C’est parce que les choses inachevées, les œuvres jamais finies, comme en suspension dans le temps, ne réaliseront jamais leurs promesses – de rêve, d’espoir, d’évasion –, qu’elles deviennent des objets de fantasme pur, au potentiel illimité.

Il y a par exemple des films qui ne se font pas, crucifiés, dépecés sur l’autel de la pré-production, ou pendant leur tournage. Trop chers, trop bizarres sans doute, comme le Dune de Jodorowsky, comme le Don Quichotte de Terry Gilliam. Après leur enterrement, il ne reste rien, ou presque, de ces œuvres mort-nées : souvenirs de réalisateurs ou d’acteurs interviewés a posteriori, croquis jaunis par le temps, esquisses de scénarii, voire, pour les plus chanceuses, essais ou bouts de pellicules à peine référencés dans les archives de Majors hollywoodiennes. Juste assez pour rêver, fantasmer de ce qu’elles auraient pu être.

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L’homme le plus dangereux des États-Unis
Timothy Leary arrêté en 1972 par des agents de la DEA
Crédits : Département de la Justice des États-Unis

Et puis – miracle ? – leur production est relancée au prix de multiples changements, quitte à ce qu’elles deviennent monstres, aberrations… De la même manière, certaines œuvres vidéoludiques se perdent dans les gouffres du « Development Hell », comme le Project LMNO de Doug Church pourtant chapeauté par Steven Spielberg, ou encore Neuromancer : An Interactive Mind Movie. Leurs traces – et encore plus pour les jeux les plus anciens – sont encore plus ténues, plus difficiles à suivre, comme elles s’effacent au fil des années, en fonction des turn over entre studios de développement et des décès ou des reconversions des créateurs. Il ne reste alors plus que des voix, des souvenirs, des slogans, quelques lignes de code ou essais graphiques retrouvés au hasard d’une fouille ou d’un legs. Au mieux, un prototype – on se rappelle du cas Bio-Force Ape sur Nes – émerge sur la toile, fruit de la recherche de passionnés. Pour un amateur de jeux vidéo, ce sont ces traces qui passionnent, interrogent. Comme un détective, il s’agit de remonter ces pistes, de fouiller dans les archives et d’interviewer les développeurs encore vivants.

Timothy Leary, lui, a eu la bonne idée de tout conserver, puis de tout léguer à la New York Public Library. Et notamment, ses prototypes, idées et concepts pour Neuromancer : An Interactive Mind Movie, une adaptation libre de l’ouvrage éponyme de William Gibson. Il existe bien un Neuromancer sorti en 1988, développé par Interplay et chapeauté par Leary lui-même, mais rien, rien qui ne rappelle la version personnelle de « l’homme le plus dangereux des États-Unis », plus souvent nommé « pape du LSD » – expressions couramment utilisées par la presse américaine des années 1960-1970 pour désigner Timothy Leary. En fait, l’histoire de Neuromancer : An Interactive Mind Movie n’est pas tant celle d’un non-événement que celle d’une non-rencontre, quand l’auteur et son objet, Leary et le jeu vidéo, moi et Neuromancer, s’échappent l’un à l’autre.

Neuromancer 1988

J’ai découvert Neuromancer, le jeu vidéo sorti en 1988 – j’avais treize ans alors –, dans Tilt (n°62 de janvier 1989, pages 102-104). Déjà joueur, maître de jeu sur les jeux de rôle papier, et lecteur avide de Casus Belli – le magazine de jeu de rôle des années 1980-1990 –, j’avais parfaitement connaissance du mouvement cyberpunk, de son impact frontal sur la science-fiction. Mais j’étais loin d’avoir conscience de la production erratique du jeu, sujet que les divers articles français de l’époque n’évoquaient pas, les journalistes hexagonaux ignorant tout à son sujet : de l’implication de William Gibson et Timothy Leary aux projets de long-métrage, en passant par les tentatives d’adaptation cinématographiques du roman.

