Né le 10 juin 1958 dans la préfecture d’Iwate au nord-est du Japon, Yu Suzuki a toujours été un véritable perfectionniste. Curieux de la vie et de ce qu’elle a à nous offrir, il est depuis son plus jeune âge bercé par la musique, l’art, les sports automobiles ou encore les arts martiaux. En tant qu’aîné de la famille (il a une petite sœur appelée Yuka), il a plus ou moins suivi les intérêts de ses deux parents, son père Yuzuru et sa mère Taka, un professeur de piano. Pour passer le temps, Yu Suzuki fait des maquettes (de voitures), construit des maisonnettes en bois ou des robots constitués de bouts de plastique. À côté de tout cela, il développe un vrai talent pour le dessin et adore inventer des personnages. Lors de son adolescence, il réfléchit à l’option de devenir illustrateur mais choisit finalement une voie qui n’a strictement rien à voir : dentiste. Mais en dépit de sa bonne volonté, les études sont difficiles et il ne parvient pas à obtenir son diplôme d’entrée à l’école dentaire.

Peu de temps après cet échec, il se met à la guitare mais ne se satisfait pas de son niveau. Non pas qu’il joue mal, loin de là, mais il stagne malgré les efforts entrepris à la pratique de l’instrument. Il décide alors de suivre les cours de l’université scientifique d’Okayama et obtient, après plusieurs années, un diplôme en électronique. Pendant un temps, il joue de la guitare au Music Club « Muscat » d’Okayama Ridai mais se confronte au monde difficile de la musique. En 1983, il est embauché en tant que programmeur chez SEGA. Dès lors, son ascension va être fulgurante.

« Qui peut résister à une Ferrari ? »

— Yu Suzuki

Si sa première réalisation se limite à un certain Champion Boxing sur SG-1000 (la première console de SEGA, uniquement sortie au Japon), l’homme va être à l’origine d’œuvres tout simplement cultes. Conçus sur des machines d’arcade, ces titres ont marqué au fer rouge l’histoire du jeu vidéo : Space Harrier et Hang On en 1985, Out Run en 1986 ou encore After Burner en 1987, Yu Suzuku tient, à lui seul – ou presque –, le succès de SEGA au milieu et à la fin des années 1980. Un véritable raz-de-marée de hits qui confirme une nouvelle tendance, selon laquelle le Japon se tourne vers l’occident, comme le révèle le créateur nippon : « Je suis arrivé chez SEGA en 1983, et dix ans plus tard, la société est devenue beaucoup plus importante, elle s’est agrandie. À cette époque, l’entreprise visait pas moins de 60 % de parts de marché en occident. Et le plus grand marché était justement les États-Unis. Par conséquent, tous les jeux, à commencer par Out Run, ont été conçus avant tout pour le public américain. »

Si cela n’a l’air de rien, cette approche pro-occident aura un impact immédiat sur la conception des prochains jeux de la firme, à commencer par Virtua Racing et Virtua Fighter. Lorsqu’on se penche sur Out Run, certains choix sont à l’évidence tournés vers les États-Unis. Le ciel arbore les couleurs du ciel californien et l’équipe en charge du développement s’est plongée dans la culture américaine, des films hollywoodiens au théâtre de Broadway. Quant au choix du véhicule, la Ferrari, il est destiné aux gens du monde entier. Comme le dit si bien Yu Suzuki : « Après tout, qui peut résister à une Ferrari ? »

Du bitume à la bagarre

Dans les années 1990, Yu Suzuki commence à se lasser du jeu en deux dimensions. Il aspire à une évolution du média jeu vidéo et souhaite intégrer des univers en trois dimensions dans les salles d’arcade. Pétri d’ambition mais conscient de la difficulté du challenge, il a alors une idée lumineuse, qui va bluffer ses collègues : faire appel à une société occidentale spécialisée dans les simulateurs virtuels, la technologie militaire et la sécurité. Un vrai coup de poker ! Au sein de l’AM2 (pour Sega Amusement Machine Research and Development Department 2), c’est la surprise générale. Pourtant, Yu Suzuki sait très bien ce qu’il fait : « Personne chez SEGA ne me croyait lorsque j’ai dit que je voulais acheter cette technologie pour nos jeux. À l’époque, General Electronic Aerospace (ou Aerial & Space), CRC et Evans and Sutherland [des sociétés impliquées dans la défense et la sécurité militaire, NDA] étaient les trois compagnies majeures du secteur, notamment en matière de simulateur virtuel. L’URSS s’est effondrée et le gouvernement en place n’a pas dépensé l’argent comme cela devait l’être pour l’achat de matériel militaire. Par conséquent, ces entreprises ont dû trouver d’autres moyens de revenus. »

