La fontaine est à sec

Il n’y a pas de chacha dans la fontaine à chacha. La fontaine devait pourtant être réapprovisionnée en eau-de-vie géorgienne toutes les semaines, m’explique Corrie Noe. Son mari, Aleko Kikilachvili, a été missionné par le président géorgien Mikhaïl Saakachvili afin de concevoir l’éclairage de la fontaine. « Vous auriez dû voir Micha », poursuit Noe, employant un diminutif que les Géorgiens donnent volontiers à leur ex-président. Assis sous une forêt de parasols à la terrasse du Holland Hoek Hotel, la création personnelle de Noe et Kikilachvili, nous buvons du vin de Khareba en quantité. « Quand Aleko lui a montré les lumières, il était comme un gosse. Il est resté assis à regarder des heures durant, le sourire aux lèvres. »

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Batoumi attire des touristes fortunés
Crédits : Mikhail Kryshen

Il est vrai que Micha Saakachvili, qui fut le premier homme à diriger le pays après la révolution des Roses, était réputé pour son ambition exubérante. Président d’une ex-république soviétique à peine sortie de l’anarchie des années 1990, il s’est attaqué au défi des réformes structurelles avec toute la subtilité d’un rouleau-compresseur. Des maisons délabrées à Tbilissi ? Démolies, pour construire un pont de verre qui s’illumine au passage des piétons. Un repaire de bandits au sommet d’une montagne isolée ? Transformé en station de ski ! Jusqu’en 2004, Batoumi a été le terrain de jeu politique et privé d’Aslan Abachidzé, le satrape local. À sa chute, sans surprise, Saakachvili a pris les choses en main avec pour projet de métamorphoser la ville en « Las Vegas de la mer Noire », célébration extravagante et orgiaque de l’argent frais et des valeurs modernes. Il s’est appliqué à ponctuer le littoral de Batoumi de monuments à sa gloire : la tour Trump, du nom du magnat américain de l’immobilier et des médias ; le bâtiment de l’université de technologie, profilé comme une fusée et surmonté d’une roue à nacelles en guise de cadran ; la Tour Alphabétique, dont la double hélice ornée des lettres de l’alphabet géorgien s’élève en spirale jusqu’à un globe panoramique, seul volume « utile » de l’édifice. Le projet de fontaine à chacha était dans la même veine. Dans l’esprit fantasque de Saakachvili, la fontaine aurait dû déverser des litres de gnôle géorgienne devant des hordes d’Européens en extase. « — Elle marchait, avant, m’explique Noe. — Avant mon arrivée ? — Non. Longtemps avant. »

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Le tramway aérien de la ville
Crédits : Mikhail Kryshen

Quand le gouvernement a changé, explique Noe, tout a changé avec lui. En 2012, le parti « Rêve géorgien », conduit par l’austère et énigmatique milliardaire Bidzina Ivanichvili, a renversé le Mouvement national uni du président Mikhaïl Saakachvili. Il mettait ainsi fin à dix ans d’un pouvoir réformiste et pro-occidental en place depuis la révolution des Roses. Ivanichvili a largement financé les grands projets immobiliers de Tbilissi : la nouvelle cathédrale, le téléphérique, des musées d’art. La soudaine popularité de l’oligarque, propulsée par ce mécénat tous azimuts, a signé la fin des ambitions de Saakachvili. Devenu Premier ministre en 2012, Ivanichvili est resté un an à la tête du gouvernement avant de quitter ses fonctions. Officiellement retiré de la vie politique, il a pris soin de choisir le Président et le Premier ministre qu’il laissait derrière lui. C’est ainsi que la fontaine à chacha s’est retrouvée à sec. La Tour Alphabétique, structurellement instable, est louée 30 centimes par an à une société espagnole qui prend l’entretien à sa charge. Personne ne sait vraiment ce qui s’est passé pour la tour Trump, mais toujours est-il que les fondations n’ont jamais été coulées.

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La plage de l’hôtel Radisson et la Tour Alphabétique
Crédits : Casino Iveria Batumi

C’est tous les jours l’éclate

En ce samedi minuit de la fin de l’été, je suis sur la « Piazza », une nouvelle esplanade construite sur le modèle de la Plaza Mayor de Madrid. Les serveurs des cafés de la place commencent déjà à ranger les tables. Comme Kikilachvili me l’apprendra, un concert en plein air était prévu, mais la municipalité qui a fait venir les musiciens de Tbilissi a oublié d’en informer les régisseurs. Les musiciens ont reçu leur cachet avant d’être promptement renvoyés chez eux. « Typique », laisse tomber Noe. Dans l’ombre de l’hôtel Radisson, le Kempinski sept étoiles est toujours à l’état de simple ossature, presque dix ans après la signature du permis de construire. (D’après les rumeurs, la franchise voudrait se débarrasser du site aussi vite que possible.) Pour chaque hôtel construit, on trouve un chantier à l’abandon, ou un projet architectural dont les plans changent à l’improviste tous les quatre matins. Il y a encore quelques semaines, l’affichage de l’hôtel « Crowne Plaza » indiquait la construction d’un Holiday Inn. Mais rien de tout cela n’est susceptible de freiner Batoumi. À l’instar de son ancien champion, la ville semble posséder une énergie inépuisable.

