J’ai laissé tombé la viande il y a quelques semaines. Autant dire que la rupture ne s’est pas faite en douceur. J’ai passé certains de mes plus beaux souvenirs sur une terrasse, une bière et un cheeseburger à la main. Mais plus j’en apprenais sur elle et plus j’ai compris que cette relation était toxique pour nous deux. Il y a certaines choses qu’il faut à tout prix éviter de faire si l’on veut pouvoir manger de la viande industrielle tout en étant en paix avec soi-même. Chercher « minerai de viande » sur Google, regarder une vidéo tournée en caméra cachée dans un abattoir, ou lire le rapport « Bétail et changement climatique » de l’organisation de recherche environnementale Worldwatch Institute. Mais j’ai fait tout cela, et tout a changé.

J’ai réalisé qu’à chaque fois que je mangeais un hamburger, je participais à l’assèchement des rivières américaines tout en ingérant un ragoût fécal généreusement assaisonné de bactérie E. coli, cautionnant par mon silence goulu une orgie de tortures à en faire pâlir Hannibal Lecter… Et pour couronner le tout, j’accélérais le réchauffement climatique de la même façon que si j’avais percuté une installation solaire au volant d’un Hummer. Nous avons tous besoin de bousculer nos habitudes alimentaires – à commencer par les miennes.

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Cette image ne contient pas un gramme de viande animale
Crédits : Beyond Meat

Après la viande

Pourtant, mes précédentes tentatives avaient toutes failli, alors que je me retrouvais confronté à des plats biologiques longs à préparer, et des produits à base de tofu dont l’odeur n’était pas sans rappeler celle du carton. Il me semblait que tous le steaks végétariens auxquels je goûtais étaient déclinés en deux saveurs aussi répugnantes l’une que l’autre : bouillie de riz complet riche en glucide assommante, et rondelle de gluten à vous ruiner le côlon. Évitons de parler du Soylent, merci. Si je ne pouvais plus manger de viande, il me fallait néanmoins trouver quelque chose qui s’en rapproche sacrément. Une source de protéines de qualité, facile à préparer, et que je puisse accompagner d’une bière.

J’ai longuement marché, la mine basse, sur les sentiers du Vermont – où je vis. Alors que je passais devant la ferme de mon voisin, l’un de ses bœufs d’élevage s’est approché de la barrière pour me regarder fixement. J’ai caressé du regard ses flancs dodus et sa poitrine généreuse. J’ai plongé mes yeux dans les siens, bruns et insondables, avant de murmurer : « Je ne peux pas tirer un trait sur notre histoire… » Et pourtant, je l’ai fait. Pas à cause d’un soudain sursaut de volonté dont je ne me soupçonnais pas capable, mais simplement parce que j’ai reçu un colis qui m’a facilité la tâche.

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Des Beast Burgers sur le grill
Crédits : Beyond Meat

À l’intérieur se trouvaient quatre steaks dorés de 115 grammes chacun. J’en ai jeté un sur le grill. Le contact a provoqué un grésillement caractéristique satisfaisant. Une belle écume de gras a commencé à crépiter. L’air s’est rempli d’une odeur de bœuf. J’ai toasté deux pains à hamburger et décapsulé une bière. J’ai sorti de la moutarde, du ketchup, des cornichons au vinaigre, des oignons et assemblé le tout. Après avoir ajouté quelques frites sur le côté, j’ai pris une grande bouchée. J’ai mâché. J’ai réfléchi. J’ai continué de mâcher… et j’ai commencé à avoir foi en l’avenir.

Cela s’appelait un Beast Burger, et il m’avait été envoyé par la société Beyond Meat, basée dans le sud de la Californie, à deux pas de l’océan. À ce moment-là, le Beast était encore un secret bien gardé. On ne le connaissait que par son nom de code : le Projet Manhattan Beach. J’ai dû supplier Ethan Brown, le patron de la boîte âgé de 43 ans, de m’envoyer un échantillon. Et son steak était vegan-compatible. « Il contient plus de protéine que le bœuf », m’a assuré Brown lorsque je l’ai appelé après y voir goûté. « Plus d’oméga 3 que le saumon, plus de calcium que le lait et plus d’anti-oxydants que les myrtilles. En plus de cela, il favorise la récupération musculaire. C’est de loin le steak le plus parfait. »

