli par les tentations de la chair et du démon » par l’irruption soudaine d’un luxe auquel il n’était pas accoutumé. Les conséquences nerveuses de ses indigestions auraient été très prononcées, comme l’étaient celles de Coleridge, dans son « demi-sommeil inconscient, ou plutôt dans ces alternances de sommeil et d’états de semi-éveil qui constituent l’instant crucial », ou, en d’autres termes, « la fructueuse matrice à fantômes ». Dans ces moments-là, Luther – tout comme l’auteur dans le salon de La Valette –, pouvait « avoir une vision globale de la pièce dans laquelle il se trouvait assis », percevant clairement les murs, le sol, l’écritoire, la plume, le papier et l’encrier, « en même temps qu’une image mentale du diable, suffisamment vivace pour avoir acquis une apparence extérieure » superposée contre l’arrière-plan, dont les tons et les contours subtils et changeants suggérèrent possiblement à Luther, non pas une illusion, mais une origine surnaturelle. Cette explication manque de subtilité multifactorielle, contrairement aux dissections que Coleridge avait fait de ses propres visions, et il semble que certains lecteurs lui ont adressé des remarques en ce sens, car cet essai fut suivi par un second dans lequel il s’excusait – « la théorie sur les apparitions de Luther était peut-être trop brièvement exposée dans l’essai précédent » – et ajoutait, avec une touche comique d’auto-apitoiement : « Je veillerai à rendre ma théorie sur les fantômes plus claire, pour ceux de mes lecteurs qui ont la chance de la trouver obscure grâce à leur bonne santé et à leurs nerfs solides. »

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Le feu par la fenêtre
L’expérience de Coleridge
Crédits : Brooke Raymond

C’est ici qu’il fait une délicieuse description d’un effet d’optique qu’il pouvait observer régulièrement lorsque le crépuscule hivernal tombait sur son bureau de Keswick, et que le feu qui dansait dans l’âtre, se reflétant dans la fenêtre, commençait à se superposer contre le lac sombre et la vallée qui s’étendaient dehors. Le feu apparaissait progressivement alors que la lumière du jour s’estompait, comme suspendu au loin dans le paysage. À mesure que l’obscurité grandissait, il semblait se rapprocher et devenir plus imposant, jusqu’à la venue de la nuit noire, quand « la fenêtre devenait un miroir parfait, donnant simplement l’impression que les livres garnissant mes étagères étaient imprimés d’étoiles ». C’était là un mécanisme optique qui pouvait selon lui expliquer le « fantôme issu de l’esprit de Luther », qui pouvait avoir joué un rôle dans la fructueuse matrice à fantômes : l’encrier, comme la flasque de Porto à Malte, pourrait avoir été un détail de l’arrière-plan jusque là ignoré mais qui n’en aurait pas moins eu « une considérable influence sur la conception du démon et de l’acte hostile grâce auquel sa visite importune fût repoussée ». À cet effet d’optique doit toujours s’ajouter la prise en compte de l’état d’esprit de l’observateur, et la prédisposition humaine à vouloir attribuer du sens aux choses. « Si nous nous trouvons par exemple dans un état d’anxiété, le gazouillis d’un ruisseau peut sembler être la voix d’un ami dont nous attendons des nouvelles, qui nous appelle par notre prénom. » Ce ne sont pas de simples erreurs de perceptions. Ce sont les produits de nos esprits, qui travaillent sans relâche, inconsciemment, à donner forme à la réalité qui nous entoure. Les visions supersensitives sont le moment où nous surprenons leurs petits tours constants mais d’habitude insoupçonnés.