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Grace Jones
Neuromancer : An Interactive Mind Movie
Crédits : NYPL Manuscripts & Archives Division

Producteur du Neuromancer de 1988, Brian Fargo (The Bard’s Tale, Wasteland) se souvient de sa première rencontre avec Leary. « Timothy était d’une autre époque. Je connaissais son nom, sa réputation, mais il ne m’évoquait rien d’autre. » Au milieu des années 1980, Leary, c’est déjà de l’histoire ancienne. Le raconter, lui, sa vie, ses revirements incessants, ses coups de folie, reviendrait à tracer une carte des questionnements spirituels et psychologiques qui traversent et bouleversent les années 1960-1970 à la suite de l’émergence d’une culture LSD. De son doctorat en psychologie à sa première prise de champignons hallucinogènes au Mexique, en passant par sa transformation en gourou de la reprogrammation comportementale, il y aurait des pages à couvrir pour esquisser ne serait-ce qu’une image, imparfaite, glissante, trouée de zones d’ombre et de paradoxes, de Timothy Leary. Assez logiquement, en tant que personnage exceptionnel, Timothy Leary a engendré une littérature conséquente. Et ce n’est ici pas le sujet : s’y jeter serait s’y perdre !

Symbole de la contre-culture, très influencé par le théoricien de la communication Marshall McLuhan, Leary a très vite compris que tout support est bon pour évangéliser. « Le message, c’est le médium », ainsi que n’aura de cesse de scander et écrire McLuhan : livres, conférences, comics (Neurocomics en 1979), courts-métrages et vidéos, Leary se saisit de tout média pour contaminer le monde de ses idées. Et puis il y a la tentation du jeu vidéo. Logique. Parce que pour Leary, « le langage électronique est né dans un cerveau sous LSD ». En 1982, Leary fonde donc Futique, Inc. un consortium d’artistes, programmeurs, éducateurs et écrivains. L’idée ? Développer des jeux vidéo d’aide à la connaissance personnelle, ou à la reprogrammation de soi, véritable dada du pape du LSD. Le premier titre de Futique, développé durant l’année 1985 et édité par Electronic Arts en 1986, Timothy Leary’s Mind Mirror s’écoule à 65 000 exemplaires en deux ans (une version est disponible sur Facebook). Des ventes honorables, qui doivent beaucoup au nom de l’auteur, pour une expérience textuelle aux interactions très limitées.

Dans la foulée, Leary lance alors plusieurs projets qui ne verront pas le jour ou ne passeront pas l’étape de l’esquisse, seules quelques notes enregistrées sur disquettes et lignes de textes jetées à l’écran rappelant encore leur existence (Mind Adventure, Mind Play, Innercom). L’ensemble de cette production de jeux textuels dérivant directement d’Eliza (1968), l’ancêtre le plus lointain de l’aventure textuelle : le joueur répond ici aux questions de la machine dans le but de se reprogrammer. Pour Leary, le choix de l’Interactive Fiction (IF, ou fiction interactive) pour promouvoir ses idées est évident : plus que n’importe quel autre genre, l’Interactive Fiction impose une sortie du corps, une interaction intellectuelle avec un monde extérieur, avec un média qui est autre, un média et un médium qui est autant message que moyen. Oui, Leary sent qu’il y a quelque chose à exploiter, qu’il a mis le doigt sur un média neuf, presque vierge, et surtout capable de porter ses idées auprès d’un nouveau public.

