La forteresse

Tami Gedo n’est pas facile à rencontrer. Pour trouver le président de Breath of Life Pharma (BOL), il faut quitter l’autoroute qui remonte de Tel Aviv vers Haifa, dans le nord d’Israël et se diriger vers la petite communauté agricole de Kfar Pines. Ce village d’un millier d’habitants a été fondé en 1933 par des réfugiés juifs d’Europe de l’Est. L’entreprise de Gedo possède des locaux dans les environs. Encerclé par un fossé surmonté de cactus, le bâtiment ressemble à une petite forteresse dont les murs d’enceinte blancs sont hérissés de caméras de surveillance. Au milieu de ce complexe aux dehors militaires, pointent les toits de deux serres.

Le Dr Raphael Mechoulam

Le professeur Gedo se trouve à l’intérieur, caché dans une forêt de cannabis qui lui arrive au niveau du visage. Quelque 50 000 plants issus de 230 variétés poussent ici à l’abri des regards. Au total, BOL possède 35 000 m² de champs et 30 000 m² de laboratoires. La société israélienne sera selon lui bientôt capable de produire 80 tonnes de cannabis par an, soit plus que tout le Colorado, qui a légalisé la marijuana à usage récréatif en 2014. L’État américain avait commencé par l’autoriser dans un cadre médical en 2000.

En Israël, depuis le début des années 1990, l’achat n’est possible que sur prescription. Aujourd’hui, quelque 30 000 personnes s’en procurent ainsi, selon Raphael Mechoulam. Le Dr Mechoulam est plus accessible. « Je ne sais pas dire non aux demandes d’interviews », sourit ce médecin de 87 ans qui vit à Jérusalem. Premier scientifique à avoir isolé le principe psychoactif de la marijuana, le THC (tétrahydrocannabinol), en 1963, le chimiste constate aujourd’hui avec une certaine satisfaction que les bénéfices de la plante sont enfin reconnus. Suivant l’exemple des Pays-Bas, de l’Espagne, du Canada et de l’Uruguay, l’Allemagne et la Pologne ont légalisé le cannabis thérapeutique en 2017. Le débat avance en Italie, au Pérou, en Islande et ailleurs. « En France pas vraiment, n’est-ce pas ? » lance-t-il, amusé par sa question rhétorique. Alors que la recherche dans le domaine était interdite presque partout, Tel Aviv a laissé le champ libre à Raphael Mechoulam. Fort de ses découvertes, le pays est devenu le pionnier mondial du cannabis médical. Aujourd’hui, son ministre des Finances, Moshe Kahlon, reconnaît qu’il s’agit d’une « industrie au potentiel économique important ». Elle « renforcera l’agriculture israélienne en général et l’agriculture dans la région d’Arava en particulier », indique-t-il à i24news.

En août 2017, ce membre du Likoud, le parti de droite au pouvoir, a reçu un rapport sur la question recommandant de placer l’exportation sous l’autorité du ministère de la Santé. Celui qui en a la charge, Yaakov Litzman, appartient au parti religieux Agoudat Israel. Et il a foi en l’agriculture de son pays : « En raison de l’intérêt international pour le cannabis médical israélien, de sa qualité et compte tenu du potentiel économique important, nous avons convenu avec le ministère des Finances de permettre son exportation sous certaines conditions, dans les pays qui l’autorisent », indique Litzman.

Crédits : Bol Pharma

Le gouvernement estime que le marché global de la weed pourrait atteindre 50 milliards de dollars d’ici 2025. Des entreprises américaines ont déjà investi 100 millions de dollars pour acquérir les brevets israéliens, selon Saul Kaye, responsable de la fondation pour la recherche sur le cannabis israélienne iCAN. De leur côté, les firmes de l’État hébreux sont déjà plus de 500 à avoir postulé afin d’obtenir une licence autorisant à faire pousser et exporter du cannabis. Elles bénéficient d’un climat favorable, caractérisé par quelque 300 jours d’ensoleillement par an, ainsi que des travaux du Dr Mechoulam.

L’exil

Raphael Mechoulam a poussé à Sofia, la capitale de la Bulgarie. Né en 1930, il est enfant quand la Seconde Guerre mondiale fait irruption chez lui. Elle le déracine même. Physicien et directeur de l’hôpital juif de la ville, son père est contraint par les lois anti-juives à devenir médecin de campagne. À partir de 1942, il se déplace donc avec sa famille de village en village. Interné en camp de concentration vers la fin de la guerre, il en est relâché pour avoir soigné les victimes d’un incendie. En Bulgarie, l’immense majorité des juifs échappent aux camps de la mort. « Mon oncle les a sauvés », raconte Mechoulam. Pour connaître le sort réservé à sa communauté, celui-ci donne de lui-même. Il devient l’amant d’une secrétaire du ministère de l’Intérieur. Ayant appris de sa bouche que des trains pour la Pologne sont prévus, ses amis au parlement font valoir l’anti-constitutionnalité du plan. Et le reste de la chambre finit par leur donner raison.

