Takeoff est mort à 28 ans. C’est avec cette information que les fans et acteurs du milieu du rap se sont réveillés mardi matin, choqués et émus par la nouvelle. « Plus rien n’a de sens. Plus rien du tout. », a tweeté le réalisateur Cole Bennett, qui a travaillé avec Takeoff sur plusieurs clips. 

De son vrai nom, Kirshnik Khari Ball, Takeoff a été assassiné au 810 Billiards & Bowling, au 1201 San Jacinto Street, à Houston, lors d’une soirée privée organisée le soir d’Halloween. Une altercation a éclaté entre Quavo et un individu non identifié à propos d’une partie de dés. « À 2 h 34 du matin, des officiers ont reçu un appel pour une fusillade en cours », raconte le chef de la police de Houston Troy Finner. Si Quavo n’a pas été blessé, Takeoff a pris deux balles perdues, dont une dans la tête qui a causé sa mort. « J’ai reçu de nombreux appels de Houston et de l’extérieur et tout le monde m’a dit que c’était un super garçon, qu’il était pacifique. Quel grand artiste. », ajoute Finner. 

Un grand artiste en effet qui a marqué le monde de la musique et la pop culture accompagné de son oncle Quavo et de son cousin Offset. Retour sur le phénomène Migos, de son ascension à sa chute.

Le temps semble suspendu dans les montagnes de Santa Monica en cet après-midi de printemps. La température avoisine les 25°C sous le soleil californien, et pas un nuage ne vient encombrer l’azur où planent des buses en quête de gourmandises à se mettre sous le bec. En contrebas, Calabasas somnole. C’est l’heure de la sieste dans les collines arides qui servent d’enclave à The Oaks, la résidence surveillée la plus hype d’Amérique. Drake, Kanye West, J-Lo et la famille Kardashian y ont tous élu domicile, se cloîtrant dans d’exubérantes villas où s’entassent voitures de sport et piscines turquoise. C’est aussi là que vit Justin Bieber, dans une hacienda de plus de 800 m² située le long du bien nommé Prado del Grandioso.

Juste de l’autre côté de la route, dans une villa toute en colonnes et fresques d’inspiration Renaissance, on ne dort pas. La brise porte la rumeur de basses puissantes et d’un refrain entêtant, qui sourdent de l’intérieur de la demeure baroque. « Versace, Versace, Versace…  Versace, Versace, Versace… »

Les rappeurs de Migos sont ici pour tourner le clip d’un morceau qui deviendra rapidement iconique, après que Drake en fera un remix au mois de mai 2013 et qu’il servira d’hymne aux défilés de la maison de haute couture italienne. Mais pour l’heure, nous sommes le 9 avril et Drake est loin d’ici, accaparé par l’enregistrement de son album Nothing Was the Same. Quavo et Takeoff répètent un plan inspiré de La Cène, accompagnés du producteur du morceau Zaytoven.

Pour « Versace », le réalisateur Gabriel Hart, autoproclamé « The Video God », a vu les choses en grand. « On ne pouvait pas faire un clip de tier-quar pour parler de Versace », raconte-t-il. « La mode a fait un come-back en force dans le hip-hop, grâce à la jeune génération. » C’est pourquoi le groupe a fait le voyage depuis Atlanta, en Géorgie, pour passer une journée dans le décor de rêve qu’offre le havre ultra-sécurisé des icônes de la pop culture américaine. Pour remplir ses cadres de délices, Hart entasse devant la caméra une vingtaine de mannequins de l’agence NEXT, de magnifiques ensembles et parures Versace, des liasses de billets, des bouteilles de vodka fluorescentes importées de France, et un guépard… pour le panache.

Sorti en septembre de la même année, le clip fait un carton – il compte plus de 20 millions de vues sur YouTube – et marque le début de l’ascension de Migos vers le succès. La propriétaire de la villa, dont la ressemblance avec Donatella Versace frappe le réalisateur, fait une brève apparition dans le clip : l’illusion fonctionne et la presse s’emballe. « Pourquoi on ne pourrait pas vivre dans des châteaux et être acceptés par tout le monde ? » interroge Gabriel Hart. « Moi je dis qu’on peut. »

En 2013 déjà, c’était une question de culture – de cross plutôt que de clash. Aux critiques qui s’en sont pris à Miley Cyrus pour s’être appropriée la culture trap avec son album Bangerz, produit par le beatmaker d’Atlanta Mike WiLL Made-It, le vidéaste répond qu’il n’a que respect pour leur travail. Son clip lui rend hommage durant la séquence « Hannah Montana ». Depuis « Versace » jusqu’à la sortie de leur album Culture le 27 janvier dernier, l’univers de Migos n’a cessé d’infiltrer la culture contemporaine.