Rencontre avec Gibson

Suivant cette mécanique de la fiction interactive, Leary s’attaque à des adaptations de romans sous l’appellation générale « Mind Movie » : The Blade Runner Quartet d’après William Burroughs (à ne pas confondre avec l’adaptation en film par Ridley Scott de Do Androids Dream of Electric Sheep de Philip K. Dick), The Glass Bead Game (Le jeu des perles de verre en version française) de Herman Hesse, et Neuromancer (Neuromancien en vf) de William Gibson. Mais Leary n’étant pas développeur, et encore moins codeur, ces jeux, et Neuromancer en premier, demeurent à l’état d’esquisses, ainsi que l’explique Brian Fargo : « Je dirais qu’au mieux, Tim n’avait qu’une très vague idée de ce qu’il voulait faire avec (Neuromancer, nda). Tim et William Gibson s’échangeaient des idées de jeu mais sans avoir de connaissances du jeu vidéo (…) Je me souviens avoir entendu vaguement parler du concept de Blade Runner, mais je ne sais plus s’il s’agissait de quelque chose de concret, ou simplement d’une conversation. »

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« Buvez-moi »
L’une des disquettes de Leary
Crédits : NYPL Manuscripts & Archives Division

Premier vrai roman cyberpunk, autant inspiré par la littérature de Thomas Pynchon (L’arc-en-ciel de la gravité) et de Burroughs (Le Festin nu) que par le roman noir, best-seller de 1984, Neuromancer redéfinit totalement les standards de la science-fiction à sa sortie. Que Leary y soit attaché découle par ailleurs naturellement d’une observation : ce que le pape du LSD promeut depuis des décennies – l’ouverture des esprits, la déprogrammation, la rébellion contre le système – est là, synthétisé dans Case, le cow-boy (autrement dit un hacker), et dans ce Cyberspace qui renvoie Leary à sa quête d’un monde de symboles et de visualisations.

Obsession de Leary, Neuromancer : An Interactive Mind Movie (aussi nommé Neuromancer : Mind Movie) est donc le plus avancé des projets. Ainsi que le prouvent les documents légués à la New York Public Library, le créateur imagine un casting de luxe pour ce dernier : Barbara Leary, son épouse, Eric Idle (des Monty Python), l’écrivain William Burroughs, Jack Nicholson, Grace Jones, David Byrne (chanteur de Talking Heads). À cette horde de stars se joint l’artiste Keith Haring, censé interpréter Case, le héros, dont les illustrations ou peintures symboliques auraient symbolisé le Cyberspace. Choix étonnant d’ailleurs que ce Keith Haring qui aurait orienté le Cyberspace de Gibson dans une direction inattendue, plus organique, chamanique, très éloignée des délires polygonaux de jeux comme Interphase (1989), voire de films comme Johnny Mnemonic (lui aussi inspiré d’une nouvelle de Gibson) ou Le Cobaye, mais plus proche de la vision métaphysique, occulte, de William Gibson.

« On sait qu’il existe des dimensions de la conscience humaine qui peuvent être explorées par le yoga, le sufi ou des visions, souvent en recourant à des plantes psychédéliques. »

— Timothy Leary

De fait, Leary et Gibson partagent alors un fantasme, sorte de vision poéto-prophétique de la technologie. De fait, ni l’un ni l’autre ne comprend vraiment l’informatique, la programmation, qu’elle soit en Basic ou en Assembleur. Pour le duo, les lignes de codes sont des poèmes, incompréhensibles, inintelligibles, un langage occulte tout d’incantations binaires : une langue inconnue, un langage (de) machine. D’ailleurs, Neuromancer, roman culte de la génération cyberpunk a été écrit sur une machine à écrire et recourt plus souvent à l’image, au symbolisme pur, qu’à la description technique. Dans l’esprit de Gibson, l’idée du Cyberspace, de la Matrice n’est par ailleurs qu’une vision, qu’une rêverie. Interviewé par Leary dans son Chaos & Cyberculture (page 25), l’auteur décrit ce Cyberspace comme « une hallucination consensuelle (…) C’est comme si, avec cet équipement (de hacker, nda), vous acceptiez de partager vos hallucinations avec d’autres ».