J’ai demandé : « Comment faites-vous pour lui donner ce goût de viande ? » « Mais c’est de la viande », a-t-il répondu d’un air énigmatique. « Venez nous voir, je vais vous montrer notre bœuf. »

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Le QG de Beyond Meat est un entrepôt en briques situé à quelques pas d’El Segundo, l’énorme raffinerie Chevron, qui tousse des nuages de fumée noire dans l’azur californien. « Vieille économie, nouvelle économie », commente Brown alors que nous pénétrons à l’intérieur. Dans un open space, une vingtaine de jeunes gens entre 20 et 30 ans tapent frénétiquement sur des ordinateurs portables installés sur des bureaux à tréteaux. On dirait un décor monté le matin même pour un film sur les start-ups. Des vélos et des planches de surf sont appuyés contre les murs.

Dans la cuisine-laboratoire, Dave Anderson, le chef cuisinier de Beyond Meat, est en train de faire cuire des steaks expérimentaux faits à base de haricots, de quinoa et d’autres choses vertes étranges. Dave est un ancien chef très célèbre. Il est le co-fondateur de Hampton Creek, la société connue pour sa mayonnaise végétalienne.

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Le QG californien de Beyond Meat
Crédits : Beyond Meat

Le « bœuf » est le seul à disposer de son propre espace. Il étincelle, insensible et fait d’acier, dans un coin du laboratoire. Il s’agit en réalité d’une extrudeuse à double vis, bijou technologique de l’industrie agroalimentaire qui produit à tour de bras toutes les pâtes et barres énergétiques du monde. Les extrudeuses principales de Beyond Meat, ainsi que soixante autres employés, travaillent paisiblement dans le Missouri. Ils produisent la génération actuelle de substituts à la viande de Beyond Meat, mais cette machine-là sert à la R&D. Pour faire un Beast Burger, on mixe d’un côté de la machine de la protéine de pois en poudre, de l’eau et de l’huile de tournesol, avec plusieurs nutriments et arômes naturels. Ce mélange est ensuite cuit et pressurisé, avant d’être  expulsé à l’arrière de la machine. Après quoi on obtient des steaks prêts à être cuits. « Elle fait à peu près la taille d’un gros bœuf, n’est-ce pas ? » commente Brown alors que nous l’admirons. « Et elle fonctionne pareil. »

Ce qu’il veut dire, c’est qu’on met tous les éléments végétaux d’un côté. Ils sont ensuite séparés, puis rassemblés en paquets de protéines fibreux. Un bœuf le fait pour gagner du muscle. L’extrudeuse du labo de Beyond Meat le fait pour fabriquer de la viande. Brown vous dira que ce n’est pas seulement une substance qui ressemble à de la viande. C’est de la viande, ni plus ni moins. De la viande faite à partir de végétaux. Car selon Brown, la viande n’est en réalité rien de plus qu’un gros morceau de protéine savoureux et consistant. A-t-on vraiment besoin qu’un animal l’assemble pour nous, ou est-on suffisamment habiles pour construire des machines capables de faire tout le boulot ?

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Ethan Brown
CEO de Beyond Meat
Crédits : Stuart Isett/Fortune Brainstorm Green

En vérité, le bétail est terriblement incompétent lorsqu’il s’agit de fabriquer de la viande. Seuls 3 % de la matière végétale qu’ingère un bœuf se transforme en muscle. Le reste est dépensé pour produire de l’énergie et rejeter du méthane. Il peut être rejeté comme excès de chaleur, expulsé par l’arrière de l’animal ou réutilisé d’une façon qui n’a rien à voir avec la viande. Par exemple pour finir dans le sang, les os ou le cerveau. L’élevage de bétail remplit les rivières de fumier et occupe une incroyable superficie de terrain.

Près des 3/5 des terres agricoles sont utilisées pour l’élevage de bœufs, bien qu’ils représentent à peine 5 % de notre apport en protéine. Mais il y a qu’on adore la viande. Et si l’on ajoute à la table les couverts des pays en voie de développement, qui aiguisent déjà leurs couteaux à viande, la consommation mondiale de protéine devrait doubler d’ici 2050. C’est ce qui empêche Brown de dormir la nuit.