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Bruce Lee et Kareem Abdul-Jabbar dans Le Jeu de la Mort, de Bruce Lee, 1973
Crédits : Golden Harvest

En réfléchissant de la sorte, le Japonais voit juste et parvient à obtenir la visite de General Electronic Aerospace (ou GE Aerospace), ce qui est loin d’être un choix anodin dans la mesure où cette entreprise a conçu le premier simulateur virtuel de la NASA en 1960. C’est ce que révèle l’un des responsables de l’époque, Erick S. Dyle.

« Vers la fin des années 1990, nous avons demandé à notre groupe de démonstrateurs de modéliser le célèbre circuit Daytona International Speedway [probablement l’une des premières inspirations d’un certain Daytona USA, NDA] qui n’était qu’à quelques encablures de nos bureaux. Pour que l’ensemble soit géométriquement correct, nous avons ajouté quelques voitures de Formule 1 avec une dynamique de contrôles suffisante pour les piloter. L’ensemble tournait à 60 images par seconde en temps réel, avec environ 6 000 polygones par image. Le tout étant affiché sur un écran d’un million de pixels, via un générateur d’images Compu-Scene PT2000 vendu environ 1 million et demi de dollars. Nous avons enregistré la séquence sur une cassette vidéo en ajoutant de la musique et des effets sonores et nous avons pris la route en présentant notre projet à diverses entreprises. Nous avons rendu visite à SEGA au mois de novembre 1990. À l’époque, les jeux d’arcade SEGA étaient conçus à base de sprites (en 2D). Ils étaient en train de travailler sur leur tout premier système à base de polygones, la Model 1. Cette carte était assez brute par rapport aux modèles d’aujourd’hui, mais à l’époque elle n’était pas mal du tout. En comparaison, cela ressemblait aux systèmes Compu-Scene du programme Apollo Space, à la différence que le coût était de 15 000 dollars au lieu du simulateur à plusieurs millions de dollars. Nous avons montré à SEGA notre cassette vidéo avec les effets en temps réel, le filtre tri-linéaire des textures, les ombres et tout un lot d’applications visuelles en 3D et ils ont été conquis par la technologie de GE Aerospace. »

Si cette relation s’intensifiera avec la Model 2, la carte graphique remplaçante de la Model 1, cette dernière a toutefois profité des conseils avisés des ingénieurs de GE Aerospace. C’est justement cette Model 1 qui va donner naissance à Virtua Racing… et surtout Virtua Fighter.

Alors que la Model 1, la future carte d’arcade de SEGA, est en développement, l’équipe de Yu Suzuki travaille à l’élaboration d’un nouveau jeu. Dans la continuité d’Out Run et de Hang On, le Japonais souhaite développer un jeu de course. D’abord intéressé par une adaptation 3D de Hang On, son célèbre jeu de moto, il se tourne finalement vers le rallye façon Paris-Dakar avant d’abandonner l’idée. Il se focalise alors vers le genre automobile du moment : la Formule 1. À partir de croquis, des essais en fil de fer sont réalisés jusqu’à un premier prototype affichant un bloc (représentant la voiture) traversant une étendue de blocs plus ou moins grands. Un jour, Hayao Nakayama, le patron de SEGA Japon, passe dans les locaux de l’AM2 et découvre la fameuse démo. Abasourdi par ce qu’il découvre, il ordonne à Yu Suzuki d’en réaliser un jeu complet. Cela tombe bien, c’est justement le désir de son employé.