Mais pour y parvenir, le trio n’a fait aucune concession à la pop mainstream. En 2016, ils ont trôné au sommet du Hot 100 de Billboard avec « Bad and Boujee », pur produit de la culture trap d’Atlanta qu’ils ont réussi à globaliser.

Nawf

Quavo (Quavious Keyate Marshal), Takeoff (Kirshnik Khari Ball) et Offset (Kiari Kendrell Cephus) ont tous les trois grandi à Lawrenceville, une banlieue du comté de Gwinett située à 30 minutes au nord-est d’Atlanta. Une zone qu’on appelle généralement le Northside – le Nawf, dans l’argot du trio. Migos est une affaire de famille : Quavo est l’oncle de Takeoff, et Offset est le cousin de Quavo. Petits, ils passaient tout leur temps ensemble, à l’école comme en dehors, vivant sous le même toit chez la mère de Quavo. Ils l’appellent tous les trois maman. À l’adolescence, deux éléments déterminants viennent se greffer à la situation initiale : la drogue et le rap.

Dans les années 1990, le trafic de drogue se répand comme la peste dans les rues de la métropole d’Atlanta. Pour y faire face, la police locale crée en 1995 une unité spéciale baptisée Atlanta HIDTA, pour High Intensity Drug Trafficking Area, « zone de trafic de drogue à haute intensité ». Les organisations criminelles mexicaines sévissent dans les banlieues pauvres de la ville, profitant d’une vague d’immigration latino-américaine dans la région. Ils trafiquent la marijuana, la cocaïne, la méthamphétamine et l’héroïne par kilos dans les quartiers, installant leurs stocks, leurs points de vente et leurs réseaux dans les zones résidentielles ou industrielles les plus touchées par la misère. Les maisons abandonnées y sont légion et servent de camp de base aux dealers, qui les appellent les bandos (pour abandoned houses).

Ils dealent le jour, jamment la nuit, et se débarrassent de leur premier blase en 2010 pour se rebaptiser Migos.

Quand le trio commence à rapper en 2009, concoctant ses premiers sons dans le sous-sol de la maison de mama, le groupe se fait appeler The Polo Club. « Il y avait plein de clubs de polo à Atlanta quand on était gamins », se souvient Offset. Lui et Quavo ont 18 ans à l’époque – Takeoff a trois ans de moins qu’eux – et veulent devenir des hustlers : brasser du cash en dealant pour collectionner les filles et les belles voitures. Pour la musique comme pour la drogue, il faut commencer au bas de l’échelle. Mais dans les deux milieux, les perspectives d’avenir sont étincelantes pour qui réussit dans la région : la deuxième moitié des années 2000 sourit aux rappeurs comme aux trafiquants d’Atlanta.

D’après la DEA, les autorités ont fait main basse sur environ 70 millions de dollars liés au trafic de drogue à Atlanta en 2008 et davantage l’année suivante, surpassant toutes les autres grandes métropoles du pays. « Dans le comté de Gwinnett, les trafiquants de drogue peuvent se fondre dans le décor », explique à l’époque le procureur local Danny Porter à CNN. « Nous devons mettre en place de nouvelles tactiques pour combattre la présence de ces organisations » – à savoir les cartels mexicains de Sinaloa et du Golfe. Ils remplissent le vide laissé par une autre organisation criminelle d’Atlanta, la Black Mafia Family (BMF), qui s’était lancée dans l’industrie du hip-hop pour couvrir ses activités illégales d’un paravent doré.

Lorsqu’il est arrêté en 2008, son fondateur, Demetrius « Big Meech » Flenory, est déjà une légende urbaine. Une autre légende est en marche tandis que The Polo Club fait ses premiers pas : Gucci Mane en est à son sixième album studio et définit le son trap, le beatmaker emblématique Zaytoven à ses côtés. Les trois ados ont des exemples pour guider leurs pas, du temps et l’envie de percer d’une manière ou d’une autre. Ils dealent le jour, jamment la nuit, et se débarrassent de leur premier blase en 2010 pour se rebaptiser Migos.

