Dr Martine

Martine Hennaux traverse le camp comme une flèche, passant une main dans ses cheveux coupés au carré. « Chanel », dit-elle en plaisantant. Quoi qu’elle porte, il est peu probable qu’il s’agisse de ce genre de parfum. Avec l’épidémie de fièvre typhoïde qui fait rage dans la République démocratique du Congo, on se pare plus volontiers d’antimoustique et d’un puissant antiseptique. « Dr Martine », comme tout le monde l’appelle ici, pratique souvent l’humour noir. C’est une armure bien utile pour cette femme de 60 ans qui a passé la majeure partie de sa vie à pratiquer la chirurgie dans les endroits les plus défavorisés du monde.

Surgeon, Martine Hennaux. Material for the 2016 Seasonal appeal story in support of Médecins Sans Frontières. Democratic republic of Congo.

Martine Hennaux, alias « Dr Martine »
Crédits : Charlie Bibby

Son visage à la peau tannée est parcheminé, mais lorsqu’elle entre dans une pièce, sa présence irradie. Pour l’heure, elle se trouve dans une cour en terre à l’arrière d’une vieille maison de missionnaire, où Médecins Sans Frontières a installé ses quartiers. Elle porte des baskets, des chaussettes bleues, un short kaki et un petit sac à dos par-dessus son t-shirt blanc MSF. Derrière ses lunettes à monture d’acier, elle a le regard de quelqu’un qui en a beaucoup vu, mêlé de détachement, d’amusement et de cynisme désinvolte. « Le soir, il n’y a rien à faire », dit-elle en inspectant le camp, qui est pourvu de toilettes sèches et de douches à l’eau froide. « Pas d’opéra, pas de films. Et la nourriture est abominable », ajoute-t-elle en grimaçant devant les bacs en plastique remplis de riz gluant, de tofu de manioc écrasé, de verdure africaine et de morceaux de viande de chèvre. Cette épidémie de fièvre typhoïde est la 21e « mission » que le Dr Martine réalise pour MSF. Leur relation a débuté en Éthiopie il y a 25 ans.

En 1995, elle a été envoyée en Angola, où elle a appris sur le tas à amputer un bras en 25 minutes. Puis on l’a vue en Sierra Leone, où elle a aidé à guérir les blessures des enfants dont les mains avaient été tailladées à la machette, durant la sanglante guerre civile. Quand elle a quitté le pays, elle pesait moins de 40 kilos. Au milieu des années 1990, elle a passé trois ans au Rwanda, après le génocide au cours duquel 800 000 personnes ont été tuées en l’affaire de quelques semaines. « C’était très bien », dit-elle spontanément de sa mission, signe d’un détachement professionnel qu’elle a acquis après avoir été témoin des pires horreurs pendant des décennies. C’est la neutralité de MSF qui lui donne envie de continuer. L’organisation ne fait aucune distinction entre les bourreaux et les victimes, les gouvernements et les citoyens, les enfants soldats et les mères désespérées. L’image d’un AK-47 barré en rouge, comme un panneau d’interdiction de fumer, est collée sur toutes les fenêtres des voitures de MSF. « Pour nous, ce sont tous des patients », explique un autre volontaire de MSF. « Ils laissent leurs armes et leur identité à la porte. » Au Rwanda, où les Hutus ont perpétré un génocide contre les Tutsis et leurs complices Hutus, le Dr Martine ne se préoccupait pas de savoir quelles étaient les racines du conflit, ou de qui était qui. « Je ne voulais pas savoir que l’homme en face de moi était un tueur qui avait pris les vies de nombreuses personnes », dit-elle. « Il vaut mieux ne pas savoir. »

De Paris au Biafra

MSF a ses racines dans mai 1968. Inspirés par l’idéalisme estudiantin, six volontaires – deux docteurs, deux cliniciens et deux infirmières – sont partis soigner des patients au Biafra, dans le sud du Nigeria. Le Biafra avait déclaré son indépendance quelques années plus tôt, après que le Nigeria s’était soustrait lui-même à la coupe des colons britanniques. Le gouvernement central a réagi en bombardant l’État sécessionniste et en instaurant un blocus. Une famine généralisée s’en est suivie.