Du haut de son 1,98 m, pourvu de bras massifs, l’homme témoigne des propriétés des protéines végétales. À côté de sa voix, celle de James Earl Jones semble presque de crécelle. Il est devenu végétarien alors qu’il était adolescent à Washington, après que sa famille a fait l’acquisition d’une entreprise laitière dans le Maryland. « J’ai commencé à me sentir mal à l’aise dans mes baskets en cuir », dit-il. « Parce que je connaissais les vaches, je m’occupais tout le temps d’elles. » Il avait la vingtaine quand il est devenu végétalien.

« Ce n’était pas par culpabilité. C’était une question d’équité », m’explique-t-il. « “Pourquoi s’occupe-t-on si bien de nos chiens et pas des cochons ?” En grandissant, on essaie d’être plus cohérents. » Il est déjà très ambitieux. « Je voulais créer un McDonald’s végétal. » Finalement, il s’est orienté vers le domaine des énergies alternatives, et a travaillé sur les piles à combustibles pour Ballard Power Systems, une entreprise de Vancouver. « En un sens, travailler dans l’énergie semblait plus sérieux. Mais l’idée de travailler dans l’agroalimentaire n’arrêtait pas de me hanter, et j’ai fini par me dire qu’il fallait que je tente le coup. »

Le tofu par KO

Pour Brown, le moment décisif a eu lieu en 2009, quand le Worldwatch Institute a publié son rapport « Bétail et réchauffement climatique », qui estimait avec précision la contribution véritable du bétail – buffles, moutons, chèvres, chameaux, chevaux, cochons et volailles – du monde entier aux émissions de gaz à effet de serre (GES). Un rapport antérieur de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (ONUAA) avait annoncé que cette contribution était de 18 %, ce qui représente davantage que les voitures et les camions réunis.

Le fait est assez choquant en soi. Mais les auteurs de l’étude de Worldwatch, deux analystes travaillant pour la Banque mondiale, ont souligné que l’ONUAA n’avait pas pris en compte le CO2 rejeté par les 22 millions d’animaux de bétail, les forêts décimées pour laisser place aux pâturages, les champs de cultures fourragères, ni l’impact total de 103 millions de tonnes de méthane recrachées dans l’air par les ruminants chaque année. Après avoir fait le calcul, Worldwatch estimait que le bétail était en réalité responsable de 51 % des GES. Il n’en fallait pas plus à Brown pour qu’il ressorte son projet de McDo végétal. Adieux les piles à combustibles, adieux les Prius. Il s’est dit que s’il s’avérait capable de renverser le producteur de viande Meatworld, il pourrait mettre un terme au réchauffement climatique.

« Je me suis fait avoir comme un bleu » — Mark Bittman

Brown a fait sa première découverte capitale lorsqu’il a rencontré Fu-Hung Hsieh, un scientifique en produits alimentaires de l’université du Missouri. Ce dernier a mis au point un moyen de transformer la protéine de soja en lanières que l’on mâche comme du poulet. (Je ne peux pas vous en dire plus, c’est top-secret, mais cela implique une combinaison de chaleur, de pétrissage et d’eau froide.) Brown a fondé Beyond Meat en 2009 et, en 2012, son produit inaugural appelé Beyond Chicken Strips a commencé d’épater les gardiens du monde de l’alimentation. « Le plus impressionnant », me confie Alton Brown, de la chaîne gastronomique américaine Food Network, « c’est que cela ressemble plus à de la viande que n’importe quel autre produit qui n’en est pas. »

« Je me suis fait avoir comme un bleu », a admis Mark Bittman dans sa rubrique gastronomique du New York Times. Biz Stone, co-fondateur de Twitter et végétalien, n’y a aussi vu que du feu. Il a d’ailleurs investi dans l’entreprise. À l’instar de Bill Gates, dont la Fondation Bill-et-Melinda Gates soutient les innovations qui pourraient potentiellement sauver le monde. « J’ai goûté l’alternative au poulet de Beyond Meat », écrit-il sur internet. « Et honnêtement, je n’ai pas fait la différence avec du vrai poulet. » Gates s’est vite rendu compte du potentiel de ce best-seller.