En 1990, Leary expliquait de même certains des choix effectués pour la représentation du Cyberspace de Neuromancer : An Interactive Mind Movie, mais sans s’y référer directement. « Depuis des centaines d’années, on sait qu’il existe des dimensions de la conscience humaine qui peuvent être explorées par le yoga, le sufi ou des visions, souvent en recourant à des plantes psychédéliques. (…) Les bouddhistes tibétains ont les Thangkas. Beaucoup de ces peintures de vision sont des mandalas avec un cercle au milieu : l’œil. Le mandala est l’expression visuelle basique du cerveau parce qu’il reflète ce que le cerveau voit : le globe oculaire chargé de pixels, les tiges et cônes (de l’iris, nda), avec un angle mort au centre (c’est cette même forme de mandala qu’on retrouve dans l’introduction de Neuromancer : An Interactive Mind Movie, nda). Cependant, depuis des siècles, des cultes portés sur les visions, ainsi que des peintres mystiques, ont produit leurs propres visions internes. Et ils sont cohérents. L’art aborigène est très cohérent avec l’art psychédélique. Keith Haring, le génial artiste et graffeur, a produit des icônes mythiques qui pourraient être comprises par n’importe quel primitif, ou par un enfant de cinq ans. » Le Cyberspace selon Leary devait être mythique, symbolique, métaphorique.

Scénaristiquement parlant, Leary opte de même pour une déconstruction du roman original, le joueur interprétant quatre personnages distincts, quatre avatars, passant sans doute de l’un à l’autre à l’envi. D’où quatre points de vue sur l’histoire : Case, le hacker (interprété par Haring donc), Molly, la mercenaire (interprétée par Grace Jones), etc. En fonction des avatars revêtus, les seconds rôles et lieux auraient été décrits différemment. Il reste des traces, lambeaux de phrases de ces circuits de pensée dans les fichiers laissés à la New York Public Library : la fiancée de Case y est tour à tour décrite comme une « amusante fille de la classe moyenne » ou comme « une prostituée blagueuse qui aurait un doctorat en cyber-psychologie » en fonction des personnages incarnés.

Cyberpunk

Succès du roman oblige, les droits de Neuromancer ont cependant déjà été achetés. Brian Fargo se souvient : « L’histoire du développement de Neuromancer est, en soi, assez folle. Timothy travaillait alors sur un projet, nommé Mind Mirror, pour Electronic Arts. À la même époque, je développais The Bard’s Tale et Wasteland pour eux. J’étais un des rares développeurs dans le sud de la Californie, et EA a alors pensé que ce serait une bonne idée que Tim et moi nous nous rencontrions. Mon premier contact avec lui ? Quand son épouse Barbara et lui sont venus nous rendre visite à Newport Beach. Nous sommes devenus amis. J’ai pris Timothy sous mon aile pour toute la partie technique, et il a fait de même pour le côté hollywoodien. Grâce à lui, je suis entré dans les soirées du Playboy Mansion, ou dans un club incroyable qui se nommait Helenas. Certaines nuits, c’était 50 % de célébrités, 50 % de gens normaux, j’y dansais aux côtés de Madonna, Cher, Sting, Pamela Anderson… C’était vraiment une belle époque. »

« Les droits étaient détenus par la femme d’un médecin et par deux cabana boys du Beverly Hills Hotel. »

— Brian Fargo

« À un moment, reprend Fargo, Tim est devenu ami avec William Gibson, et ils se sont mis à discuter à l’idée d’adapter Neuromancer en jeu vidéo. Cependant les droits étaient détenus par la femme d’un médecin et par deux cabana boys du Beverly Hills Hotel (les cabanas boys sont des employés d’hôtel masculins, sorte de garçons de piscine, nda). Je n’invente rien ! » Ainsi que le rappelle Gibson, toujours dans Computer Games World n°51 (septembre 1988) : « Les droits du jeu faisaient partie d’un package vendu avec ceux du film. Le groupe qui l’avait acheté était déjà en contact avec Timothy Leary qui a alors amené Brian Fargo. Nous avons alors eu une très longue et très intéressante conversation chez Tim, et de là, tout est parti. »