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Un membre de MSF
Crédits : MSF

Les six bénévoles, parmi lesquels Bernard Kouchner, n’ont pas seulement soigné les patients en plein milieu de la guerre. Ils ont également dénoncé haut et fort les atrocités dont ils étaient témoins. Le témoignage est devenu un aspect essentiel de la culture de MSF. Tout comme la négation des frontières décrétées par l’homme. « Il faut aller là où sont les patients. Ça paraît évident, mais à l’époque c’était un concept révolutionnaire », explique Kouchner. MSF a été officiellement fondé en 1971. Leur première opération d’envergure s’est déroulée dans la capitale nicaraguayenne de Managua, où un tremblement de terre avait détruit une grande partie de la ville et tué des milliers de personnes. Depuis ce moment-là, on a pu voir les médecins de MSF accourir dans les zones de catastrophes – naturelles ou causées par l’homme – partout dans le monde. Ils sont allés au Cambodge pour soigner ceux qui fuyaient le régime génocidaire de Pol Pot et, en 1976, au Liban, où avait éclaté une guerre civile.

En 1979, MSF s’est divisé. La nouvelle génération de dirigeants étaient d’avis qu’il fallait que l’association soit mieux organisée si elle voulait être plus qu’une poignée de médecins courant d’une zone dangereuse à l’autre avec des sacs plastique remplis de médicaments. Kouchner, pour sa part, voulait conserver cet esprit anarchique, aussi a-t-il quitté MSF pour fonder sa propre organisation, Médecins du Monde. Le nouveau MSF a grossi et a muté en structure permanente. Ils ont néanmoins conservé de nombreux idéaux de leurs fondateurs : ils font preuve d’une extrême méfiance à l’égard des subventions proposées par les gouvernements, les entreprises et les grosses organisations. L’association préfère la flexibilité que permettent les dons plus modestes. En 1980, en accord avec son principe « sans frontières », ils ont envoyé une équipe médicale au Pakistan pour traverser clandestinement la frontière du pays et aller soigner les civils afghans blessés dans la guerre contre les Soviétiques. Ils ont continué à témoigner de ce qu’ils voyaient. En 1985, ils ont été expulsés d’Éthiopie après avoir dénoncé le gouvernement marxiste de Mengistu Haile Mariam, qui retenait l’aide alimentaire et utilisait la famine comme arme de guerre.

Aujourd’hui, l’organisation dispose d’un budget annuel de plus d’un milliard d’euros.

Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que je suis entré en contact direct avec MSF. Ils étaient en première ligne d’une bataille contre les grands groupes pharmaceutiques, qu’ils accusaient de refuser l’accès à des traitements vitaux aux patients pauvres, notamment ceux atteints du VIH. Pour MSF, la posture purement commerciale de l’industrie était moralement indéfendable. Avec d’autres, ils ont lancé une vaste campagne qui a fini par forcer les grands groupes pharmaceutiques – via des pressions légales et commerciales – à mettre de côté leur politique dans des cas d’urgences médicales comme le sida. Cela les a encouragés à développer un nouveau modèle tarifaire, basé sur la capacité des gens à payer leur traitement en fonction du pays où ils vivent. C’est en partie grâce à cela que des millions de gens malades du sida en Afrique et en Asie peuvent aujourd’hui avoir accès à des versions peu coûteuses des traitements antirétroviraux, capables de repousser la maladie indéfiniment.