« Notre approche de la nourriture n’a pas tellement changé au cours du dernier siècle. Il est temps de révolutionner cette perception. Ce n’est que le début d’une innovation majeure. » En 2012, Gates a pris un moment pour donner quelques conseils à Brown, que ce dernier retiendra toujours. « Il m’a dit : “Si tu fais en sorte que cela coûte moins cher que de la viande, et que tu t’implantes assez rapidement à l’internationale, c’est énorme” », se souvient Ethan.

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La compagnie propose de nombreux produits
Crédits : Beyond Meat

La scalabilité est bien là : le procédé de fabrication de Beyond Meat utilise une infime fraction du terrain, de l’eau, de l’énergie, de la moisson et du temps que la véritable viande mobilise. Sans compter qu’il n’utilise pas de nouvelle technologie et que le timing est idéal. Le magasin d’alimentation américain Whole Foods vend avec enthousiasme des paquets de Beyond Chicken Strip depuis le début au prix de 5,29 $ (4,75 €) les 255 grammes. Même si Brown refuse de divulguer son chiffre d’affaire (« C’est exactement le genre d’information dont ont besoin nos compétiteurs », se justifie-t-il), Beyond Meat, qui était vendu au départ dans 1 500 magasins, figurait dans les rayons de 6 000 magasins en 2014, y compris des supermarchés comme Safeway. Même l’industrie des fast-foods s’intéresse à la marque.

Quand, en 2013, l’enseigne de restaurants mexicains Chipotle a ajouté des Sofritas au tofu râpé à la liste de ses burritos dans certains restaurants en Californie, les ventes ont dépassé les attentes. Et Chipotle a constaté que la moitié des consommateurs de Sofritas n’étaient même pas végétariens. L’enseigne les propose maintenant à travers tous les États-Unis alors qu’ils n’avaient pas modifié leur carte depuis dix ans. Veggie Grill est une chaîne de restaurants 100 % végétalienne de plus en plus populaire. Née sur la côte ouest des États-Unis, elle propose des plats de restauration rapide assez similaires, comme les Mondo Nachos ou bien les Crispy Chickin’, tous deux à base de substituts de viande composés de soja et de gluten. homestyletendershighresrgbMais on ne peut pas arrêter le réchauffement climatique avec du faux poulet.

Bien que les 21 milliards de volailles dans le monde consomment une grande quantité de récoltes et étouffent les cours d’eau avec leurs déjections, les 1,5 milliard de têtes de bétail ont un impact bien plus dramatique sur l’environnement. Il faut environ 9 000 calories d’aliments pour animaux pour produire 1 000 calories de poulet comestible, et 11 000 calories de ces mêmes aliments pour obtenir 1 000 calories de porc. Et l’on est encore très loin des 36 000 calories nécessaires pour produire 1 000 calories de bœuf.

Mais, plus important, le processus de digestion du bétail et de leurs cousins les ruminants, les moutons, les chèvres et les buffles, engendre des geysers de méthane. Une molécule de méthane renferme 25 fois plus de chaleur qu’une molécule de CO2. Ce qui signifie qu’une vache produit chaque année autant de GES qu’une voiture qui a roulé 15 088 km. Par kilo, c’est huit fois plus qu’un poulet et cinq fois plus d’un cochon. Si Brown voulait s’attaquer au réchauffement climatique, il devait porter un coup fatal au bœuf.

The Beast

La saveur du bœuf n’a jamais été bien compliquée à imiter : du sel, des molécules aromatiques et le tour est joué. Le vrai challenge, c’est sa texture et sa jutosité. C’est ce que l’industrie de la viande a reconnu en 2006 dans une publication commerciale : « La texture de la viande est extrêmement importante. La protéine végétale texturée – qui pourrait représenter une menace commerciale importante pour nous – n’a pour l’instant eu qu’un impact minime », écrivait le scientifique spécialisé dans la viande Howard Swatland, auteur de Meat Cuts and Muscle Foods (« Morceaux de viande et muscles alimentaires »). « Car jusqu’à présent, les experts de l’alimentation n’ont pas réussi à extruder leurs protéines végétales et à les transformer pour qu’elles ressemblent à de la vraie viande. Le goût et la couleur peuvent être imités assez facilement, mais pas la texture. D’une certaine façon, on peut en conclure que c’est la texture de la viande et le plaisir que prennent nombre de nos consommateurs à la manger, qui gardent notre activité en vie. »