« On a grandi dans un quartier avec une grande communauté latino », explique Offset. « “Migos”, c’est le nom qu’on donne aux dealers du Northside », poursuit Quavo. Contraction d’amigos, le terme est employé au sein des réseaux hispaniques installés dans le comté de Gwinnett, « de la même façon qu’entre potes on s’appelle “nigga” ». Le trio aménage peu à peu le sous-sol en studio bricolé : ils téléchargent un logiciel de musique gratuit sur Yahoo et enregistrent leurs deux premières mixtapes avec de l’équipement acheté grâce à l’argent du deal.

Grâce au bouche-à-oreille, leur morceau « Bando » parvient aux oreilles de Zaytoven, qui voit immédiatement leur potentiel sur ce beat inspiré de ses propres compositions. « J’ai fini par tomber par hasard sur Quavo dans les loges VIP d’une émission de radio à laquelle je participais. Il m’a marché sur le pied », raconte-t-il en riant. « Quand j’ai levé les yeux pour voir qui c’était, j’ai reconnu le jeune rappeur de la vidéo. Je lui ai dit que je les cherchais et il m’a répondu qu’eux aussi ! Dès qu’ils demandaient à quelqu’un de leur faire un beat, ils disaient qu’ils voulaient que ça sonne “comme du Zaytoven”. »

Le lendemain, le groupe est invité à enregistrer chez Zay, qui les branche par la suite avec deux poids lourds du milieu : Pierre « Pee » Thomas, le fondateur de Quality Control Music et Kevin « Coach K » Lee, l’ancien manager de Gucci Mane et Young Jeezy.

Migos et leur team

« Je n’avais jamais entendu un style pareil », se rappelle Pee. Mais ce qui a véritablement décidé Coach K à signer le trio, c’est que les hipsters d’ATL les adulaient déjà, comme il l’a confié à Noisey. « J’ai demandé à ces types : “Vous connaissez Migos ?” Et ils m’ont répondu : “Grave ! ‘Bando’ !” Quand j’ai entendu ces mecs qui veulent toujours être les premiers à écouter le truc le plus frais me dire ça, je les ai signés immédiatement. » Commence alors l’enregistrement de la mixtape qui les fait décoller, Y.R.N. (Young Rich Niggas). Elle sort en juin 2013 sur Quality Control et contient le single « Versace ».

« C’était trois fois rien », se souvient Zaytoven quand on l’interroge sur la naissance du morceau. « Je l’ai composé en pleine journée, parmi d’autres. Quand je l’ai envoyé à Migos, ça a fonctionné – leur flow a changé l’histoire du rap », affirme-t-il. À tel point que Drake insiste pour le remixer à la première écoute, imitant le flow en triplets caractéristique du groupe.

Quand le rappeur n°1 mondial leur fait l’honneur de poser sur leur morceau, leur adressant un big-up au passage, Quavo, Takeoff et Zaytoven sont fous de joie. Offset, pour sa part, n’a pas l’occasion d’écouter le résultat. Au moment où la version de Drake apparaît sur la Toile, il est en prison.

Shooters

Le 9 avril 2013, pendant que Quavo et Takeoff boivent du champagne avec des mannequins dans une villa californienne, Kiari Cephus (alias Offset) n’est pas de la partie. Depuis le mois de février, il est incarcéré à la prison du comté de Dekalb, en périphérie d’Atlanta. En octobre 2011, alors âgé de 20 ans, Kiari est arrêté pour vol de voiture et condamné à deux ans de sursis avec mise à l’épreuve. C’est pour avoir violé cette condition qu’il est placé en détention. Il est libéré le mardi 15 octobre 2013, aux environs de 15 heures.