En octobre 1999, j’ai assisté à une conférence de MSF à Paris sur un thème voisin : la négligence des compagnies pharmaceutiques face aux maladies tropicales comme la maladie du sommeil ou le paludisme. J’étais sur le point de débuter mon entretien avec James Orbinski, le président de MSF de l’époque, quand son téléphone portable a sonné. Son visage a soudainement perdu ses couleurs. « C’était le comité Nobel », a-t-il dit. « Nous venons de gagner le prix Nobel de la paix. » Dans son discours à Oslo deux mois plus tard, Orbinski a exposé les grands principes de MSF. « L’action humanitaire est plus que de la simple générosité, plus que de la simple charité », a-t-il déclaré avec une grande éloquence. « Plus que d’offrir une assistance matérielle, nous visons à permettre aux individus de regagner leurs droits et leur dignité en tant qu’êtres humains. » Aujourd’hui, l’organisation dispose d’un budget annuel de plus d’un milliard d’euros et emploie plus de 30 000 personnes dans près de 70 pays, dont la plupart sont engagés sur place. MSF possède 24 associations et cinq centres opérationnels en Europe – basés à Bruxelles, Paris, Amsterdam, Barcelone et Genève – qui se chargent de faire tourner l’organisation et dispatcher les équipes sur chaque urgence. D’après son site, MSF a réalisé en 2015 plus de huit millions de consultations ambulatoires, soigné 2,3 millions de personnes du paludisme, secouru 23 700 migrants en mer et assisté 219 300 naissances.

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Au Congo-Kinshasa, le personnel se déplace par de multiples moyens
Crédits : MSF

Il est cependant inévitable qu’une partie du personnel craigne que plus elle grossit, plus l’organisation risque de s’éloigner de la vision radicale de ses fondateurs. Il arrive encore à MSF de faire entendre sa voix. Mais ils ont aussi appris à se taire, si c’est le prix à payer pour pouvoir soigner les patients de pays aux régimes irritables. Le Dr Martine a assisté à ces transformations. Elle se moque de ses collègues en appelant MSF « Meetings Sans Frontières », une pique en référence aux procédures et à la paperasse qui ne cessent de se complexifier, l’organisation devant faire preuve de transparence vis-à-vis des donateurs comme des patients. Le but essentiel de son action est de soigner les malades, rappelle Martine Hennaux. « Pas de taper sur un clavier », dit-elle en mimant dédaigneusement une personne pianotant sur son ordinateur. « Mais il est vrai que plus on grossit, plus il doit y avoir de règles à respecter. Il est très difficile d’éviter ça dans notre évolution. C’est comme ça que les choses doivent se passer », reconnaît-elle. Puis, avec un regard plein de nostalgie, elle soupire : « C’était mieux avant. »

Route Numéro Un

La République démocratique du Congo, où MSF est en activité depuis 1981, est une de ses plus grosses opérations. Cela s’explique probablement du fait que le pays est plus ou moins en crise continuellement depuis des décennies. MSF emploie 3 000 personnes sur place et dépense environ 100 millions d’euros pour ses opérations chaque année. Une somme impressionnante qui ne représente qu’une goutte d’eau dans l’océan de cette vaste nation, dix fois plus grande que l’Angleterre. Elle abrite une population de 80 millions d’habitants et son État est spectaculairement défaillant.

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Patrice Lumumba, 1er président du Congo-Kinshasa
Crédits : DR

Comme beaucoup de pays africains nouvellement indépendants, le Congo-Kinshasa – à ne pas confondre avec le Congo-Brazzaville voisin, beaucoup plus petit – nourrissait de grands espoirs. Sous le règne de son premier dirigeant élu, Patrice Lumumba, il a été capable de surmonter l’héritage colonial brutal des Belges. En théorie, c’était un pays riche, doté de quantités prodigieuses de diamants, d’or, de cuivre et d’uranium. Mais il a été happé par les politiques de la guerre froide.