Batoumi est la Kim Kardashian des cités portuaires : si éprise de son image qu’on ne peut  s’empêcher de l’aimer.

Le long de la promenade en bord de mer, une fontaine à néons fait danser son jet d’eau au rythme d’une musique préenregistrée – ce soir, une reprise techno de « Ah ! si j’étais riche »… Des stations de batumvélos couleur citron vert côtoient les statues mobiles des amants fictifs Ali et Nino, en style minimal chic. Batoumi a son Hilton et son Sheraton. La silhouette du Radisson hisse ses courbes de verre et sa piscine en toit terrasse au-dessus de la promenade rénovée. Sur la place de l’Europe – ainsi nommée par anticipation –, la silhouette de Médée se dresse sur une colonne dorée face aux vitraux d’une façade flambant neuve. (Le café et le restaurant du Radisson se réclament aussi de Médée, la magicienne infanticide de la mythologie grecque.) On trouve à Batoumi une taverne allemande dont les fresques de plafond, vieilles de plus d’un siècle, ont été repeintes pour paraître plus fraiches. Il y a des bars en rooftops, des cocktails au limoncello, des casinos Golden Palace, des publicités pour des projets immobiliers de luxe projetées sur le bâtiment en fusée de l’université. Des verres à champagne ornés des courtisanes de Toulouse-Lautrec partent au prix étonnant de 60 laris pièce, soit 23 euros. Sur l’avenue Roustavéli, une maison arbore une façade en forme de visage stupéfait. Un restaurant a été construit, littéralement, sens dessus dessous. Une fausse pagode chinoise fait face à la mer. N’y cherchez aucune ironie. La plupart de ces édifices sont des réminiscences des ambitions architecturales de Saakachvili. Des rumeurs font état d’un projet de construction d’un hôtel Marriott Courtyard sur la promenade. Sur le site de la tour Porta, un des rares chantier encore actifs, le cri des mouettes se répercute à la surface de la mer. En surface, Batoumi n’a ni queue ni tête. La ville continue pourtant à exister. « Fun Goes Down All Day Round », « c’est tous les jours l’éclate », proclament des affiches placardées partout dans la ville.

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Des enfants se baignent dans le port
Crédits : Lovro Rumiha

La piste de danse vide

En quête d’informations sur le développement de la ville, je fais la connaissance de Volker Riedl, un expatrié allemand attiré à Batoumi par les perspectives de soleil (bien qu’il pleuve la moitié du temps) et de profits immobiliers. Nous nous rencontrons dans un café de la Piazza du nom de Brioche, sous une fausse arcade vénitienne. Riedel prévoit d’ouvrir une société de gestion immobilière à Batoumi. Je lui demande si un tel projet peut s’avérer rentable, étant donné le ralentissement du marché immobilier. Bien sûr, répond-il, les gens ne construisent pas à Batoumi, mais ils continuent d’acheter. « Les Russes, les Ukrainiens », ajoute-t-il en haussant les épaules. « Depuis la crise de Crimée, ils veulent sortir leur argent du pays. » Et Batoumi est l’endroit parfait : dans un pays stable, à moins de trois heures d’avion, idéale pour un week-end au bord de la mer Noire. Riedl a entendu parler d’oligarques qui achètent cinquante ou cent appartements en une seule fois. « Un Ukrainien », précise-t-il, faisant écho à une révélation, toujours vague et invérifiable, que j’ai entendue à plusieurs reprises depuis que je suis à Batoumi. « On m’a dit qu’il en avait acheté soixante-dix d’un coup. » Les appartements du complexe Palm, tout juste construit à côté de l’hôtel Kempinski (« des appartements élitistes au bord de la mer », dit la publicité) peuvent partir pour un million de dollars pièce, m’apprend-il, ce qui n’a rien d’exceptionnel dans ce pays où le salaire moyen tourne pourtant autour de 270 euros par mois. Si le gouvernement actuel fait peu pour courtiser les investisseurs – les Géorgiens ont le sentiment récurrent que leur gouvernement, pour le meilleur ou pour le pire, ne fait rien du tout –, les investisseurs privés affluent toujours depuis l’autre rive de la mer Noire.