ulyces-beyondmeat-08Le muscle est constitué d’un paquet de fibres fines et longues qui, enroulées, forment un tissu conjonctif très résistant, comme des bûches emballées. De petites poches de gras sont dispersées entre les paquets de fibres, et le corps les mobilise pour créer de l’énergie. L’un des plus grands plaisir, quand on mange de la viande, c’est d’enfoncer ses dents dans ces paquets, et de sentir le gras et le jus jaillir lorsqu’on mâche. Les protéines végétales, elles, ne forment ni lignes ni paquets. Elles ressembleraient plutôt à des piles de bois rangées aléatoirement. Elle n’ont pas les propriétés de résistance à la traction ou de rétention d’eau qu’un muscle possède.

C’est la raison pour laquelle les premières générations de steaks végétariens se décomposaient et ne contenaient pas ce gras riche et juteux. La seule exception est le gluten, la protéine que l’on trouve dans le blé et qui possède des qualités incroyables. Sa structure est semblable à celle d’un ressort, et il peut s’étirer ou se contracter, ce qui rend la pâte élastique. Elle lui permet également de retenir de l’eau dans sa matrice de protéines interconnectées. Mais ses protéines longues aiment aussi s’enrouler sur elles-même comme un nid de serpents, ce qui empêche les enzymes digestives de les atteindre. Quand le gluten à moitié digéré arrive dans les intestins d’une personne atteinte d’une maladie cœliaque, le système immunitaire prend les protéines intactes pour de mauvais microbes. Il panique alors et mitraille l’intestin de tirs amis. Même les personnes qui ne sont pas intolérantes au blé ont souvent du mal à digérer le gluten contenu dans les steaks végétariens.

Pour Brown, le gluten était exclu. Les consommateurs sont également de moins en moins friands de soja, chargé de phytoestrogènes, qui est l’autre élément de base des burgers végétariens et de Beyond Chicken. Les plus grands scientifiques en produits alimentaires ont effectué des recherches pendant des années pour réussir à mettre au point des substituts à la viande à base de soja, qui soient bons et ne contiennent pas de gluten… sans succès. Le végétaux refusaient catégoriquement d’être de la viande.

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Le steak Beyond Meat peut-il vraiment être meilleur qu’un steak animal ?
Crédits : Beyond Meat

C’était l’heure d’un changement de paradigme. À l’automne 2013, Brown a embauché Tim Geistlinger, une rock star de la biotechnologie. Ce dernier a notamment travaillé avec la Gates Foundation pour développer des médicaments contre la malaria, ainsi qu’une levure permettant de produire des carburéacteurs propres à partir du sucre. Geistlinger était parfait pour Beyond Meat : c’est un surdoué de la science qui fait quotidiennement du vélo sur la plage. Il est récemment venu à bout de son premier Tough Mudder, une course d’obstacles avec des épreuves diverses. « J’étais l’une des seules personnes de mon équipe à ne pas manger de viande », raconte Geistlinger, « mais quand on se nourrit d’aliments comme ceux de Beyond Meat, c’est une promenade de santé. » Geistlinger, le chef Dave Anderson et d’autres scientifiques de l’équipe de Beyond Meat ont alors entamé une série de marathons au laboratoire.

Ils essayaient de reproduire l’action du bétail : transformer des protéines végétales courtes en longues fibres succulentes. Le légume qu’ils ont choisi était le pois jaune, dont la protéine était déjà disponible, pour le corps et sur le marché. L’industrie alimentaire utilisait déjà l’amidon de pois comme épaississant naturel dans de nombreux produits, des sauces à la charcuterie. Auparavant, une fois l’amidon isolé, on se débarrassait de la protéine. Aujourd’hui, c’est fini. La protéine de pois est devenue le nouveau chouchou de la nourriture saine sans soja. Cependant, sa texture poudreuse en bouche et son manque de structure ont fait qu’elle n’a jamais été produite à grande échelle.