En 1965, Mobutu Sese Seko a renversé Lumumba par un coup d’État. Protégé par les nations occidentales, qui voyaient en lui un rempart contre le communisme, il a passé les trois décennies suivantes à piller les ressources du pays qu’il avait renommé Zaïre. Dans son village reculé de Gbadolite, il a fait construire un « Versailles dans la jungle » ainsi qu’une piste d’atterrissage pour le Concorde, afin de faciliter ses journées shopping supersoniques à Paris. Le pays qu’il « gouvernait » a pourri lentement. Dénué d’infrastructure institutionnelle ou matérielle, ce n’était pas tant un État qu’ « un trou en forme de Zaïre au milieu de l’Afrique », comme The Economist le décrivait à l’époque. Mobutu a été renversé à son tour en 1997 et le pays, pas plus démocratique qu’avant, a cependant repris le nom de République démocratique du Congo. Aujourd’hui, le revenu annuel moyen au Congo est inférieur à 500 euros et l’espérance de vie plafonne à 57 ans. En dépit de ses miraculeuses ressources naturelles, c’est un des pays les plus pauvres du monde. MSF n’a aucun répit au Congo.

Cette année, l’organisation a mené une énorme campagne de vaccination contre la fièvre jaune après qu’une épidémie menaçait d’éclater ; ils se sont occupés des réfugiés affluant du Soudan du Sud ; et ont aidé à soigner les blessés de Kinshasa après les violents affrontements entre la police et les manifestants qu’a provoqué l’ajournement des élections. Je m’y suis rendu pour couvrir une épidémie de fièvre typhoïde – l’une des 10 à 15 urgences auxquelles MSF fait face au Congo chaque année. Je retrouve Julien Binet, qui dirige l’unité de réponse d’urgence sur place, dans un des complexes résidentiels de MSF à Kinshasa. La capitale est en effervescence. Elle abrite 12 millions d’habitants et la musique résonne à tous les coins de rue. « Le but est de répondre aux urgences humanitaires », dit-il. « Il peut s’agir de choléra, d’Ebola ou de fièvre typhoïde… voire même de la peste. » Nous allons voyager ensemble jusqu’à Mukedi, un village de 13 000 habitants situé dans la province de Kwilu, qui se situe au centre de l’épidémie de fièvre typhoïde. Nous allons suivre une section de route goudronnée qui relie Kinshasa à Lubumbashi, la deuxième ville du pays, plus au sud. Se rendre à Lubumbashi prend dix jours ou plus, selon la saison, mais notre trajet prendra moins de deux jours.

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Le camp de MSF à Mukedi
Crédits : Charlie Bibby

La majeure partie du pays ne bénéficie pas de route du tout. MSF se rend dans les foyers d’urgences par avion, en moto, en quatre roues, par bateau et en pirogue. « Demain », dit Binet, « tu vas prendre la Route Numéro Un. » Il fait une pause. « Il n’y a pas de Route Numéro Deux, donc profites-en. »

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La Route Numéro Un est une étroite autoroute à deux voies, dans un état décent sur certaines portions, criblée de nids-de-poule le reste du temps. À certains moments, l’asphalte disparaît pour laisser la place à la boue et la poussière. Nous voyageons sous un ciel immense à bord de deux Toyota Land Cruiser, en direction de la province de Kwilu. Des femmes marchent sur le bord de la route avec des seaux, des pelles et des bottes de racines de manioc de la taille de vieux chevaux, qu’elles perchent sur leur tête sans effort. Les gens sont pauvres mais très portés sur la mode. Un homme portant un chapeau mou, le col de sa chemise relevé, danse au rythme des tintements du lingala dans un champ à l’extérieur d’une hutte. Les femmes se coiffent de façon extraordinaire, leurs chevelures évoquant l’explosion d’une étoile. Le lendemain en milieu de journée, nous arrivons au camp de MSF. Le complexe semble tout droit sorti de M*A*S*H, la comédie sur une unité médicale mobile durant la guerre de Corée. On y trouve une vieille maison de missionnaire en pierre, dont les murs sont recouverts de cartes qui montrent l’étendue de l’épidémie de fièvre typhoïde.