Plus précisément – et on s’étonnera qu’il n’en fasse pas mention dans ses interviews ! –, en février 1986, Gibson a déjà revendu les droits cinéma, télévisuels et autres de Neuromancer à Cabana Boy Productions, soit Deborah Rosenberg (la femme du médecin), Ashley Tyler et Jeffrey Kinart (les deux cabana boys) – l’histoire de Cabana Boy Productions est racontée dans un document très officiel (United State Tax Court, ou Court de l’impôt des États-Unis en français), et pourtant rempli d’anecdotes croustillantes sur sa gestion par Rosenberg. La rumeur veut que Gibson aurait notamment refait sa cuisine après avoir empoché le chèque.

Pour Cabana Boy, Neuromancer n’est qu’une facette du vaste projet multimédia que doit devenir Neuromancer, avec un long-métrage en tête de proue, Gibson et Leary, alors recrutés comme consultants, allant jusqu’à passer par la case promotion. En plus de Deborah Rosenberg et d’Ashley Tyler, on y voit Leary, assis devant un écran affichant les menus de Mind Mirror – malin, Leary ! –, et faisant l’éloge de Neuromancer. « C’est le plus intéressant, le plus excitant livre que j’ai lu depuis des années. C’est un chef-d’œuvre, un nouveau genre de science-fiction. » À l’écriture de cette adaptation cinématographique, on retrouve un scénariste déjà connu dans la sphère geek pour avoir livré le scénario déjanté de Les aventures de Buckaroo Banzai à travers la huitième dimension.

Earl Mac Rauch (New York, New York, aujourd’hui scénariste du comics Buckaroo Banzai) explique sa vision du Cyberpunk : « En termes de style, de design, ça doit être un film organique, pas un film sur des choses ou sur la technologie (…) Le concept le plus complexe à manier, c’est le Cyberspace, c’est ce qui rend le livre si unique. » Ashley Tyler, ancien cabana boy devenu producteur exécutif, voit le film « comme un outil, un mécanisme pour créer des ponts entre l’environnement conscient, vivant, dans lequel nous existons, et un monde subconscient métaphysique ». De grandes idées, de grandes ambitions, et un échec d’autant plus fulgurant.

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David Byrne
Neuromancer : An Interactive Mind Movie
Crédits : NYPL Manuscripts & Archives Division

Mais Neuromancer, le jeu, a failli ne pas voir le jour, ainsi que le rappelle le magazine Computer Gaming World, lors de son entretien avec William Gibson (n°51, septembre 1988), et d’abord pour des raisons d’interface : « Pendant un temps, il y a eu, à Activision, et maintenant à Mediagenic, de nombreuses interrogations sur la faisabilité du projet. Certains pensaient que la technologie n’était pas prête. Avez-vous, avec le Dr. Timothy Leary, pensé à utiliser des interfaces inusuelles ? » demande le journaliste. De fait, dès la fin des années 1980, et à l’instar de l’écrivain postmoderniste Robert Coover, Timothy Leary s’intéresse de plus en plus – et en parle à qui veut l’entendre ! – à la réalité virtuelle, aux casques, interfaces et tenues qui permettent une immersion totale, sensorielle, dans un monde symbolique. Parmi les possessions de Leary retrouvées par la New York Public Library, on déniche par ailleurs un Power Glove, sorte de gant de contrôle pour la Nintendo Entertainment System.

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Contrat dans la poche, l’équipe d’Interplay se met en branle, aidée de Leary : « Tim nous a surtout poussé à capturer l’essence du roman de Gibson. Pour quelqu’un qui n’était pas versé dans la technologie, il a tout de suite compris que le concept de Matrice était puissant, et il s’est concentré sur l’écriture du jeu. » Oublié le jeu d’aventure purement textuel, illustré par des artistes inconnus du grand public, Neuromancer reprend les mécaniques et représentations de l’époque, et s’y inscrit profondément : point’n click 2D à la LucasArts pour le monde réel de Chiba City, ou à la première personne à la The Bard’s Tale une fois plongé dans le Cyberspace. Quelques éléments de Role-Playing Game s’invitent par ailleurs durant les affrontements dans la Matrice.