En 1949, beaucoup décident de s’envoler pour Israël. Raphael Mechoulam y effectue son service militaire après avoir été un temps géomètre. Dans l’armée, il étudie les insecticides et obtient un doctorat en chimie. Passé par l’université Rockfeller de New York et l’Institut Weizmann, il cherche alors un domaine laissé en déshérence par les grands groupes. « Nous ne pouvions pas rivaliser avec eux dans notre petit pays avec notre budget limité », observe-t-il. Jusqu’ici, les principes de la morphine et de la cocaïne ont été isolés, mais la composition du cannabis est plus complexe. « Le Tétrahydrocannabinol (THC) est présent dans un grand ensemble de substances », précise le médecin. « Plusieurs groupes ont travaillé sur la marijuana sans succès dans les années 1930. » Pour compliquer les choses, la plupart des législations interdisent de la manipuler.

En 1963, Raphael Mechoulam se rend simplement à la police. Au poste, on accepte de le laisser partir avec cinq kilos de haschisch marocain saisi à la frontière libanaise. « Les agents nous ont fait confiance et, au début des années 1960, le cannabis n’était pas un problème majeur », remarque-t-il. Ses contacts outre-Atlantique lui répondent que ce domaine de recherche ne les intéresse guère, la marijuana étant fumée au Mexique mais pas encore aux États-Unis. Quand le ministère de la Santé israélien l’apprend, le scientifique doit s’y rendre pour s’expliquer. « Je me suis excusé, nous avons bu un café et ils m’ont laissé continuer », raconte-t-il. Dans l’année, le THC est isolé, et synthétisé pour la première fois. Avec la période hippie, le champ des possibles s’étend aussi pour la recherche. Cette fois, les financements affluent des États-Unis. Il faut bien considérer cette plante qui s’échange et se fume tant. Les effets éprouvés sont connus depuis des siècles. Mais identifier les composants précis permet désormais de calibrer une dose et donc d’attribuer une fonction médicale précise à la substance.

Le Dr Mechoulam donne une conférence en 1964
Crédits : The Scientist

Un gros appétit

Quand il commence ses recherches, Raphael Mechoulam n’a jamais fumé de joint. Ses collègues de laboratoire non plus. Mais enfin, les scientifiques sont là pour expérimenter. Alors le professeur organise une soirée au cour de laquelle il leur propose une part de gâteau cuisiné par sa femme, Dalia, comprenant dix milligrades de THC pur. « Les gens étaient affectés de manière différente », se souvient-il. « L’une des invités a même eu une crise d’angoisse. »

Il faut attendre les années 1980 afin qu’une équipe américaine explique en détail le fonctionnement du cannabis. À différents endroits du corps humain, et notamment dans le système nerveux, deux types de récepteurs spécifiques reçoivent une substance produite par l’organisme, les cannabinoïdes. Le cas échéant, les sensations sont donc affectées. Or, le THC active aussi ces récepteurs qui régulent de nombreux neurotransmetteurs. Cela agit par exemple sur la douleur, l’inflammation, l’appétit et plus largement les émotions. « Nous nous sommes surtout rendu compte que le cannabinoïde avait d’excellents effets sur les épileptiques », souligne le professeur. « Aujourd’hui, les enfants en reçoivent, mais nous aurions pu leur en donner avant et sauver des centaines de vie. » Les instituts de la recherche médicale publique américaine (NIH) collaborent alors avec Raphael Mechoulam, dont ils financent une partie des recherches. Ses conclusions paraissent dans des revues scientifiques de références et sont citées par des centaines d’autres articles. Chemin faisant, il repère les deux substances produites par le cerveau qui se logent dans les mêmes récepteurs que le THC au début des années 1990. « Le système cannibidoïde est impliqué dans beaucoup de maladies humaines », explique-t-il. « Pour le moment, le THC n’en traite que quelques-unes, mais il va y avoir beaucoup d’autres essais cliniques. »

Les cultivateurs israéliens lorgnent sur les marchés américains où la marijuana est légale.

En 2006, la Pharmacology review publie un long article de plus de 200 pages qui va dans son sens. « Moduler l’activité du système endocannabinoïde », concluent les trois auteurs, « offre des promesses thérapeutiques pour un vaste éventail de maladies disparates, allant de l’anxiété aux troubles moteurs de Parkinson et Huntington, douleurs neuropathiques, sclérose en plaque, cancer, athérosclérose, hypertension, glaucome, ostéoporose… entre autres. » Comprendre le fonctionnement des récepteurs du THC pourrait même réduire l’appétit. Il faudrait pour cela trouver un moyen de les bloquer. « C’est un problème, car il y a des effets indésirables », regrette le natif de Sofia. « Sanofi avait trouvé un composant efficace pour réduire l’appétit, mais il augmentait l’anxiété. » Si la légalisation du cannabis thérapeutique ne pose selon lui aucun problème, pour autant que le marché soit bien régulé, Raphael Mechoulam ne préfère pas se prononcer sur le cannabis récréatif qui représente, dit-il, une « question de société » au même titre que la vente d’alcool ou de cigarettes. Il n’ignore néanmoins pas que les cultivateurs israéliens lorgnent sur les marchés américains où la marijuana est légale.

Pour l’heure, Tami Gedo attend surtout le feu vert de l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) afin d’exporter aux pharmacies des États-Unis. Il faut être patient. Mais les choses bougent. Israël a dépénalisé le cannabis à usage récréatif en mars 2017. Et le pays est un des mieux placés pour bénéficier de l’ouverture des marchés.

Une scientifique israélienne au travail
Crédits : Bol Pharma


Couverture : Cannabis médical.