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Une mère et son enfant au centre
Crédits : Charlie Bibby

Des membres du personnel sont assis à des tables, affairés à entrer des données dans les ordinateurs. Ils tendent l’oreille pour écouter attentivement le grésillement de la radio. À l’extérieur, il y a des tentes, qui servent de logement aux 32 personnes qui composent l’équipe ; un petit coin repas avec des chaises en plastique ; ainsi qu’une tente plus grande où des femmes congolaises préparent la nourriture. Elles battent le manioc et le tofu avec un long bâton, et cuisinent du poisson salé – une spécialité locale. Outre Martine Hennaux, la chirurgienne, les responsables incluent Emmanuel Onoya, le médecin en chef, et Joseph Musakane, qui dirige l’équipe d’intervention d’urgence. Musakane est un homme silencieux, la cinquantaine, qui a reçu une formation d’infirmier. Il a rejoint MSF il y a dix ans après les avoir vus s’occuper d’une épidémie de choléra, près de sa ville natale de Lubumbashi. La fièvre typhoïde est un mal courant par ici, même si la ville Mukedi n’a jamais été directement touchée. L’épidémie résulte probablement de la nouvelle route, pour Musakane. Des travailleurs journaliers ont afflué dans la zone pour trouver du travail. Ils ont établi un campement de squatteurs en amont de la rivière, sans toilettes – ils déféquaient dans l’eau. La maladie a été portée par le courant jusqu’à l’endroit de la rivière où les habitants se lavent et récupèrent leur eau.

Chaque jour, les infirmiers se rendent à moto dans les zones les plus isolées.

MSF a entendu parler de l’épidémie en septembre. Ils ont envoyé une petite équipe pour mener l’enquête. Les véritables opérations ont débuté une semaine plus tard. Une équipe de MSF s’est installée dans la région pour moderniser l’hôpital local et établir quatre cliniques mobiles et deux centres ambulatoires. Chaque jour, ils se rendent à moto dans les zones les plus isolées, où les infirmiers identifient de nouveaux cas. MSF dispose également d’une équipe éducative séparée, qui explique les symptômes de la fièvre typhoïdes et montre aux gens comment empêcher sa propagation avec des images et des chansons. Six semaines après le début des opérations, plus de 5 000 patients ont été analysés et 1 700 cas de fièvre typhoïde ont été décelés. Pour les plus graves, lorsque la typhoïde s’est attaquée aux intestins, la seule option est la chirurgie. Le Dr Martine a réalisé plusieurs opérations à l’hôpital tout proche. Elle peut tout faire, des césariennes aux greffes de peau en passant par les amputations. À Mukedi, elle utilise une technique développée en Colombie, appelée « la Bogota ». Le mur musculaire de l’abdomen est laissé ouvert après l’opération pour que les médecins puissent surveiller l’évolution de l’infection. Si tout se passe bien, le patient peut être recousu. Dans le cas contraire, une seconde opération peut être pratiquée sans avoir à le rouvrir. Grâce à cette technique, elle a déjà sauvé la vie d’un jeune homme de 17 ans, Mavi Kubeteka. Il a été découvert par l’équipe de MSF dans un hôpital de Gungu, un district voisin, après une opération qui s’était mal passée. Son père avait dépensé tout son argent – rassemblé grâce à la vente de ses quatre chèvres – pour payer l’intervention. Mais ça n’a pas marché.

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Mavi et son père
Crédits : Charlie Bibby

Quand Mavi est arrivé à l’hôpital de Mukedi quelques jours plus tard, il était à l’article de la mort. Après deux opérations supplémentaires, il est aujourd’hui en voie de guérison. C’est un garçon mutique et maigre comme un clou, mais il peut à présent déambuler doucement dans l’hôpital avec son maillot du Milan AC et son short jaune. Son père est reconnaissant, même si aujourd’hui, il est ruiné. Je lui demande s’il pense que l’administration Kabila, à la présidence depuis 2001, devrait faire davantage pour prodiguer des soins à la communauté. « Je suis pauvre et ignorant de ces choses là », répond-t-il en méditant sur l’étrange idée dont je lui fais part lorsque j’évoque la possibilité d’un gouvernement qui prendrait soin de ses citoyens. « Mais je n’ai jamais entendu une chose pareille. »