« Il y avait un concept, se souvient Fargo, mais son exécution était rudimentaire. Les graphismes à l’époque n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui, mais nous voulions créer une expérience différente dans le Cyberspace et dans le monde réel. Nous avions déjà utilisé un système de compétences dans Wasteland (le précédent jeu d’Interplay, nda), et j’aimais l’idée de simuler des actions du monde réel (dans le Cyberspace, nda) là où les jeux de fantasy reposent sur la magie. Ce concept pourrait vraiment être amélioré avec les capacités technologiques actuelles. » Dany Boolauck, journaliste à Tilt, relève néanmoins que « Neuromancer est le premier jeu de rôle où le dialogue est crucial ! » dans le n°62 de janvier 1989.

Neuromancer n’a, histoire principale exceptée, plus rien en commun avec les plans originaux de Leary.

Alors qu’Interplay finalise Neuromancer, Leary continue de prospecter de son côté, en sous-marin. D’abord en contactant le groupe de musique punk industriel Devo, prévu au générique dès les premières ébauches du scénario de Neuromancer : An Interactive Mind Movie : « Je me souviens d’un coup de téléphone d’un Timothy très excité à une heure du matin, lance Fargo. Là, il m’apprend que Devo nous laissait utiliser sa bande-son. J’étais à moitié endormi et Tim hurlait : “Pourquoi tu n’es pas plus enthousiaste ?” J’ai dû lui rappeler que j’étais à moitié endormi. Un moment amusant. » Mais les limitations de mémoire de l’époque réduisent la participation du groupe à une seule chanson, Some Things Never Change. « Oui, nous n’avons pu utiliser qu’une seule piste. Mais il faut garder à l’esprit que nous devions rendre un jeu sur disquette, occupant moins de 200 kilo-octets. Avoir une chanson était déjà un challenge ! »

Au terme, l’expérience est concluante d’après Brian Fargo : « Tim a adoré le jeu, ainsi qu’être intégré dans le processus de développement. Par la suite, il n’a jamais perdu cet amour pour les ordinateurs, se demandant toujours comment les utiliser pour proposer ses visions. » Pourtant, Neuromancer n’a, histoire principale exceptée, plus rien en commun avec les plans originaux de Leary : pas de reprogrammation de soi, une esthétique polygonale du Cyberspace très éloignée de l’espace multicouches symbolique, mystique, chamanique, où mémoire personnelle et slogans s’entremêlent, des mécaniques éprouvées de point’n click et de RPG, accolées mais assez rarement intriquées. À sa sortie, les critiques sont rares – le jeu est pour ainsi dire oublié aujourd’hui –, mais dithyrambiques (Tilt d’or du meilleur RPG en 1989).

Si Neuromancer fait son petit effet dans les quelques magazines spécialisés de l’époque qui en font la critique, Leary n’est cependant, et malgré ce que dit Fargo, pas entièrement satisfait. De la suite dans les idées, il convainc l’artiste Brumm-Baer (qui créera les séquences 3D du film Johnny Mnemonic, ou se chargera de la direction artistique du jeu Dark Seed avec l’aide de l’artiste H.R. Giger) de réaliser des portraits des personnages de son Neuromancer : Molly – qui finira par illustrer l’interview de William Gibson dans Chaos & Cyberculture –, ainsi qu’un second personnage qu’aurait interprété David Byrne, sont immortalisés en pixels sur Amiga – visiblement –, via le logiciel Deluxe Paint. De plus, et c’est un entretien enregistré entre Leary et Gibson pour le premier numéro du magazine Mundo 2000 consacré au Cyberpunk en 1989 qui le révèle, les deux visionnaires imaginent déjà un spin-off à ce premier Neuromancer, entièrement chapeauté par Leary cette fois, de façon à accompagner le film produit par Cabana Boy, alors toujours en production.