« Sans fibres, on peut obtenir quelque chose de consistant et de sec, ou bien de mou et d’humide », explique Geistlinger. « Elles sont du genre contradictoires. » Au début de l’année 2014, Beyond Meat a sorti Beyond Beef Crumble, un produit à base de pois. Son apparence et sa consistance ressemblent à celles de bœuf haché cuit. S’il fait tout à fait l’affaire pour agrémenter un taco, il est friable et peu résistant. Gestlinger s’est alors dit qu’il devait créer des fibres à partir de protéine de pois, c’est-à-dire faire en sorte que les protéines soient alignées et connectées les unes aux autres afin de pouvoir imiter la tenue d’un muscle.

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L’extrudeuse de chef Anderson
Crédits : Misha Gravenor

L’équipe a tourné en rond pendant un bon moment. Geistlinger ne cessait de modifier la composition chimique du produit, ou, comme il aime à le dire « tentait sa chance en créant ». Anderson, de son côté, s’obstinait à jouer avec les résultats. Rien. « Au départ, on pensait qu’on était près du but », se souvient-il. « Alors j’ai ramené un burger de fast-food. On l’a goûté et tout ce qu’on faisait, c’était mâcher, encore et encore. Ensuite, on a goûté le nôtre. Et je me suis dit : “Ouah, ça n’a rien à voir.” » Au bout d’un moment, Geistlinger a proposé d’essayer quelque chose de radical.

C’est le secret du Beast Burger, qui requiert une certaine combinaison de chaleur, de pressurisation, de temps, et de chimie dont il ne peut me parler qu’à mots couverts. « Les scientifiques voulaient aller dans un sens, parce qu’on avait toujours procédé de la sorte », se rappelle-t-il.

« Mais je leur ai fait remarquer qu’il ne s’agissait pas du tout de la même protéine. “Je pense qu’on devrait aller dans le sens inverse.” Eux me répondaient invariablement : “Pour quoi faire ? C’est impossible !” Ce à quoi j’ai rétorqué qu’il suffisait d’essayer. Et là, boum. C’était évident. On goûté le steak dès qu’il est sorti et on s’est dit : “Ouah ! C’est la première fois qu’on arrive à un tel résultat.” C’était incroyable. On pouvait voir et sentir les fibres. Et la viande ne s’asséchait pas en bouche ! Tous les problèmes qu’on avait rencontrés avant ça étaient oubliés. Ce jour-là, on a fait une réunion avec notre directeur financier et je lui ai dit : “Voilà, goûte-moi ça.” Il a demandé : “Merde alors ! Qu’est-ce que c’est ?” et je lui ai répondu : “La même chose qu’avant. On a seulement changé deux éléments.” Le résultat était cent fois meilleur que ce qu’on aurait pu espérer. »

Pour perfectionner la formule nutritionnelle, ils ont collaboré avec Brendan Brazier, double champion canadien de l’Ultramarathon de 50 km et créateur de Vega, une gamme de produits alimentaires nutritionnels. Après avoir goûté au steak, Brazier s’est converti. Il en aimait le goût, mais ce qu’il adorait, c’est que le steak contenait 24 grammes de protéines, quatre grammes de fibre et zéro milligramme de cholestérol. Avec ses 19 grammes de protéines, zéro gramme de fibre et 80 grammes de cholestérol, le bœuf est loin de tels résultats. « Il est plein de nutriments », m’explique Brazier. « J’ai l’intention d’en manger plusieurs chaque semaine. »

Est-il aussi délicieux qu’un steak du Département de l’agriculture américain de 115 grammes bien épais et bien assaisonné ? Certainement pas. Le bon steak cuit avec amour à la maison et servi bien chaud recèle un jus succulent qui fait encore défaut au Beast. La texture et la saveur du Beast d’aujourd’hui me rappellent les steaks Salisbury de mon enfance. Certes, ce n’est pas une grande fierté, mais ce n’est pas non plus une mauvaise chose. « C’est un autre genre de mastication », admet Anderson. « Pour ma part, je préfère cela. Les steaks de bœuf sont souvent caoutchouteux. »

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Ethan Brown entouré de ses soutiens
Crédits : Beyond Meat

Le prototype de Beast contenait tellement de micro-nutriments qu’il avait l’odeur d’une étale de compléments alimentaires. Les dégustateurs ont bien fait comprendre qu’ils échangeraient volontiers un soupçon de ces compléments contre l’explosion de saveurs que procure un bon morceau de bœuf. La nouvelle version est si aboutie que le capitaine de l’équipe des Mets de New-York, David Wright, a accepté de le promouvoir. Il a arrêté de manger de la viande rouge il y a des années, depuis qu’il s’est rendu compte qu’elle le rendait mou. Beyond Meat cherche entre autres à courtiser des athlètes comme lui, et ce n’est qu’un début.