Kiari Cephus (Offset) en prison

Après une profonde inspiration, Kiari tourne le dos aux bâtiments gris de la prison et remonte l’allée jusqu’à la voiture qui l’attend. À l’intérieur, Coach K et ses deux complices l’accueillent chaleureusement. « Bon, qu’est-ce qu’on fait ? Tu veux faire un tour au mall ? » lui demande le manager en lui tendant une liasse de billets en guise de bienvenue. Kiari secoue la tête. « Nan, je veux aller au studio. »

Sur le trajet, Quavo et Takeoff le briefent : ils lui racontent à nouveau Drake, la sortie du clip il y a quinze jours et le succès phénoménal qu’ils rencontrent. Mais Quavo leur demande de garder la tête froide. « Une chose après l’autre », professe-t-il. « On ne peut pas se satisfaire de ça. On est monté sur le ring, maintenant on redescend et on se remet au travail pour le prochain match. » Les autres acquiescent. Ils prévoient déjà d’enregistrer la suite de YRN. Mais se tenir loin des ennuis n’est pas au programme pour Migos, dont le parcours est semé d’éclats de violence.

En mars 2014, alors que le trio est dans un van sur l’autoroute 95 après un concert à Miami, ils échangent des coups de feu avec des assaillants se trouvant à bord d’un autre véhicule. Un de leurs fans est blessé, les tireurs disparaissent. Trois mois plus tard, dans la nuit du 11 juin, un nouveau drame survient après un concert du groupe, dans leur comté natal. À l’extérieur d’un motel où Quavo, Takeoff et Offset font la fête avec leurs potes et leurs fans, deux hommes font irruption armés de pistolets. Ils tirent sans sommation, visant Migos d’après les témoignages.

Aucun membre du groupe n’est touché, mais un spectateur innocent du nom de Paris Brown est tué. Les tireurs prennent la fuite, la scène ne dure que quelques secondes. Plus tard, la police localisera l’un des deux tireurs présumés, qui se donnera la mort au cours de son affrontement avec les forces de l’ordre. Cette tragédie aurait été causée par la rivalité entre Migos et un autre groupe local, 2G. Par la suite, le trio ne se déplace plus sans un service de sécurité armé – assuré notamment par leur compère rappeur Skippa Da Flippa, avec qui ils ont inventé le dab.

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Cette protection rapprochée leur vaut de nouveaux ennuis un an plus tard, le 18 avril 2015. Ce soir-là, Migos donne un concert à l’université de Géorgie du Sud, à Statesboro. Le show a débuté depuis un quart d’heure quand un manager sort des coulisses et demande au DJ de couper la musique. Pendant qu’ils étaient sur scène, des policiers ont fouillé les véhicules du groupe et de leur équipe (une quinzaine de personnes en tout). Ils ont découvert à bord de la drogue et des armes en quantité. Or, aux yeux de la loi géorgienne, détenir une arme chargée sur le site d’une école est un délit grave. Les jeux sont faits et tout le monde est conduit au poste.

Quavo, Takeoff et les autres passent deux nuits en détention avant d’être libérés sous caution. Kiari ayant déjà été condamné par le passé, il est directement envoyé prison. Coach K contacte alors Charles Mittelstadt, un enquêteur privé au service de la défense, qui rouvre  les affaires dans l’espoir de déterrer des vérités qui n’ont pas encore été exposées. Ancien expert en  sécurité, Mittelstadt est à la croisée du privé et de l’avocat, et sa clientèle compte de nombreux rappeurs, parmi lesquels Gucci Mane, T.I. et Rick Ross. Il se rappelle clairement de l’affaire.

« Les policiers qui ont procédé à leur arrestation faisaient partie de l’unité de lutte anti-criminalité du bureau du shérif de Statesboro », explique-t-il. « Ils ont raconté qu’une “odeur de cannabis” les avaient décidés à procéder à la fouille des véhicules du groupe. » Mais Mittelstadt affirme que les autorités ne disposaient pas de mandat pour inspecter ces véhicules, et qu’il est « plutôt inhabituel » de placer en détention plus d’une dizaine de personnes sans mener d’enquête pour déterminer à quels individus appartiennent la drogue et les armes en question. « Les policiers ont sciemment choisi de ne pas le faire », dit-il.

Charles Mittelstadt et Offset à sa sortie de prison
Crédits : Charles Mittelstadt

Si son intervention a permis de faire sortir rapidement 12 des 13 personnes arrêtées, Kiari a dû se résoudre à retourner derrière les barreaux. Pour limiter la casse et espérer sortir avant 2016, il a fallu qu’il accepte de reconnaître en partie sa culpabilité. « Il a reconnu s’être trouvé sur les lieux. Ça a suffi au juge, qui avait juste besoin d’un coupable », se désole Charles Mittelstadt. Moins d’un mois après sa mise en détention à la prison du comté de Bulloch, Kiari est accusé d’agression sur un autre détenu et du déclenchement d’une émeute. Plusieurs médias rapportent qu’il aurait asséné des coups de pieds à la tête du plaignant, mais son défenseur donne une toute autre version des faits.