Au départ, et malgré les conseils de GE Aerospace, l’équipe tâtonne beaucoup et doit faire face à de nombreux imprévus, comme le relate Yu Suzuki : « Comme c’était notre première borne d’arcade en 3D temps réel, elle était incapable d’afficher beaucoup de polygones. Par exemple, pour réaliser les pneus, on avait si peu de polygones qu’on ne pouvait pas les rendre ronds. Ils étaient dans une forme hexagonale. On a dû trouver de nombreuses astuces [éclairage, lissage des arrêtes, NDA] pour que cela ne se voit pas trop. » Même topo pour les arbres dont les détails ont disparu afin de ne pas interférer avec l’animation du jeu, qui, elle, a fait l’objet d’un travail de titan pour rester constante. Succès colossal en arcade, et véritable phénomène (y compris en France avec l’émission de Cyril Drevet, Télévisator 2), Virtua Racing a aussi été très utile à l’élaboration du futur Virtua Fighter, comme le révèle Yu Suzuki : « Une voiture est composée d’un seul bloc, si on excepte les roues. Le reste est un simple objet formé d’une seule pièce. Mais les humains ont des articulations partout, à l’avant-bras, au coude, au poignet… J’ai profité de ce jeu de voiture pour faire des expériences sur la représentation du corps humain en 3D. Par exemple, quand la formule 1 s’arrête aux stands, on peut voir des techniciens venir changer les roues. Ces personnages ont été une sorte de test qui a abouti à Virtua Fighter. »

« Si vous n’êtes pas en mesure d’imaginer les mouvements dans la vraie vie, vous ne pouvez pas dessiner et modéliser les personnages dans un jeu. »

— Yu Suzuki

Si Yu Suzuki a anticipé ces essais, ce n’est pas pour rien. Un jour, alors que le travail sur l’évolution de la carte Model 1 se poursuit, il reçoit la visite de son patron, Hayao Nakayama. Celui-ci lui explique qu’il est hors de question de se laisser faire par Capcom, qui fait un carton avec son Street Fighter II en arcade. Yu Suzuki se souvient : « Il m’a dit qu’il nous fallait absolument un jeu de combat. Je me suis dit “tant qu’à faire, autant tenter un nouveau challenge”. On a donc décidé de réaliser un jeu de combat qui serait entièrement en trois dimensions. »

Perfectionniste dans l’âme, le Japonais se met alors à imaginer un jeu de combat qui va l’amener… jusqu’en Chine : « À l’époque, les jeux de combat en 2D comme Street Fighter II étaient très populaires. Les graphismes en 3D dans les jeux étaient très rudimentaires, on ne pouvait modéliser des objets qu’avec des triangles, sans aucune texture. Et forcément, à cause de cela, les personnages ressemblaient à des robots. Nous n’avions pas de possibilité pour faire des graphismes qui soient beaux, et cela m’a poussé à mettre tout en œuvre pour créer des mouvements réalistes. Oui, Street Fighter II avait de beaux sprites, mais nous avions l’avantage de proposer des mouvements fluides et du 60 images par seconde. Pour obtenir de telles animations, j’ai fait prendre à tous mes designers des cours d’art martiaux. Si vous n’êtes pas en mesure d’imaginer les mouvements dans la vraie vie, vous ne pouvez pas dessiner et modéliser les personnages dans un jeu. D’ailleurs, ce n’était pas uniquement destiné aux designers. On a réuni tous les employés du bureau pour les faire participer à un tournoi réel d’arts martiaux. »

Il continue : « Nous avons alors donné un bon travail aux personnes qui ont montré le meilleur d’elles-mêmes, tandis que les autres ont eu le droit à la paperasse. Je suis moi-même allé en Chine pour apprendre les arts martiaux, et j’ai essayé beaucoup de coups de pied et coups de poing. Comme Street Fighter était un jeu très beau, j’ai décidé de me concentrer sur l’aspect réaliste. » Autant dire qu’on ne riait pas dans les bureaux de l’AM2. On pense à tous ces employés, peu adeptes des arts martiaux, qui se sont retrouvés, du jour au lendemain, à effectuer des tâches administratives. L’ambition de Yu Suzuki est telle que beaucoup voient en lui quelqu’un d’un peu illuminé. Réaliser un jeu de combat en 3D, qui plus est réaliste, paraît totalement impossible. Et pourtant…