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Une rue de Batoumi
Crédits : Lovro Rumiha

Bien sûr, reconnaît Riedl, il y a des risques. Il a souvent entendu parler d’hommes d’affaires ayant tout perdu après avoir investi dans des projets immobiliers qui n’aboutissent jamais. « Il y a encore quelques jours, Babillon a fait faillite », explique-t-il à propos d’une tour au nom providentiel. Mais cela fait partie du jeu. « En Allemagne, tout est sur-réglementé, sur-contrôlé », raille-t-il. « Ici à Batoumi, on est libre. » Cette liberté, c’est l’économie souterraine, tolérée par les autorités locales parce qu’elle porte la ville à bout de bras. Pour les milliers de Turcs qui traversent la ville-frontière de Sarpi, à 20 minutes de là, Batoumi offre l’opportunité d’un week-end de débauche. Ils flambent dans les innombrables casinos de la ville – Saakachvili a mis en place d’étonnantes niches fiscales pour inciter les hôtels à offrir ce genre de services –, ramènent une ou deux femme rencontrées dans l’un des « bars turcs » de la rue Koutaïssi ou, pour les plus fortunés, dans la fameuse discothèque de l’hôtel Intourist. Sur la route principale entre Sarpi et Batoumi, la prostitution s’affiche si ouvertement que les riverains sont descendus dans la rue en signe de protestation. Quand on traverse la frontière depuis la Turquie, l’Atlantic City Casino est le premier édifice qui s’offre au regard. Là, des hommes fument et jouent aux machines à sous d’un air sinistre, dans des pièces sans fenêtre tendues de noir. Le montant du mythique « Grand Prix » est de 2 800 laris, soit 1 000 euros, et les derniers gains enregistrés plafonnent autour de 15 euros. « Mais c’est ce qu’on attend », insiste Riedl. « Les gens viennent ici pour ça. Ils veulent aller au casino, jouer à des jeux d’argent, ramener une fille… » Officiellement interdite, la prostitution fait l’objet d’une autorisation tacite du gouvernement, explique-t-il. Les autorités ont bien conscience que ce sont les promesses d’excès en tous genres qui maintiennent Batoumi à flot.

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Sur les bords de la mer Noire
Crédits : Gytis Liutkus

La plupart des clients du Casino Iveria viennent de Turquie. Toutes les affiches sont en turc. Les clients sont habillés simplement : jean, t-shirt rayé, rarement de marque. L’alcool est gratuit pour les joueurs, mais plusieurs tablées s’en tiennent au thé. La plupart des gens jouent aux machines à sous, mais quelques-uns sont massés autour des tables de blackjack. Ici comme partout, les grosses parties se déroulent à l’abri des regards. L’air est saturé de fumée de cigarette. Personne ne parle. Toute la ville baigne dans cette atmosphère de silence et de sourde mélancolie : le restaurant Fan Fan, sorte de quartier général des artistes de la capitale ; la vieille ville rénovée et ses façades art nouveau aux teintes roses, rehaussées par le vert intense des montagnes d’Adjarie ; la plage de Sarpi, réputée la plus belle de Géorgie, sise dans l’ombre d’un poste-frontière turc… Il serait facile de détester Batoumi. De détester les fontaines aux néons, les bars turcs, la promenade bling-bling en bord de mer, la statue d’Ali et Nino aux mécanismes grippés. Mais je ne déteste pas Batoumi. À la fin de mon séjour, je réalise que je me suis éprise de la ville, de son étrangeté, de son obsession idéaliste du plaisir à tout prix, et à tous prix. Si le but ultime d’une villégiature est d’être transporté dans une forme d’espace intermédiaire, hors des contingences du monde réel, alors Batoumi est un lieu de villégiature d’une perfection surréaliste. La ville est une création sauvage et autoréférentielle, dans laquelle chaque rue, chaque panneau, chaque piscine renvoie à quelque autre hôtel, cité ou paradis imaginaire. On dirait Trieste, conjuguée à Atlantic City, mâtinée de Doha. Batoumi est la Kim Kardashian des cités portuaires : si éprise de son image que je ne peux m’empêcher de l’aimer, moi aussi.

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En perpétuelle construction
Crédits

Ce samedi, à une heure du matin, Natali est le seul bar ouvert de la rue Koutaïssi. C’est un des fameux « bars turcs » omniprésents dans la ville, voués à satisfaire une clientèle transfrontalière en goguette. Les barmaids ne lèvent pas la tête quand je fais mon entrée, réfugiée au bras d’un ami. Elles jouent aux cartes et refusent de produire un menu avec les prix, nous servent nos boissons et retournent à leur table. Sur l’addition, le Jack Daniel’s de mon ami sera facturé 30 laris, le double ou le triple du prix habituel en Géorgie. Une demi-heure plus tard, une femme en courte robe à sequins entre d’un pas hésitant. Elle se dispute avec la propriétaire, la repousse pour tituber jusqu’à la piste de danse vide. Elle s’observe furtivement dans le miroir, tout en fard et paillettes, sourit, cambre légèrement les hanches. Il me semble qu’elle ne fait qu’admirer son reflet, mais elle commence alors à danser, avec de plus en plus de fougue, puis s’incline et embrasse son image sur la bouche, longuement. Elle continue à danser jusqu’à ce que la propriétaire la jette dehors.


Traduit de l’anglais par Yvan Pandelé d’après l’article « Vegas on the Black Sea », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Vue de Batoumi, par Greg McMullen.