En suspens

Par ces quelques ajouts, Coleridge se rapprocha du début d’une théorie unifiée, la grande « loi de l’imagination », selon laquelle « une ressemblance partielle a tendance à devenir une ressemblance globale » : le cerveau est constamment occupé à reconnaître, répliquer, étendre, improviser et combler les trous. Dans les circonstances adéquates, de simples flasques et d’humbles encriers peuvent prendre la forme d’êtres humains ou d’entités démoniaques, et à ce stade ils peuvent faire tout ce qu’on attend de ces entités : marcher, parler, porter des robes du soir ou faire frétiller leur queue pointue. Les visions ne sont pas des aberrations, mais un aperçu des façons dont l’esprit est toujours en train d’improviser et de tisser une réalité plausible à partir des fragments dont il dispose, dans une quête sans répit pour trouver des schémas correspondants aux cases établies par la mémoire et les croyances.

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Il découla bien davantage de tout cela, rien de moins qu’une nouvelle forme de psychologie, mais après avoir excité son esprit et celui du lecteur, Coleridge annonça à contrecœur qu’il était incapable de lui rendre justice. « J’ai longtemps souhaité pouvoir consacrer un travail entier aux rêves, aux visions, aux fantômes et à la sorcellerie, insiste-t-il, et j’ai effectivement un livre rempli de récits de ces phénomènes, dont beaucoup représentent des faits et des informations intéressants sur le plan psychologique. Cela représente un matériau précieux pour l’élaboration d’une théorie sur la perception et sa dépendance à la mémoire et l’imagination. » Mais la mort de son collaborateur, le talentueux et tragique Tom Wedwood, hériter du potier, rendit le projet trop douloureux à poursuivre – ou peut-être Coleridge était-il trop conscient du fait que ses aperçus se limitaient à des flashs et des fragments qu’il parvenait à lier les uns aux autres dans son esprit avec plus ou moins de conviction, mais qu’il avait peur de voir s’écrouler s’il tentait de les ordonner dans un ouvrage.

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Kendal’s Black Drop
Le fameux remède à base d’opium

Pourtant, si Coleridge abandonna ses travaux directs sur les fantômes et les visions, ses recherches ultérieures se nourrirent néanmoins du flot constant de sa théorie sur l’imagination, et particulièrement de ses implications en matière de poésie, de littérature et de théâtre. « Dans certains rêves, notait-il, la créature la plus insipide peut devenir Shakespeare. » Mais comment ces effets supersensitifs, créés richement et sans transition par l’esprit, peuvent-ils être retranscrits après coup par l’écrivain ? Il continua de développer l’idée que l’imagination n’était pas qu’un processus mécanique, mais organique, où les idées et les pensées étaient diffusées, réagencées et recréées. Son analogie préférée était celle d’une plante, d’une qui se développe à partir d’une petite graine pour se révéler plus magnifique que la somme de ses parties, transcendant les énergies qui l’ont produite et évoluant vers sa propre vie intérieure. Ces recherches l’amenèrent à créer son expression la plus persistante, la « suspension consentie de l’incrédulité », que le poème ou la pièce doit évoquer pour permettre au lecteur ou au spectateur de croire aux personnages ou aux scènes « surnaturels, ou tout au moins romantiques ». L’effet est atteint par un mélange de mise en scène extérieure et de préparation minutieuse et souvent subconsciente des attentes de l’imagination de l’audience. Ces conditions, comme celles qui précèdent les visions éveillées, s’allient pour rendre le spectateur réceptif aux effets supersensitifs qui sortent du confinement habituel de la réalité. La « grande loi de l’imagination » de Coleridge n’a jamais été codifiée, mais jamais complètement abandonnée non plus : elle demeura seulement dissimulée dans ses théories littéraires où elle végéta, s’hybrida et absorba de nouvelles substances. Elle émergea sous le nom de « suspension consentie de l’incrédulité » : la contraction subliminale du sujet et de l’objet qui permet à l’observateur de faire entrer en scène sa propre imagination pour définir un juste milieu entre le scepticisme et la croyance, et donc de transformer l’illusion en réalité lorsqu’il lit « Kubla Khan », qu’il assiste à une représentation de Hamlett ou qu’il observe sereinement l’apparition de M. Dennison à la table d’une bibliothèque.


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret d’après l’article « The Fruitful Matrix of Ghosts », paru dans le Times Literary Supplement. Couverture : Un champ de pavot. Création graphique par Ulyces.