Nouvelles techniques

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Bruce Lee et Kareem Abdul-Jabbar dans Le Jeu de la Mort
Crédits : Golden Harvest

Qu’on se le dise, la Model 1, aussi efficace soit-elle, n’est absolument pas adaptée à un tel jeu de combat en 3D, comme le confirme Yu Suzuki : « Le processeur que l’on utilisait à l’époque était vraiment lent et nous n’avions pas beaucoup de mémoire disponible. Cette machine n’était pas vraiment faite pour la 3D mais si l’image n’était pas rafraîchie au moins 30 ou 40 fois par seconde, on aurait eu un rendu saccadé. Notre problème a été de trouver le moyen de calculer suffisamment rapidement tous les paramètres. On a travaillé très dur pour mettre au point des algorithmes optimisés au maximum. De nos jours, on peut se servir de la motion-capture mais à l’époque cela n’existait pas. Et de surcroît, personne dans le milieu du jeu vidéo au Japon n’avait animé de personnages en 3D. Par la force des choses, tout le monde était débutant et on ne savait pas vraiment comment s’y prendre. Si ce développement fut si compliqué, c’est parce que c’était la première fois. »

Daichi Katagiri, entré chez SEGA il y a 22 ans, se souvient très bien de la difficulté : « Au moment où je travaillais sur Daytona USA, j’ai reçu une convocation de Yu Suzuki, qui m’a demandé si cela m’intéressait d’apporter mon concours à un jeu de combat. C’était à l’époque le genre le plus populaire en arcade. Ce jeu est devenu Virtua Fighter. J’ai donc travaillé dessus dès l’origine. À l’époque de Virtua Fighter, nous ne disposions que d’un nombre limité de polygones [chaque personnage faisait moins de 1 200 polygones, NDA]. Tout était à faire. Nous avions pour défi de créer un personnage réaliste et d’aspect humain doté d’un nombre de polygones encore inégalé dans l’histoire du jeu vidéo. »

Daichi Katagiri sera à l’origine d’un personnage qui sera abandonné en cours de développement : Siba. Il sera remplacé par un certain Akira, héros emblématique de la série Virtua Fighter. Daichi Katagiri ne semble pas avoir digéré cet épisode : « Avant la création d’Akira, j’ai travaillé sur un personnage nommé Siba. Je l’aimais bien, il avait une apparence assez unique. Mais un beau jour, Siba a été remplacé par Akira qui portait un kimono blanc. La seule explication plausible à ce revirement, c’est qu’à cette époque Suzuki-san se passionnait pour le Hakkyoku-ken. On m’a demandé de remplacer Siba par Akira parce que Siba avait obtenu de mauvais résultats lors des tests. »

Le réalisme de Virtua Fighter est tel que Yu Suzuki a étudié, à l’aide d’un maître en arts martiaux, les différentes techniques de combat.

Comme bien souvent, Yu Suzuki suit ses inspirations du moment et va même demander à ses salariés, en tant que patron du studio AM2, d’étranges sacrifices. Au-delà de l’apprentissage des arts martiaux, les employés ont dû apprendre de nouvelles techniques, changer leur manière de faire et s’adapter à une foule de métiers… qui n’étaient pas forcément les leurs. Yu Suzuki, en tant que responsable de l’AM2, a pris son poste à bras le corps : « Nous étions en train de concevoir quelque chose de totalement nouveau, que personne n’avait jamais fait auparavant, si bien que nous avons eu énormément de problèmes. Par exemple, les programmeurs n’avaient jamais travaillé sur des jeux en 3D avant. Et même les designers des graphismes, pour différentes demandes, ils me répondaient “ce n’est pas mon travail ça !” »