« On voit clairement sur les bandes des vidéos de surveillance qu’aucune émeute n’éclate », met-il au clair. « Ce qu’il se passe, c’est que cet autre détenu crie quelque chose à Kiari depuis sa cellule, qui le met en colère. » D’après le récit de Mittelstadt, le rappeur se lève d’un bond et se dirige vers la cellule du détenu. « On ne voit pas ce qu’il se passe dans la cellule, mais Kiari n’y reste que quelques secondes avant d’en sortir. C’est tout. » Quoi qu’il se soit réellement passé à l’intérieur, Kiari Cephus passe 233 jours à l’ombre avant d’être libéré de prison. Ce laps de temps nuit sévèrement au groupe, à l’extérieur.

Privés d’Offset, le duo ne peut enregistrer de nouveaux morceaux ou d’album en tant que Migos, et les salles de concert rechignent à programmer les deux tiers du trio. Lorsqu’elles le font, la paye est considérablement revue à la baisse. Enfin, le 4 décembre 2016, Kiari retrouve une seconde fois la liberté. Cette fois, il est convaincu qu’il n’y retournera pas. Il compare sa mésaventure au récit biblique de Salomon. « C’était un roi qui avait tout, et il a tout perdu… mais il avait encore la foi », a-t-il confié d’un regard pénétré aux caméras à sa sortie de prison. « Et Dieu l’a béni en lui accordant dix fois plus de richesses. En prison, comme Salomon, je me suis tourné vers les Saintes Écritures. »

Une chose est certaine, c’est qu’après cette épreuve, Migos allait connaître une gloire sans précédent.

C U L T U R E

Au soir du 8 janvier 2017, en direct sur NBC, Donald Glover est récompensé par deux Golden Globes pour sa série Atlanta. Sacré meilleur acteur et auteur de la meilleure série musicale ou comique, il monte sur scène à deux reprises pour prononcer quelques tirades de remerciements émus. Acteur, auteur principal et producteur du show, Donald Glover était jusqu’ici plus réputé pour sa carrière de rappeur, chanteur et compositeur, sous le nom de Childish Gambino.

Originaire de Géorgie, il ne fait pas de mystère sur son amour du Dirty South et de la trap. Dans le troisième épisode d’Atlanta, qui ne compte pour l’instant qu’une saison, Migos fait une apparition remarquée. Ils y incarnent un trio de trafiquants de drogue terrifiants, tout droit sorti de leur lyrics. Le soir de la cérémonie, Glover ne les oublie pas dans son discours.

La pochette du single

« Je tiens vraiment à remercier Migos – pas parce qu’ils jouent dans la série, mais pour avoir fait “Bad and Boujee”. C’est le meilleur morceau de tous les temps », dit-il avec le plus grand sérieux. Lors de la conférence de presse qui suit, une journaliste l’interroge sur cette déclaration, qui a fait se lever quelques sourcils dans l’assistance.

« Parce que je pense qu’ils sont les Beatles de cette génération et qu’on ne les respecte pas assez », réplique-t-il avec un grand sourire. « Et honnêtement ce morceau est juste incroyable… il n’y a pas de meilleure chanson pour baiser. » Rires dans l’assistance.

« Ce que pense les gens nous importe », dit Offset. « C’est ce que ça m’a fait quand j’ai entendu Donald Glover dire ça. On l’aime pour ce qu’il a dit. Pour avoir été sincère. » Le public américain, lui, ne s’y est pas trompé : le lendemain après-midi, « Bad and Boujee » passe en tête du classement Billboard. Le morceau détrône un autre hit venu d’Atlanta, « Black Beatles », de Rae Sremmurd, produit par Mike WiLL Made-it et featuring Gucci Mane. Mais si ce tube fait des concessions mélodiques évidentes à la pop mainstream (une constante avec Mike Will, qui a aussi signé « Formation » de Beyoncé), le succès fulgurant de « Bad and Boujee » surprend tant le morceau est peu accrocheur en apparence. Sur une production éthérée de Metro Boomin, sans hook appuyé, le trio égrène ses lyrics avec une relative monotonie. « On a réussi en mode trap, pas en mode pop », se gargarise Quavo.