Felly

Le matin suivant, nous partons à bord de deux véhicules pour aller chercher une petite fille de 13 ans, Felly Katembo. Elle est dans une situation similaire à celle de Mavi. Elle a subi une opération dans un hôpital local au cours de laquelle les médecins ont ôté une partie de ses intestins, infectée par la typhoïde. Mais les choses ne se sont pas bien passées et elle a besoin d’une nouvelle opération. Nous devons la ramener pour que le Dr Martine puisse effectuer l’opération. La nuit précédente, elle nous a souhaité bonne nuit avec une pointe d’humour noir caractéristique. « Faites bon voyage demain », nous a-t-elle dit. « Et ne revenez pas ici avec un cadavre. » Le trajet de quatre heures débute sur l’asphalte, mais nous finissons bientôt par faire des bonds sur une piste de terre rouge, si inégale qu’on dirait la surface de Mars. Nous atteignons enfin l’hôpital miteux où Felly est installée seule, dans une salle sans lumière du jour. Sa famille campe auprès du lit, ils mangent dans une marmite fumante. Felly est étendue, presque inconsciente, sur un lit vétuste et sans draps.

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Les médecins se pressent autour de Felly
Crédits : Charlie Bibby

Les médecins locaux ont arrêté de la soigner. Il est évident que sa famille n’a plus d’argent. Dans cet hôpital, où le personnel dit ne pas toucher de salaire, rien ne se passe si le patient ne paye pas rubis sur l’ongle L’équipe de MSF entoure le corps prostré de Felly. Ils lui posent une perfusion et offrent une mixture à base de cacahuète contenue dans un petit sachet en plastique. La nourriture ravive Felly, qui commence à mâcher lentement. Mais se nourrir réveille également sa douleur. Elle commence à pousser des gémissements et appeler sa mère. Il n’y a pas une seconde à perdre : il faut la ramener immédiatement au complexe de MSF à Mukedi. Docteurs et infirmiers la soulèvent et sa tête retombe mollement en arrière. À cet instant, dans sa souffrance presque christique, elle m’évoque une Pietà congolaise. On l’installe à l’arrière d’un des Land Cruiser pour le trajet du retour jusqu’à Mukedi. Les médecins nous montrent où ils ont effectué l’opération initiale – une salle insalubre de la taille d’un placard, avec un autoclave sur du charbon de bois pour stériliser l’équipement médical.

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Felly est emmenée au centre de Mukedi
Crédits : Charlie Bibby

Sur un chariot tout près s’entassent les boîtes vides des antibiotiques et des médicaments que la famille a pu acheter avant de se retrouver à court d’argent. Alors que la Toyota redémarre, une dispute éclate. Les docteurs reprochent à MSF d’avoir « volé » leur patiente sans leur offrir de compensation. Je suis le Land Cruiser dans un second véhicule. Après deux heures de route, la radio se met à grésiller. Le message provient de la voiture de devant. Quelque chose à propos du patient. La radio retourne au silence et nous nous demandons bien ce dont il s’agissait. La voix finit par retentir à nouveau. Un employé de MSF a compris et ôte sa casquette. Felly est morte. Tout ce que nous pouvons voir à l’intérieur de l’autre Land Cruiser, ce sont les bras de sa mère, levés au ciel pour exprimer sa douleur. Nous restons silencieux durant le reste du trajet. Des enfants sortent en courant de huttes en terre pour apercevoir les voitures blanches étincelantes sous le soleil, sans savoir qu’ils font de grands signes enjoués à un corbillard. Lorsque nous atteignons enfin l’hôpital, la mère de Felly nous informe qu’elle doit retourner immédiatement à son village. La coutume locale exige que sa fille passe sa première nuit dans l’au-delà à la maison.

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La famille regarde Felly partir
Crédits : Charlie Bibby

Le Land Cruiser les accompagnera une partie du chemin, mais à la tombée de la nuit, les chauffeurs de MSF ne sont pas autorisés à conduire. La famille terminera son chemin en moto, le corps de Felly installé à la verticale, coincé entre le chauffeur et sa mère.