The end of the bœuf

« Pourquoi se contenter de protéine de soja et de pois ? » demande Brown. « Pourquoi ne pas étudier toutes les plantes pour voir lesquels présentent le meilleur profil d’acides aminés, ou ce qu’on peut produire à moindre coût. On trouve de la protéine dans de très nombreux éléments. » « On a maintenant à notre disposition une grande quantité de protéines différentes », dit Geistlinger. « On s’intéresse aux levures et aux algues. Toutes les deux présentent des profils d’acides aminés supérieurs à celui du bœuf. On a créé un aliment pour lequel on utilisait la levure de la brasserie d’en face : le résultat ressemblait à une saucisse ! »

Pourquoi transformer des protéines végétales en steaks et en saucisses ?

Le problème des « aliments Frankenstein » se pose alors. Lorsque je dis à Geislinger que les aliments transformés me laissent dubitatif, tout particulièrement ceux produits grâce à de nouveaux moyens, il souligne que Beyond Meat n’utilise pas d’ingrédients artificiels, et que les aliments sont préparés selon des méthodes qui ont fait leurs preuves (chaleur et pressurisation). « Notre procédé est moins agressif que celui utilisé pour la cuisson des bretzels… » me dit-il. « Pour qu’un bretzel soit bien doré, il faut modifier chimiquement les liaisons des molécules. C’est plus agressif que ce qu’on fait ici. » Bien sûr, cuire de la viande suppose aussi des modifications chimiques, mais celles-ci sont connues depuis des générations. Mark Bittman, lui, n’a pas encore succombé au mouvement de la fausse viande.

« Je pense que nous devons étudier chacun de ces produits un par un », me confie-t-il. « Certaines fausses viandes peuvent facilement passer pour de la “vraie” viande. Mais dans la plupart des cas, c’est parce que la “vraie” viande a perdu sa qualité à cause de l’élevage intensif. Il n’empêche que la meilleure chose à faire pour la majorité d’entre nous est encore de consommer des aliments non transformés. Et la fausse viande ne fait pas le poids. »

L’aspect santé mis à part, certains de mes amis trouvent cette idée bizarre. Pourquoi transformer des protéines végétales en steaks et en saucisses ? Pourquoi ne pas se contenter de les consommer sous forme de pois, de soja et de graines ? Ce à quoi je réponds : taco, chimichanga, empenada, crêpe, pierogi, wonton, gyoza, rôti farci, pupusa, friand, pâté en croûte, croque-monsieur, pastrami sur pain de seigle. La culture est une tranche de viande emballée dans de la pâte. Si on veut sauver le monde, autant le faire de la bonne façon.

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Toujours pas convaincu par ce foutu steak ? Voilà ce que je sais. Chaque année, les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies s’associent avec l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux pour évaluer la présence de bactéries résistantes aux antibiotiques dans la viande distribuée dans les points de vente américains. En 2010, la dernière année où les résultats ont été publiés, ils ont acheté 5 280 échantillons dans onze États différents. Ils ont soumis les viandes provenant de quatre États à un test pour y déceler la présence de bactéries fécales. Résultat des courses : Elles sont présentes dans 90 % des échantillons de bœuf et de dinde hachée, 88 % des côtelettes de porc, et 95 % des blancs de poulet.

Si ces chiffres vous choquent, alors il est clair que vous n’avez pas regardé de vidéos d’immersion dans des abattoirs sur YouTube. Le tranchage à haute vitesse et la découpe en dés de 300 à 400 têtes de bétail par heure saturent l’air d’une fine brume fécale. En réalité, ce qui m’épate, c’est que 10 % de notre bœuf haché – et même la viande biologique, qui est pratiquement transformée de la même façon – échappent à cette contamination.