« Donc, je n’ai pas eu d’autre choix que d’enseigner de nouvelles méthodes aux personnes qui étaient prêtes à travailler », prolonge Yu Suzuki. « Et c’était aussi une manière de leur faire comprendre que ce qui ne faisait pas partie de leur travail allait le devenir dans le futur avec la 3D, que c’était utile pour eux de savoir comment cela marchait. Et puis de toute façon, tôt ou tard, cela allait leur servir. Comme vous pouvez le voir, j’avais raison. Autre problème, les processeurs dédiés à la 3D n’existaient pas encore, si bien que j’ai dû écrire manuellement un moteur 3D capable de compresser et calculer les éléments rapidement. Juste en utilisant le langage assembleur. Maintenant, bien sûr, tout est écrit en C++, mais à cette époque nous étions obligés de composer avec le code de la machine, sous peine de ne pas faire tourner les éléments suffisamment rapidement. » Un vrai travail d’orfèvre qui a donné lieu à une véritable révolution en arcade.

SEGA aurait pu suivre les traces de Capcom et adapter Virtua Fighter avec le même système de combat que Street Fighter II, mais là encore, il en a été tout autre. Yu Suzuki voulait dès le départ du changement : « Street Fighter II se jouait avec six boutons. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose de plus simple. Quelque chose de plus facilement jouable. J’ai voulu simplifier ce système. À mon avis, c’est plus facile de développer un jeu lorsque plusieurs boutons sont disponibles. C’est un peu comme dire “laissons le joueur se dépêtrer avec ça et laissons-le se rappeler de toutes les combinaisons”. Donc j’ai décidé de limiter les commandes à trois boutons : poing, pied et garde. Pour comprendre quelles combinaisons étaient les plus faciles à contrôler, j’ai réuni un groupe de personnes peu familières avec l’univers du jeu vidéo et je leur ai demandé d’appuyer sur les boutons de leur choix. Ensuite, j’ai collecté les statistiques afin de trouver les combinaisons les plus efficaces et populaires. J’ai débuté avec poing-poing et pied-pied. Et à partir de là, j’ai construit un système de combat. Je voulais voir des personnes, découvrant le jeu pour la première fois, capables de gagner un combat simplement en s’acharnant sur les boutons. »

Le réalisme de Virtua Fighter est tel que Yu Suzuki a étudié, à l’aide d’un maître en arts martiaux, les différentes techniques de combat. Épaulé par Daichi Katagiri, ces deux-là ont passé de nombreuses heures à réfléchir ensemble au système de combat à mettre en place. Toutefois, malgré l’envie de coller au plus près à la réalité, Virtua Fighter se permet quelques fantaisies comme le révèle Makoto Osaki, 21 ans de carrière chez SEGA : « Nous voulions faire ressentir au joueur la douleur éprouvée par son personnage. Par exemple, le combattant qui reçoit un coup de pied circulaire valse dans les airs et son corps subit une méchante torsion, le visage tourné d’un côté et le corps de l’autre. Dans la réalité, c’est impossible. Nous étions convaincus que ces mouvements augmentaient le plaisir de jeu et le niveau de satisfaction du joueur… C’était important pour nous, et ça l’est toujours. » Ces propos vont dans le sens de ceux de Daichi Katagiri (Osaki et Katagiri ont l’habitude de travailler ensemble depuis des années) qui admet : « Au lieu d’équilibrer les combattants, nous nous sommes focalisés sur les éléments qui rendraient ces derniers attachants et amusants à incarner. » L’occasion pour nous de nous intéresser au casting, très varié, de Virtua Fighter.

Le Petit Dragon

Yu Suzuki ne l’a jamais caché, il a toujours été accro aux sports de combats et plus précisément aux arts martiaux. Par conséquent, un nom revient souvent dans la bouche du créateur : Bruce Lee. Il aime rappeler ces moments passés devant le petit écran : « J’ai regardé les films de Bruce Lee des milliers de fois. Et mon maître, qui est aussi rapide que Lee, était très difficile à vaincre. J’ai utilisé les mouvements du Petit Dragon image par image pour créer Jacky et ceux de mon maître ont été utilisés pour le prototype pour Akira. » Quand on joue à Virtua Fighter, on comprend mieux ses propos. Akira est plus technique, son style demande une grosse maîtrise du joueur, tandis que Jacky est un protagoniste explosif, plus adapté aux novices et la rapidité de ses coups font très mal à l’adversaire. Son jeu de jambes, absolument redoutable, est d’une efficacité affolante dès lors que l’on maîtrise le combattant.