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À l’hôpital, le Dr Martine fait ses rondes. « Si l’enfant ne veut pas manger, ne le forcez pas », dit-elle d’un ton abrupt en parlant d’un patient dont les intestins n’ont pas suffisamment guéri pour digérer la nourriture solide. « Ils mangent ce fufu et ça leur colle à l’estomac », dit-elle avec exaspération. Le Dr Martine n’aurait jamais pensé avoir cette vie. Lorsqu’elle était à l’école à Bruxelles, elle avait d’autres projets. « Ce n’était pas mon rêve quand j’étais ado. Je voulais avoir une maison et une famille. »

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Ce bébé s’appelle Martine
Crédits : Charlie Bibby

Mais après avoir étudié la pharmacologie et la médecine, puis pratiqué durant plusieurs années en Europe, elle s’est portée volontaire pour partir en Afrique. Une affectation après l’autre, elle a eu 40 ans sans s’en rendre compte, dit-elle, puis 50, et 60. « En salle d’opération, je sais quoi faire, mais dans la vie je suis pleine de doutes », soupire-t-elle. Il est plus facile pour elle de se laisser porter d’une urgence à l’autre. Dans une des salles, elle s’occupe d’une mère et de son bébé. Elle a effectué une césarienne sur la mère il y a seulement quelques jours et le bébé, à présent emmitouflé dans un tissu de couleur vive, est étendu sur le lit près de l’heureuse maman. Elle examine sa patiente puis s’en va. Martine Hennaux peut sembler détachée, mais c’est en partie un air qu’elle se donne. À l’heure du déjeuner, je la rencontre qui se balade sur le marché local. Je découvrirai plus tard qu’elle est allée acheter des vêtements pour le bébé. De retour dans la pièce, je demande à la mère comment elle a appelé son enfant. Avant qu’elle ne le dise, je connais déjà la réponse : « Martine. »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The world’s emergency service », paru dans le Financial Times. Couverture : L’équipe de MSF tente de sauver Felly. (Charlie Bibby)


COMMENT SURVIVENT LES YÉZIDIS IRAKIENS ?

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À Zakho, dans le nord de l’Irak, des bâtiments en construction se dressent dans la poussière. Cinq mois aux côtés des réfugiés de Dabin City.

ulyces-dabincity-couv01-2 « On a entendu l’écho d’une bombe au loin, puis un proche nous a appelé et a dit : “Il faut partir, ils arrivent.” On n’a pas réfléchi, on a pris quelques affaires dans un sac et on a fui. » Depuis janvier 2014, l’histoire s’est répétée, encore et encore. Terrorisées à l’idée de finir entre les mains des hommes en noir de l’État islamique, des centaines de milliers de personnes sont parties en direction du nord de l’Irak. Entre juillet et septembre, alors que les températures dépassaient par moment 50°C, elles ont trouvé refuge partout où elles le pouvaient : dans les parcs, les écoles ou encore les innombrables bâtiments en construction de la région. C’est notamment le cas à Zakho, à quelques kilomètres des frontières turque et syrienne. Dabin City, du nom de son promoteur immobilier, est un groupe d’immeubles inachevés au cœur de cette ville de 350 000 habitants, où plus de 120 000 personnes se sont réfugiées en août dernier. Principalement originaires du Sinjar, elles ont fui l’horreur, laissé leur vie derrière elles et mené un incroyable périple à travers la montagne et la Syrie avant de retrouver le sol irakien. Au côté de l’ONG Action contre la Faim, je pars à la rencontre de ces familles quelques jours après leur arrivée. Des bâtiments en construction pour des vies détruites, tel est le premier sentiment que j’éprouve face à la détresse de ces femmes qui fixent l’objectif de l’appareil à la recherche de réponses. C’est la première fois que je viens à Dabin City. Une cinquantaine de personnes m’entourent et dans leurs regards règne une même angoisse, qui traduit leurs mots que je ne comprends pas.

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Des habitants de Zakho viennent distribuer des repas chauds
Ils sont poursuivis par des enfants gamelles à la main
Crédits : Florian Seriex

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