Le clip du morceau, sorti le 31 octobre dernier, totalise plus de 200 millions de vues sur YouTube. Dix fois plus que pour « Versace ». Un braquage réussi. « J’ai rencontré les Migos pour la première fois en mai 2016 », raconte Dapo « Daps » Fagbenle, le réalisateur du clip. « On tournait la vidéo de “Bad Intentions”, le morceau de Niykee Heaton sur lequel ils sont en featuring. » Le tournage a lieu à Los Angeles, où vit Daps, qui a également co-signé les images de « King Kunta » pour Kendrick Lamar.

Entre deux prises, le trio lui dit qu’ils devraient travailler ensemble. Il accepte sans trop y croire, persuadé qu’il s’agit de paroles en l’air, comme c’est souvent le cas à Hollywood. Mais le mois suivant, tandis que le groupe est en Europe pour une série de concerts et que Daps est de passage à Londres, Coach K le contacte pour qu’il réalise les clips qui accompagneront le prochain album du groupe. Après une première collaboration réussie sur « Cocoon » dans un manoir de la capitale anglaise, ils réitèrent l’expérience sur « Bad and Boujee ».

Tandis que les clips de « Deadz » et « What The Price » paraîtront bientôt (Daps a filmé les deux durant la première semaine de février), leur travail le plus significatif est le clip de « T-Shirt », posté sur YouTube le 6 janvier dernier. « Quand ils m’ont demandé de faire “T-Shirt”, Quavo avait une petite idée de ce qu’il voulait », raconte Daps. « Il avait envie de quelque chose de glacé et d’old school. Il voulait porter des fourrures. »

Crédits : Migos/Daps/YouTube

Des images de The Revenant lui sont venues en tête et Daps a eu l’idée de tourner en pleine nature, dans un paysage enneigé. Il a commencé à songer à des endroits comme l’Alaska. Après quelques recherches sur Google, il est tombé par hasard sur Lake Tahoe, le plus grand lac alpin d’Amérique du Nord, situé à cheval entre la Californie et le Nevada. Plus tard ce jour-là, en tournage, il a reçu ce qu’il interprète comme un signe du destin.

« Une fille est venue me parler, sortie de nulle part. Quand je lui ai demandé d’où elle venait, elle m’a répondu “Lake Tahoe”. » Après qu’il lui a raconté son histoire, elle a proposé de le mettre en contact avec sa famille là-bas. En décembre 2016, Daps a fait le voyage depuis Los Angeles jusqu’à Lake Tahoe, et Migos d’Atlanta. Un jour de tournage sous des températures glaciales a suffi pour mettre les images en boîte. « C’est un clip très méta », commente son auteur.

L’idée de base sonne comme une blague : des artistes de trap incarnant des trappeurs, qui marchandent des peaux comme ils dealeraient de la drogue. Mais à bien y réfléchir, c’est un écho puissant du propos qui se dégage de l’album. La culture de Migos est par essence américaine. Leur succès et la viralité de leurs gimmicks et de leur gestuelle en ont fait le nouveau mètre-étalon de la pop culture.

« Je pense qu’ils [Migos] sont les Beatles de cette génération », avait déclaré Childish Gambino lors d’un discours aux Golden Globe Awards en 2017. Migos a atteint les sommets mais peine depuis à revenir au top. Leur musique a été peu à peu éclipsée par l’ambition de ses membres de poursuivre des opportunités en dehors de la musique. Offset est également devenu un spectacle pour les tabloïds nationaux dû à sa relation avec Cardi B, et l’ancienne romance de Quavo avec l’artiste Saweetie a également été un sujet chaud sur les réseaux.

Le mois dernier, Takeoff et Quavo avaient même évoqué la possibilité de poursuivre leur carrière sans Offset. « J’ai juste l’impression que nous voulons voir notre carrière en tant que duo, tu vois ce que je veux dire ? ». A déclaré Quavo au micro du podcast « Big Facts » le 4 octobre dernier. Avec le décès de Takeoff, c’est donc l’existence même du groupe qui est remise en question. Un aspect qui semble bien secondaire par rapport à la tragédie. Rest in peace Takeoff.


Couverture : Migos (Takeoff, Quavo et Offset).