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Bruce Lee dans Le Jeu de la Mort
Crédits : Golden Harvest

D’ailleurs, Yu Suzuki a une anecdote croustillante à propos de la sœur de Jacky, Sarah, et de sa rivale, Pai, qui ressemble étrangement à Chun-Li : « Je ne suis pas un fan de Chun Li, mais je savais que beaucoup de joueurs aimaient ce personnage. Je préfère Sarah personnellement, mais j’ai créé Pai car je ne voulais pas décevoir les fans de personnages comme Chun-Li. Je pensais même que peu de joueurs allaient aimer Sarah. C’est pourquoi j’ai effectué une étude et j’ai compris que les joueurs avaient besoin d’une combattante comme Chun-Li. Chun-Li est le type de personnage désiré par les joueurs tandis que Sarah est un peu mon enfant. C’est pour cette raison qu’il y a deux filles dans Virtua Fighter. Je réfléchis toujours à la personnalité des combattants que je crée. Par exemple, Sarah ne regarde jamais en arrière quand elle ferme une porte, elle fume, elle aime boire de la tequila (en avalant les verres d’un trait). Dans le jeu, ces détails ne sont pas mentionnés, mais je les garde pour moi. Lorsque l’anime [film d’animation japonais, NDA] est sorti, j’ai voulu mettre la personnalité en avant mais sans la consommation d’alcool et le tabagisme, malheureusement. » Malgré ces quelques restrictions, qui ne concernent de toute façon que l’anime, Virtua Fighter est devenu un phénomène dépassant Virtua Racing.

En décembre 1993, le Japon voit débarquer dans ses salles d’arcade ce succès en puissance. La claque est telle qu’elle bouleverse tous les acteurs du marché à commencer par Namco, le rival de toujours de SEGA en arcade. Le fondateur de Namco, Masaya Nakamura, aujourd’hui âgé de 89 ans, l’explique clairement dans la Révolution PlayStation publiée aux Éditions Pix’n Love : « Je me suis dit que nous devions le faire nous aussi, et que nous avions une chance de nous battre si nous parvenions à créer une borne d’arcade basée sur la PlayStation. »

D’abord réticente aux appels de Sony, Namco va finalement devenir une entreprise partenaire privilégiée. Masaya Nakamura explique ce choix par une réalité implacable : « Utiliser le System 22 [une carte d’arcade signée Namco, NDA], qui a été conçu pour de grosses bornes d’arcade, n’aurait été en réalité qu’une manière de suivre l’exemple donné par SEGA. Mais nous n’avions aucune expérience en matière de jeux de combat en 3D. D’ici à ce que nous parvenions à sortir notre jeu, SEGA aurait lancé une nouvelle version améliorée de Virtua Fighter. »

La réponse à Virtua Fighter se nommera ainsi Tekken, un an après la sortie du jeu de SEGA et juste après le lancement de la PlayStation au Japon. Mais cela ne suffit à essouffler le phénomène Virtua Fighter, qui verra une suite, Virtua Fighter 2, à compter de novembre 1994. Ce jeu sera d’ailleurs réalisé sur la Model 2, une carte d’arcade découlant de la collaboration entre SEGA et GE Aerospace (GE Aerospace sera absorbée par la filiale Martin Marietta en 1993 et cette dernière fusionnera avec Lockheed Corporation en 1995).