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Boulettes suédoises 100 % végétales
Crédits : Beyond Meat

Ce qui terrifie vraiment Meatworld, c’est que la génération Y est déjà en train de délaisser le bœuf. Toutes les générations s’essaient au végétarisme, au lycée et à l’université, puis font marche arrière quand la vie devient plus compliquée. Mais ce n’est pas le cas des nouveaux diplômés. « Il est indubitable que le végétarisme suscite de plus en plus d’intérêt sur les campus des universités et au sein des entreprises, mais on remarque aussi que d’une façon générale, les gens consomment moins de viande », rapporte Maisie Ganzler, vice-présidente du département stratégie de Bon Appétit Management Company, qui offre des services de restauration dans de nombreuses grandes universités et entreprises, comme Yahoo et Google. Si vous voulez savoir ce que mange la génération montante de décideurs outre-Atlantique, il suffit de demander à Bon Appétit.

« Pour nous, le végétalisme n’est plus un marché de niche », affirme Ganzler. « Nous essayons d’offrir davantage d’alternatives végétaliennes dans les cafés pour nos clients high-tech. La génération Y est plus soucieuse de la consommation de viande, et de plus en plus de populations se tournent vers le végétalisme. » Plus le végétarisme devient courant, plus la viande industrielle perd du terrain sur son seul avantage : son petit prix. « Il n’y a rien qui nous empêche de devenir moins cher que le bœuf dans notre expansion », m’assure Brown. « L’industrie est puissante et bien établie. Cependant, elle doit faire face à de gros problèmes de coûts. Depuis 2010, le prix du bœuf est sur une pente plutôt raide. Nous sommes déjà plus compétitifs à certains niveaux. »

Il n’y a pas de raison pour que Beyond Meat n’ait pas d’extrudeuses aux quatre coins du monde qui produisent des steaks de protéine à des prix abordables. Voire même du steak « brut » végétal qui soit rouge, malléable et conçu pour être cuit. Quand cela arrivera, Brown ne laissera plus les supermarchés américains le caser dans le rayon des hippies. « Dès que notre steak sera prêt, ils devront le ranger à côté de la protéine animale. »

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La concurrence est rude
Crédits : Impossible Foods

Il devra rattraper Impossible Foods, une entreprise fondée par Patrick Brown, un biochimiste de l’université de Stanford. L’entreprise, également soutenue par Bill Gates, a révélé en octobre 2014 un « steak haché » brut avec du « sang végétal » obtenu à partir de manipulations biogénétiques, pour ressembler à de l’hémoglobine. Une fois cuit, le steak devient doré et appétissant.

Même si les coûts ne sont pas encore compétitifs et que le goût peut encore être amélioré, Impossible Foods espère pouvoir rivaliser avec les steak hachés traditionnels dès l’année prochaine. « Le bétail est une technologie dépassée », affirme Patrick Brown. Étant donné la vitesse à laquelle le monde change, l’argent et les intellectuels investis dans ce problème, ainsi que le besoin pressant de ce genre d’alternatives, il est probable qu’à la prochaine décennie, Beyond Meat, Impossible Foods ou un autre concurrent parvienne à perfectionner le bœuf, le poulet et le porc végétaux. Peut-être qu’ils seront plus savoureux, plus sains et moins chers que la version originale des fast-foods. L’affaire deviendra un cas d’école en matière de technologie de rupture.

La viande sera peut-être le charbon de 2025 : sale, non compétitive et marginale. Nos petits enfants seront bouche bée lorsqu’on leur apprendra que nous mettions des animaux en cage pour assembler des protéines, comme lorsque nous songeons que nos ancêtres massacraient des baleines pour éclairer leurs maisons. Voilà à quoi je pensais, par un de ces jours d’automne où tout semble possible, en passant près de la ferme de mon voisin. Je regardais mon ami juché sur quatre pattes. Les feuilles des collines du Vermont formaient un rideau métallique maculé de bronze et de rouille. Le ciel était sans limite, et les pâturages tachetés de jaune paille. Après avoir mangé des Beast Burger tous les jours pendant une semaine, je me sentais débordant d’énergie, j’avais les idées claires. C’était une sensation grisante. « Je ne sais même pas ce qui a pu m’attirer chez toi », ai-je dit au bœuf. Pour toute réponse, il a cligné des yeux et lâché un rot odorant.


Traduit de l’anglais par Marine Bonnichon d’après l’article « The Top-Secret Food That Will Change the Way You Eat », paru dans Outside.

Couverture : Un hamburger Beyond Meat. Création graphique par Ulyces.