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Mind Mirror
Timothy Leary au début des années 1970
Crédits : NYPL Manuscripts & Archives Division

Las. Sans doute conscient des limites imposées par les dispositifs et mécaniques de l’époque, Leary s’éloigne peu à peu de la création, lui préfère le commentaire sur la cyberculture dans de nombreux essais. Le sort de Neuromancer, le film, est, lui, scellé au début des années 1990. Après une réécriture du script par Chuck Russell (The Blob, The Mask), réalisateur pressenti, ou William Gibson (selon les sources, le même scénario est signé William Gibson ou Chuck Russell), Cabana Boy jette aussi l’éponge, revend les droits de Neuromancer – qui n’auront alors de cesse de passer de studio en studio –, avant d’être liquidé judiciairement le 24 mars 1993.

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Le problème de ce Neuromancer vidéoludique : être passé à la moulinette Interplay, repensé en termes d’interface utilisateur, repensé en termes d’expérience. Engoncé, enfoncé dans un cadre trop restrictif, le scénario, l’univers et la critique sociale perdent de leur mordant, comme une vision d’auteur manufacturée, transformée, devenue consensuelle. Oui, l’histoire de Neuromancer, c’est un peu celle du Dune de Jodorowsky, quand le rêve fou, démiurgique, cède le pas à la raison commerciale, avec des résultats, au final, tout aussi instables, fragiles dans leur équilibre entre le projet original et les exigences de réussite au box office. Si le jeu n’a pas laissé de traces – encore que son influence sur Deus Ex (2000) serait à vérifier –, le cinéma, lui, s’est emparé de cet univers esthétique, véritable boîte de Pandore pour les effets spéciaux. Actuellement, Vincenzo Natali, réalisateur dickien par excellence, prépare une adaptation cinématographique, après que le clippeur Chris Cunningham s’y est cassé les dents en 1999, abandonnant devant la difficulté de la tâche.

« Le Cyberpunk est un peu moribond. »

— Mary de Marle

Le problème de l’adaptation est de fait assez simple : comment rendre intéressant une adaptation d’un roman culte, fondateur, alors que tous les films de science-fiction sortis depuis le début des années 1990 (du Cobaye à Matrix, en passant par Johnny Mnemonic) ont déjà pioché dans sa chair même ? Il y a quelques années, pendant un voyage de presse Deux Ex : Human Revolution – suite d’un jeu Cyberpunk culte de la fin des années 1990 –, je discutais avec sa narrative designer Mary De Marle : « Oui, acquiesçait-elle, le Cyberpunk est un peu moribond : il n’y a plus de films, peu de romans et même William Gibson, le créateur du mouvement avec Neuromancien, s’est éloigné du genre. »

Pour elle, il ne s’agissait pas tant de faire revivre le genre tel qu’il était dans les années 1980 que de le moderniser. Ceux qui ont joué à Deux Ex : Human Revolution savent qu’en fait de modernisation, le jeu d’Eidos Montréal a surtout tenté le grand écart entre des esthétiques et thématiques actuelles et issues des années 1980. Comme si le Cyberpunk n’était plus qu’une chose du passé, mais qu’il était impossible d’en faire sans se référer directement à ce passé, à cette patte graphique toute de néons, d’épaulettes, de néo-punks… Reste qu’avec l’arrivée, et la démocratisation, des casques virtuels, nous sommes à l’émergence d’un nouveau mode de vie, et de consommation, que Gibson et Leary avaient déjà imaginé durant les années 1980. D’ailleurs, si ce dernier était encore de ce monde, il aurait sans doute quelques idées, quelques concepts et voyages pour ce nouvel outil. Et qui sait, peut-être une nouvelle version de Neuromancer ?


Couverture : Papier peint à motifs typique des années 1960.

Création graphique par Ulyces.