« Seuls des combats sans armes sont à même de montrer la réelle force du combattant. Ce n’est pas intéressant si le vainqueur porte un gros flingue dans les mains, non ? »

— Yu Suzuki

Virtua Fighter, en tant qu’aîné de la série, a bouleversé les joueurs. Outre le fossé visuel avec les jeux en 2D, les passionnés d’arcade sont subjugués par la profondeur des actions et la marge de progression qui demande plusieurs mois de pratique pour maîtriser un combattant à la perfection. Yu Suzuki, après des mois et des années de dur labeur, a réussi son pari : « Savez-vous pourquoi, lorsqu’on appuie sur un bouton, le personnage effectue un mouvement double ? Parce qu’un maître en arts martiaux est si rapide que l’adversaire n’a pas le temps de reconnaître le mouvement, d’anticiper et de se rendre compte qu’il est attaqué. Il n’a pas le temps de réagir. C’est pourquoi, dans un jeu, le coup simple devient un coup double. Seulement pour permettre à l’autre joueur de voir le geste et d’anticiper. »

Tout a été pensé à l’extrême afin que Virtua Fighter, par sa technique, son gameplay et ses graphismes, assomme les concurrents. Nombreux sont ceux à s’être infiltrés dans le domaine des jeux de baston 3D, avec plus ou moins de réussite. Certains titres, notamment avec des armes, ont fait pas mal d’ombre au jeu de SEGA (on pense à Toshinden notamment, l’une des révélations labellisée Takara sur PlayStation). Pourtant, Yu Suzuki n’est pas du tout un adepte de ce type de productions et il l’explique de façon on ne peut plus claire : « Avec des armes, tout le monde peut gagner. Seuls des combats sans armes sont à même de montrer la réelle force du combattant. Ce n’est pas intéressant si le vainqueur porte un gros flingue dans les mains, non ? Dans les jeux de combat avec des armes, il y a un vrai problème de réalisme. Si un homme est coupé par un katana, comment peut-il être toujours en vie tout en continuant à combattre ? Je n’aime pas ça. J’ai toujours tout pensé de façon réaliste et dans les combats à mains nues, les combattants peuvent supporter plusieurs coups avant d’être assommé pour de bon. »

Virtua Fighter est représentatif d’une époque totalement révolue. Un temps où le Japon dominait outrageusement le monde du jeu vidéo. Aujourd’hui, ce média a choisi l’occident comme point gravitationnel et le créateur japonais regrette amèrement que son pays n’ait pas réussi à prendre le train en marche : « Il y a dix ans, le marché japonais représentait 80 %. Aujourd’hui, ce chiffre est descendu à 20 %. Le fait est que les jeux japonais ont été les pionniers sur ce marché. Toutes les technologies, les idées et les principes de fonctionnement ont été inventés au Japon et distribués dans le monde. Les Japonais aiment tout faire manuellement, tandis que les Américains ont conçu un écosystème, de façon à ce que vous ayez juste à appuyer sur un bouton, à pousser un code-barres dans un lecteur pour obtenir un produit fini. Les Américains ont regroupé les idées et analysé ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Ils ont créé des processus et automatisé le développement des jeux vidéo. Ils ont aussi créé des moteurs de jeux, comme Unity. Et le résultat, c’est que le système fonctionne très efficacement. L’Europe est également très forte dans ce domaine. »

Virtua Fighter aura marqué l’empreinte du jeu vidéo à jamais. Par la suite, la série a accouché d’excellentes suites avant de disparaître légèrement des écrans radars. Les joueurs n’attendent plus que SEGA annonce le sixième épisode, même s’il faudra peut-être patienter encore longtemps. De toute façon, Yu Suzuki n’est plus du tout derrière la série, il a lui aussi quelque peu disparu et n’a plus du tout la même aura qu’autrefois (même s’il est souvent invité à participer à des conférences). Mais ce qu’il a accompli avec Virtua Fighter est un véritable tour de magie : « Je ne joue pas beaucoup. Par exemple, j’aime jouer au billard et je préfère les vraies voitures à celles d’un jeu vidéo. Mon idée consiste à transférer dans un jeu vidéo ce qui est intéressant dans la vie réelle. Par exemple, j’aime conduire une voiture et je veux transmettre ce sentiment à travers un simulateur automobile. J’ai beaucoup de passions. Actuellement, je pilote un vrai jet [il a appris à piloter avec un instructeur en Floride, NDA] et je participe à des combats aériens – fictifs bien entendu – avec un système de fumigènes et de lasers. » Parole de non-joueur de jeux vidéo.


Couverture : Le Jeu de la Mort, de Bruce Lee, 1973, Golden Harvest.